Rayons cosmiques : mieux vaut retarder les voyages habités vers Mars

jeudi 18 juillet 2013, par Benoit Chalifoux

Une équipe de scientifiques du Southwest Research Institute de Boulton, aux Etats-Unis, a publié un article dans le magazine Science du 31 mai 2013 [1], constituant une première étude sérieuse sur la présence de radiations dans l’espace interplanétaire et ses conséquences pour l’avenir du voyage spatial.

Cary Zeitlin et ses collègues ont pu s’appuyer, pour ce faire, sur les données enregistrées par le Radiation Assessment Detector (RAD), un instrument monté à l’origine sur le rover Curiosity pour étudier les radiations sur la planète Mars.

Peu avant le lancement de la mission toutefois, l’idée de mettre l’instrument en marche dès le début du transfert de Curiosity vers la planète rouge a été envisagée puis adoptée, permettant ainsi de recueillir des données inédites sur la nature et l’intensité des radiations présentes dans l’espace interplanétaire, de même que sur leur capacité à traverser les couches de protection dont on peut disposer au cours d’un tel voyage. Le rover était en effet enfermé dans un véhicule similaire aux vaisseaux qui seront éventuellement utilisés pour des voyages habités vers la planète rouge, tel que le vaisseau Orion présentement en phase de développement aux Etats-Unis.

Ce que montre l’étude des données publiées par l’équipe du docteur Zeitlin, c’est que le niveau de radiation se situe précisément, tant du point de vue des données que celui de notre connaissance des phénomènes en cause, à la frontière de la possibilité du voyage habité dans l’espace interplanétaire.

Ceci est une bonne nouvelle, dans le sens où les voyages de ce genre ne sont pas exclus en théorie, mais constitue également une mauvaise nouvelle pour ceux qui croyaient pouvoir envoyer des missions habitées vers Mars en s’appuyant sur les systèmes de propulsion actuellement disponibles. Comme l’a expliqué Zeitlin, « l’exposition aux radiations au niveau mesuré se situe exactement à la limite, ou possiblement au-dessus de la limite, de ce qui est considéré comme acceptable en terme d’exposition au cours d’une carrière, tel que définie par la NASA et autres agences spatiales. Ces limites dépendent de notre compréhension des risques pour la santé associés à l’exposition aux radiations cosmiques et, à l’heure actuelle, cette compréhension est particulièrement limitée ».

Les chiffres obtenus

L’étude Southwest Research Institute établit en effet que le niveau de radiation enregistré à l’intérieur d’un vaisseau spatial est de 1,8 millisievert (mSv) par jour en moyenne, ce qui donnerait, pour un voyage en aller-retour d’un an (selon les scénarios envisagés par la NASA pour les vols habités vers Mars), un niveau cumulé de 662 mSv. Au cours du voyage, qui a duré 253 jours entre le 6 décembre 2011 et le 14 juillet 2012, le détecteur a également enregistré des pics de radiation associés à des éruptions solaires, causant un surplus de 5,4 % (non-inclus dans les 662 mSv) par rapport au niveau chronique associé aux rayons cosmiques galactiques.

Or, une dose cumulée de 1000 mSv est généralement associée, selon nos connaissances actuelles à un accroissement de 5 % du risque d’un cancer létal. Si on ajoute la durée d’un séjour d’un an et demi sur la planète rouge, obligatoire dans le cas d’un voyage faisant appel aux méthodes de propulsion non nucléaires, la dose totale dépasserait ce seuil, en prenant en compte que le niveau de radiation sur Mars est d’environ la moitié de celui enregistré à bord du vaisseau, puisque l’« horizon » bloque pour ainsi dire la moitié des rayons cosmiques galactiques. Curiosity doit encore nous transmettre les niveaux de radiations enregistrés sur la surface de la planète rouge, ce qui devrait nous permettre d’affiner les données disponibles.

Les rayons cosmiques galactiques

En fait, il ne s’agit pas de rayonnement à proprement parler mais de flux de particules, avec un débit, au sommet de l’atmosphère terrestre, d’une particule par mètre carré et par seconde environ.

Ce sont essentiellement des noyaux atomiques entièrement dépossédés de leurs électrons et qui ont été accélérés à des vitesses approchant celle de la lumière par les ondes de choc provoquées par les supernovae, et ce malgré leur lourde masse (comparativement à celle des photons en tout cas). On y trouve ainsi à 85 % des noyaux d’hydrogène (protons), à 14 % des noyaux d’hélium, le reste étant constitué de noyaux de pratiquement tous les autres éléments du tableau périodique existant à l’état naturel dans l’univers. Une quantité non négligeable d’électrons y est aussi présente, ainsi que des neutrons et des rayons gamma, constitués de photons hautement énergétiques. La composition de ces flux de particules et de photons est pratiquement homogène indépendamment de la direction d’où ils arrivent au moment de leur détection, ce qui n’est pas le cas des rayons cosmiques d’origine solaire, constitués de particules de bien plus basse énergie et qui sont bien plus concentrés dans la direction du Soleil.

En terme d’énergie, la très grande majorité des particules d’origine galactique détectées près de la Terre (plus de 96%) ont des énergies comprises entre 100 MeV (100 millions d’électron-volts, correspondant à 43 % de la vitesse de la lumière pour des protons) à 10 GeV (10 milliards d’électron-volts, 99,6 % de la vitesse de la lumière). [2] Toutefois, certaines particules, dont l’une, probablement un proton, observée en Utah le 15 Octobre 1991, peuvent atteindre des niveaux d’énergie extraordinaires (100 milliards de GeV) et des vitesses approchant 99,9999999999999999999995 % de celle de la lumière ! Celles-ci sont d’origine extra-galactique et se présentent avec la fréquence d’une particule par km² et par siècle seulement.

Pour ce qui concerne les particules émises dans le cadre d’événements solaires (surtout des protons et des noyaux d’hélium), elles possèdent des énergies allant de 10 à 100 MeV, certaines atteignant le GeV seulement une fois l’an et le 10 GeV une fois par décennie.

Pour les noyaux d’hélium émis par des réactions nucléaires (la radioactivité alpha), ils ont une énergie comprise entre 3 et 7 MeV. A titre de comparaison, l’énergie cinétique d’une molécule d’air à la température ambiante est d’un maigre 0,038 eV.

Radiations cosmiques et radioactivité

Si nous connaissons à peu près l’effet que peut avoir ce type de radiation sur les tissus vivants et en particulier humains, il reste encore plusieurs zones d’ombre à élucider, surtout lorsqu’il s’agit de convertir les doses de radiation brute (mesurée en gray) en « dose équivalente » (mesurée en sievert), tenant compte de la sensibilité des tissus biologiques et des organes affectés ainsi que de la nocivité, qui diffère selon le type de rayonnement (photons, électrons, protons, neutrons, alpha). Pour ce qui concerne le corps humain considéré dans son ensemble, les médecins parlent de « dose efficace » et utilisent la même unité, le sievert, pour la mesurer.

C’est ici qu’il est le plus difficile d’évaluer le risque encouru, notamment dans le domaine des faibles doses, en-dessous de 100 millisieverts, où il est même possible que l’effet soit bénéfique. En effet, certains scientifiques pensent que des exposition à des doses de moins de 100 mSv peuvent avoir un effet « protecteur » en cas d’expositions ultérieures à des doses plus élevées, et d’autres estiment que la vie ne pourrait même pas exister sans la présence de rayonnements ionisants de faible intensité.

La difficulté dans l’évaluation du risque encouru apparaît également dans le domaine des fortes doses, celles dépassant le seuil du 1000 millisieverts, car ici les données expérimentales sont pratiquement inexistantes. De plus, le risque de cancer peut dépendre de la manière dont la dose est étalée dans le temps, des organes exposés et de l’âge des astronautes. Pour l’instant, par des méthodes de projection linéaire, la Commission Internationale de Protection Radiologique estime qu’une dose équivalente de 1000 millisieverts correspond à un risque de 5 % de cancer létal.

Estimation des risques de cancer selon les doses reçues

Pour ce qui est des niveaux de radiation détectés dans l’espace, il est utile de comparer les 662 millisieverts annuels, afin de donner au non-spécialiste une idée de ce que cela représente, à ce qui a été enregistré au moment de l’accident de Tchernobyl et à d’autres sources de radiations.

Exemples d’exposition à la radioactivité
Un aller Londres - New York** :0,032 mSv
Exposition annuelle moyenne
en France aux rayons cosmiques** :
0,30 mSv
Exposition annuelle moyenne
en France au rayonnement provenant des sols et des roches (tellurique)** :
0,50 mSv
Exposition annuelle moyenne en Bretagne au rayonnement tellurique** :2,00 mSv
Radiographie (TEP : tomographe par émission de positrons) :7 mSv
Un scanner** :7 mSv
Dose reçue par les populations
évacuées autour de Tchernobyl* :
30 mSv
Une scintigraphie du muscle cardiaque au thallium-201** :37 mSv
Dose reçue par les « liquidateurs » de Tchernobyl* :120 mSv
Voyage Terre-Mars :662 mSv
* Source : rapport des Nations unies (UNSCEAR) de 2008 sur Tchernobyl.
** Source : http://www.laradioactivite.com/fr/site/pages/intro.html pour les autres chiffres.

Autres incertitudes

L’autre grand domaine d’incertitude a trait au niveau des radiations elles-mêmes et à leur capacité à traverser les divers types de boucliers que nous pourrions concevoir.

Tout d’abord, le niveau de radiation mesuré dans l’espace interplanétaire peut varier considérablement en fonction de l’activité du Soleil. Les vents magnétiques que dégage ce dernier peuvent bloquer partiellement les rayons cosmiques galactiques se dirigeant vers l’intérieur du système solaire, dans une région située en-deçà de l’orbite martienne, mais les flux de particules issues du Soleil se trouvent à l’inverse beaucoup plus denses dans ces périodes de fortes activités. Or, nous disposons de très peu de données à ce sujet, car nous avons effectué très peu de mesures, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des vaisseaux et sondes que nous avons envoyés dans l’espace interplanétaire au cours des dernières décennies. Ainsi, si le niveau d’activité du Soleil fluctue énormément au cours d’un cycle solaire, il faut également savoir que les cycles n’ont par ailleurs pas tous la même intensité.

Ensuite, les deux types de rayonnement n’ont pas, comme nous l’avons déjà dit, le même niveau d’énergie. Les particules possédant des énergie supérieures à 100 MeV, celles constituant les rayons cosmiques galactiques, sont beaucoup plus pénétrantes et génèrent, lorsqu’elles traversent les couches de matière servant de bouclier aux astronautes, des quantités importantes de particules secondaires qui finissent par s’insinuer à l’intérieur du vaisseau. L’épaisseur des couches de protection ne permet malheureusement pas de diminuer de manière significative le taux de pénétration de ces rayons, du moins si l’on tient compte de la pénalité encourue sur le poids total du vaisseau et par conséquent des quantités de combustibles nécessaires à la mission. Ici, il est clair que la construction de vaisseaux dans l’espace s’impose, des vaisseaux beaucoup plus lourds mais qui seront réutilisables et qui n’auront pas besoin d’être arrachés à la gravité terrestre ou martienne. Il faudra également recourir à des modes de propulsion plus évolués et plus rapides, telle que la fusion thermonucléaire, afin de diminuer le temps de parcours des voyages interplanétaires.

Pour ce qui est des rayons cosmiques d’origine solaire, leur faible niveau énergétique permet de les bloquer plus facilement, comme le montrent les données recueillies par Curiosity. En effet, même s’ils peuvent être, lors des pics solaires, plus denses que le niveau de rayonnement cosmique « de fond » en provenance de la galaxie, leur capacité à pénétrer à l’intérieur du vaisseau est beaucoup plus faible, d’où le niveau maximal de 5,4 % mesuré par rapport aux premiers.

De nombreuses études complémentaires devront être faites, tant dans la mesure des rayonnements en fonction de l’activité du Soleil que dans l’élaboration de modèles fiables pour la conception des vaisseaux et des boucliers. Il est par conséquent conseillé de retarder, pour une ou deux génération, les vols interplanétaires habités, du moins jusqu’à ce que nous disposions des connaissances, ainsi que des moyens de protection et de propulsion appropriés.


[1Measurements of Energetic Particle Radiation in Transit to Mars on the Mars Science Laboratory, C. Zeitlin, D. M. Hassler, F. A. Cucinotta, B. Ehresmann, R. F. Wimmer-Schweingruber, D. E. Brinza, S. Kang, G. Weigle, S. Böttcher, E. Böhm, S. Burmeister, J. Guo, J. Köhler, C. Martin, A. Posner, S. Rafkin, G. Reitz, Science, 31 mai 2013.

[2L’électron-volt est la quantité d’énergie acquise par un électron lorsqu’il est accéléré depuis le repos par une différence de potentiel de 1 volt.