Pierre-Jean de Béranger : la chanson, une arme républicaine !

dimanche 23 juillet 2023, par Christine Bierre

Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), gravure sur cuivre.
L’emploi de la musique lors de la Révolution française, pour nourrir l’élan patriotique du peuple et l’ardeur des armées républicaines contre les monarchies coalisées, est désormais bien connu.

Mais où en sommes-nous aujourd’hui sur le front du développement d’une musique populaire qui nous aiderait à retrouver une cohésion nationale et la force pour nous battre contre une oligarchie française qui collabore avec ceux qui pillent notre économie et bafouent notre souveraineté, l’empire anglo-américain et ses alliés de l’OTAN ?

Le peuple ne chante plus beaucoup malheureusement aujourd’hui et quant il le fait, trop souvent il s’inspire des rythmes saccadés et violents de la culture d’occupation anglo-américaine, conçue, avec l’addiction aux drogues, pour détruire notre élan républicain.

« A l’époque », avant la Révolution, c’était dans les églises que tout le monde apprenait à chanter. Puis, la Révolution inachevée et les terribles guerres du XXe siècle en Europe, ont laissé dans les cœurs de nos français, des sédiments de mélancolie et de tristesse qui bloquent leur action aujourd’hui. Loin de vouloir revenir au temps où « tout était bien », nous voulons nous inspirer aujourd’hui du meilleur de notre culture, pour mieux rebondir.

Un trésor historique a été trop bien gardé : celui du chansonnier et poète Pierre-Jean de Béranger. Né en 1780 et mort en 1857, il a traversé la période particulièrement turbulente de la Révolution, le Premier Empire, les Cent-Jours, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la Deuxième République et jusqu’au Second Empire. Les cibles de ses chansons ? Les Bourbons, l’Empire aussi, les traîtres à la patrie, le cléricalisme, la terreur, les petitesses humaines ! Sa motivation ? L’amour du peuple ; sa certitude que là se trouvent de trésors aussi importants que parmi les « élites ». Son inspiration ? « Cet amour de la patrie, dit-il, qui fut la grande, l’unique passion de ma vie ».

En nous appropriant ce chansonnier-poète d’un immense talent et d’une noblesse d’âme incommensurable, nous nous approprions aussi ceux qui l’ont précédé, notamment Guillaume de Lorris et Jean de Meung et leur Roman de la Rose, François Villon et François Rabelais. Est-ce un hasard si par manque de lait, sa nourrice le nourrit au pain imbibé du vin ! Il y a chez Béranger un mélange d’humanisme éclairé, d’esprit révolutionnaire qui rejette les autorités indues, et d’amour pour les plus petits d’entre nous, nourri par les évangiles, mais aux antipodes du cléricalisme.

Pourtant, la vie n’a jamais souri à Béranger. Né dans une famille modeste dont le père, fils de cabaretier, et la mère, modiste, ne pouvaient pourvoir à ses besoins, l’enfant fut ballotté jusqu’à sa neuvième année entre une nourrice et ses grands-parents. A cette âge, il ne savait ni lire, ni écrire. Finalement, c’est une tante paternelle habitant Péronne, qui accepta de lui servir de « mère ».

Une femme « d’esprit supérieur », dit-il, qui s’enthousiasmait pour « les choses grandes, (…) [les] découvertes nouvelles, (…) [les] progrès de l’industrie » et dont « la Révolution (...) fit une vraie républicaine ».

Elle lui dispensa des leçons de morale, mais aussi de justice et de politique. Des amis républicains ayant été injustement emprisonnés à Péronne, elle amena Pierre-Jean avec elle à la prison, en lui disant : 

Mon enfant, nous allons voir d’honnêtes gens, de bons citoyens, privés de leur liberté par une accusation calomnieuse, j’ai voulu t’apprendre à combien de persécutions la vertu est exposée dans les temps de troubles politiques.

Une autre personne qui forma son jugement politique à cette époque fut François Ballue, juge de paix, disciple de Rousseau et ancien député à la Législative. Béranger a suivi des cours à l’Institut patriotique, école gratuite créée par ce magistrat.

Après avoir achevé sa formation, Béranger deviendra, en peu de temps, le chansonnier le plus célèbre de son époque, jouant un rôle politique certain à l’échelle nationale. Béranger affirmait même avoir joué un rôle dans la révolution des Trois Glorieuses, même s’il n’a pas soutenu ses principaux acteurs. Face aux sollicitations des uns et des autres, Béranger a toujours préférée de garder son indépendance. En 1848, il fut élu, malgré lui, à l’Assemblée nationale, renonçant vite à son siège.

C’est Lucien Bonaparte qui, en lui faisant don de sa pension de membre de l’Institut, en 1804, lui a mis le pied à l’étrier, sans qu’il tombe, pour autant, dans la servitude de l’Empire. En 1815, il publie son premier recueil « Chansons morales et autres ».

Un second, plus virulent, paraît en 1821, provoquant le premier conflit avec la justice et une condamnation relativement mineure. Un troisième paraît en 1828, dont fait partie Les Infiniment petits (lire ci-dessous).

De Béranger est cette fois condamné à payer 10 000 francs d’amende et à 9 mois de prison à la Force ! Occasion rêvée pour de nombreux opposants de venir le voir, comme n’y manquent pas Victor Hugo et Alexandre Dumas.

Les Cent-Jours

Guillaume-Louis Bocquillon dit Wilhem (1781-1842)
Créateur des "Orphéons" et de l’enseignement mutuel de la musique

Parlons enfin de la collaboration entre Béranger et le musicien Wilhem, de son vrai nom Guillaume-Louis Bocquillon, qui remonte à 1809. Embauché au bureau de l’Université, Béranger partagea le cabinet de Wilhem qui travaillait sur les retombées de l’expédition d’Egypte dans le domaine musical. Naquit une collaboration de toute une vie, Wilhem écrivant souvent la musique des chansons de Béranger. « Wilhem, dit-il, [est] l’inventeur d’une admirable méthode musicale, qui (...) a rendu un grand service à la France et surtout aux classes ouvrières, pour lesquelles la musique est un moyen d’amélioration. »

En 1841, de Béranger lui dédie ce magnifique poème :

Mon vieil ami, ta gloire est grande :
Grâce à tes merveilleux efforts,
Des travailleurs la voix s’amende
Et se plie aux savants accords.
D’une fée as-tu la baguette,
pour rendre ainsi l’art familier ?
Il purifiera la guinguette ;
Il sanctifiera l’atelier.
La musique, source féconde,
Epandant ses flots jusqu’en bas,
Nous verrons ivres de son onde
Artisans, laboureurs, soldats.
Ce concert, puisses-tu l’étendre,
A tout un monde divisé !
Les cœurs sont bien près de s’entendre
Quand les voix ont fraternisé.

Wilhem voulait donner une âme à la République, par le chant. Il fut maître de chant à l’Ecole Polytechnique, enseigna le chant dans les écoles élémentaires de Paris. C’est sous l’impulsion de Lazare Carnot, ministre de l’Intérieur sous les Cent Jours et chargé de l’instruction publique, que Wilhem a mis en pratique, à l’école Saint-Jean-de-Beauvais, une méthode facile pour apprendre aux enfants à chanter par l’enseignement mutuel. Par la suite, il sera à l’origine des Orphéons, dont le but était de faire chanter la France toute entière en chœur, seul moyen, selon lui, pour assurer l’unité nationale !

L’un des rares politiques à ne pas subir le courroux du chansonnier fut Lazare Carnot qu’il décrivait comme « un de nos anciens chefs suprêmes, guerrier savant et vieux républicain désintéressé. » Organisateur de la victoire contre les armées coalisées, Lazare Carnot, physicien de grand talent, fut aussi fondateur de l’Ecole Polytechnique.

Quelques chansons

Avant de prendre connaissance des quelques chansons de Béranger que nous présentons ci-dessous, il faut savoir que ce que nous a légué Béranger, ce sont ces chansons et les lignes mélodiques qui les accompagnent. Ces mélodies ont été parfois empruntées à des chansons populaires de l’époque, soit écrites notamment par Wilhem ou d’autres amis musiciens de Béranger, soit par lui-même. Ces lignes mélodiques très simples ont, depuis sa mort, ouvert la voie à une foule d’interprétations différentes, chacun selon sa créativité et ses capacités.

Nous voulons inciter nos lecteurs a prendre connaissance d’une version tout à fait actuelle et exceptionelle de ces chansons interprétées par le baryton français Arnaud Marzorati, accompagné par Yves Rechsteiner et Freddy Eichelberger.

Les Gueux (1812)

Air : Première ronde du Départ pour Saint-Malo. (Air noté ?)

Refrain :
Les gueux, les gueux,
Sont les gens heureux ;
Ils s’aiment entre eux.
Vivent les gueux !

Des gueux chantons la louange.
Que de gueux hommes de bien !
Il faut qu’enfin l’esprit venge
L’honnête homme qui n’a rien.

Les gueux, les gueux...(Refrain)

Oui, le bonheur est facile
Au sein de la pauvreté :
J’en atteste l’Evangile ;
J’en atteste ma gaîté.

Les gueux, les gueux….

Au Parnasse la misère
Longtemps a régné, dit-on.
Quels biens possédait Homère ?
Une besace, un bâton.

Les gueux, les gueux...

Vous qu’afflige la détresse,
Croyez que plus d’un héros,
Dans le soulier qui le blesse,
Peut regretter ses sabots.

Les gueux, les gueux...

Du faste qui vous étonne
L’exil punit plus d’un grand ;
Diogène, dans sa tonne,
Brave en paix un conquérant !

Les gueux, les gueux...

D’un palais l’éclat vous frappe,
Mais l’ennui vient y gémir.
On peut bien manger sans nappe ;
Sur la paille on peut dormir.

Les gueux, les gueux….

Quel Dieu se plaît et s’agite
Sur ce grabat qu’il fleurit ?
C’est l’Amour qui rend visite
A la Pauvreté qui rit.

Les gueux, les gueux...

L’Amitié que l’on regrette
N’a point quitté nos climats.
Elle trinque à la guinguette,
Assise entre deux soldats.

Les infiniments petits ou La gérontocratie

J’ai foi dans la sorcellerie.
Or, un grand sorcier l’autre soir,
M’a fait voir de notre patrie
Tout l’avenir dans un miroir.
Quelle image désespérante !
Je vois Paris et ses faubourgs :
Nous sommes en dix-neuf cent trente,
Et les barbons règnent toujours.

Un peuple de nains nous remplace ;
Nos petits-fils sont si petits,
Qu’avec peine dans cette glace,
Sous leurs toits je les vois blottis.
La France est l’ombre du fantôme
De la France de mes beaux jours.
Ce n’est qu’un tout petit royaume ;
Mais les barbons règnent toujours.

Combien d’imperceptibles êtres !
De petits jésuites bilieux !
De milliers d’autres petits prêtres
Qui portent de petits bons dieux !
Béni par eux, tout dégénère ;
Par eux la plus vieille des cours
N’est plus qu’un petit séminaire ;
Mais les barbons règnent toujours.

Tout est petit ; palais, usines,
Sciences, commerce, beaux-arts.
De bonnes petites famines
Désolent de petits remparts.
Sur la frontière mal fermée,
Marche, au bruit de petits tambours,
Une pauvre petite armée ;
Mais les barbons règnent toujours.

Enfin le miroir prophétique,
Complétant ce triste avenir,
Me montre un géant hérétique
Qu’un monde a peine à contenir.
Du peuple pygmée il s’approche,
Et, bravant de petits discours,
Met le royaume dans sa poche ;
Mais les barbons règnent toujours.

La mort du diable

Air du Vilain (Air noté ?)

Du miracle que je retrace
Dans ce récit des plus succincts
Rendez gloire au grand saint Ignace,
Patron de tous nos petits saints.
Par un tour, qui serait infâme
Si les saints pouvaient avoir tort,
Au diable il a fait rendre l’âme. (bis.)
Le diable est mort, le diable est mort. (ter.)

Satan, l’ayant surpris à table,
Lui dit : Trinquons, ou sois honni.
L’autre accepte, mais verse au diable
Dans son vin un poison béni.
Satan boit, et, pris de colique,
Il jure, il grimace, il se tord ;
Il crève comme un hérétique.
Le diable est mort, le diable est mort.

Il est mort ! disent tous les moines ;
On n’achètera plus d’agnus.
Il est mort ! disent les chanoines ;
On ne paîra plus d’oremus.

Au conclave on se désespère :
Adieu, puissance et coffre-fort !
Nous avons perdu notre père.
Le diable est mort, le diable est mort.

L’amour sert bien moins que la crainte ;
Elle nous comblait de ses dons.
L’intolérance est presque éteinte ;
Qui rallumera ses brandons ?
À notre joug si l’homme échappe,
La vérité luira d’abord :
Dieu sera plus grand que le pape.
Le diable est mort, le diable est mort.

Ignace accourt : que l’on me donne,
Leur dit-il, sa place et ses droits.
Il n’épouvantait plus personne ;
Je ferai trembler jusqu’aux rois.
Vols, massacres, guerres ou pestes,
M’enrichiront du sud au nord.
Dieu ne vivra que de mes restes.
Le diable est mort, le diable est mort.

Tous de s’écrier : Ah ! brave homme !
Nous te bénissons dans ton fiel.
Soudain son ordre, appui de Rome,
Voit sa robe effrayer le ciel.
Un chœur d’anges, l’âme contrite,
Dit : Des humains plaignons le sort ;
De l’enfer saint Ignace hérite.
Le diable est mort, le diable est mort.

Le Sénateur (1813)

Air : J’ons un curé patriote (Air noté ?)

Mon épouse fait ma gloire :
Rose a de si jolis yeux !
Je lui dois, l’on peut m’en croire,
Un ami bien précieux.
Le jour où j’obtins sa foi
Un sénateur vint chez moi.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

De ses faits je tiens registre :
C’est un homme sans égal.
L’autre hiver, chez un ministre,
Il mena ma femme au bal.
S’il me trouve en son chemin,
Il me frappe dans la main.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

Près de Rose il n’est point fade,
Et n’a rien de freluquet.
Lorsque ma femme est malade,
Il fait mon cent de piquet.
Il m’embrasse au jour de l’an ;
Il me fête à la Saint-Jean.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

Chez moi qu’un temps effroyable
Me retienne après dîner,
Il me dit d’un air aimable :
« Allez donc vous promener ;
« Mon cher, ne vous gênez pas,
« Mon équipage est là-bas. »
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

Certain soir à sa campagne
Il nous mena par hasard ;
Il m’enivra de champagne,
Et Rose fit lit à part :
Mais de la maison, ma foi,
Le plus beau lit fut pour moi.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

À l’enfant que Dieu m’envoie
Pour parrain je l’ai donné.
C’est presque en pleurant de joie
Qu’il baise le nouveau-né ;
Et mon fils, dès ce moment,
Est mis sur son testament.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

À table il aime qu’on rie ;
Mais parfois j’y suis trop vert.
J’ai poussé la raillerie
Jusqu’à lui dire au dessert :
On croit, j’en suis convaincu,
Que vous me faites c…
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.