Non à une loi rétroactive légalisant les emprunts toxiques !

mercredi 7 août 2013, par Karel Vereycken

En Italie (Milan) et en Allemagne, de grandes banques d’affaires telles que Deutsche Bank, UBS, J.P. Morgan ou Depfa se font lourdement condamner (amendes d’un million d’euros, peines de prisons, etc.) pour avoir trompé et escroqué [1] des entreprises et des collectivités locales, via des emprunts toxiques [2] et des swaps. [3]

Bizarrement, en France, où des centaines de communes, villes, départements, hôpitaux et sociétés d’HLM sont prises à la gorge et risquent à terme, à l’instar des villes de Detroit, Chicago, New York ou Naples, faillite et fermeture, il n’en est rien !

Face à des délits et crimes manifestes et constatés, alors que plusieurs dirigeants de Dexia (une banque « en cours de démantèlement ») auraient mérité la prison, on continue à payer à son fondateur Pierre Richard d’énormes rentes et autres retraites-chapeaux. [4]

Pire encore : devant la contestation légitime des victimes, certains tribunaux, la Cour des comptes et, comble d’infamie, le gouvernement Jean-Marc Ayrault lui-même, viennent de s’aligner sur le monde de la finance contre les collectivités locales. Ils entendent, par une « disposition législative » à valeur rétroactive, « sécuriser » à l’automne les contrats litigieux. [5] En un mot : couper court à toute contestation !

S&P lance ici une campagne visant à bloquer cette manœuvre scandaleuse par une série de mesures offensives. Car derrière les « emprunts toxiques » se trouvent des « banques toxiques », nos grandes banques « universelles » qui réunissent sous un même toit des activités de banque classique (dépôts, crédits) avec des opérations spéculatives à haut risque (dérivés, trading, etc.).

Le scandale :

  • Vente illicite de poison. Les taux d’intérêt de la plupart des emprunts toxiques sont indexés sur des indices évoluant en fonction de parités entre devises étrangères, par exemple le franc suisse et l’euro. Or, depuis 1958, la loi prévoit qu’une « indexation » n’est justifiée que lorsqu’il existe une relation directe entre la monnaie choisie pour cette indexation et l’objet du contrat ou l’activité des parties, ce qui n’est nullement le cas dans la plupart des emprunts toxiques. En clair, les formules de prêt employées par Dexia, BNP, Crédit agricole, etc., sont purement et simplement illégales ! Bien que tous les acteurs publics réclament depuis longtemps l’interdiction des emprunts toxiques, la réforme bancaire Berger/Moscovici, adoptée le 18 juillet, ne propose que de mieux les « encadrer »... [6]
  • Le gendarme de la bourse fait la sieste. L’Autorité des marchés financiers (AMF), qui peut prononcer des sanctions pouvant atteindre le décuple des profits financiers, regarde ailleurs. Pourtant, elle a le pouvoir de sanctionner les cas de ventes abusives d’instruments financiers à terme négociés de gré à gré (contrats de swaps, d’options, etc.).
  • L’Etat s’érige en bourreau. Dans son verdict alambiqué du 8 février 2013, le Tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre avait fait naître une grande espérance. Bien qu’il ait débouté le département de la Seine-Saint-Denis (93) en affirmant que les emprunts qu’il avait contractés étaient réguliers, le tribunal condamnait Dexia pour avoir omis d’indiquer le vrai coût des emprunts (taux effectif global, ou TEG), qui doit figurer sur chaque télécopie de confirmation de prêt. Si ce jugement s’applique, Dexia se verra obligée de ramener ces taux toxiques dépassant souvent les deux chiffres, au « taux légal », un taux fixé chaque année par l’Etat, qui est de 0,04 % pour 2013. Dès que le TGI eut prononcé son verdict, les lobbies bancaires ont aussitôt alerté l’Etat des conséquences explosives d’une telle décision qui, selon leurs calculs, provoquerait une perte sèche d’au moins 20 milliards d’euros, dont la moitié pour les banques et l’autre pour l’Etat.

    Pour mieux en mesurer l’impact, il faut rappeler qu’après la débâcle de Dexia, l’Etat français avait mis sur pied la Société de financement local (SFIL) appartenant pour 75 % à l’Etat, 20 % à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et 5 % à la Banque postale. La SFIL, sans grand bruit, a repris de Dexia pour 8,4 milliards d’euros d’emprunts toxiques. Qui plus est, elle doit, pour trouver des financements, aller elle-même sur les marchés et émettre des obligations. Par conséquent, si les collectivités locales contestent les termes des contrats de leurs emprunts toxiques, c’est tout l’édifice qui s’écroule : la SFIL fera faillite, et avec elle, la CDC et la Banque postale. Enfermé dans cette logique, en se soumettant aux banques privées, l’Etat, piégé, doit s’ériger en bourreau. C’est pourquoi la SFIL, tout comme Dexia, fait appel du jugement du TGI de Nanterre !

  • Moscovici entend légaliser les taux toxiques par une loi rétroactive. Pour couronner le tout, notre ministre de l’Economie et des Finances compte, par une loi qui serait proposée dès l’automne, supprimer les fondements juridiques ayant servi au jugement du TGI de Nanterre. Une fois votée une loi précisant qu’une télécopie n’a aucune valeur juridique dans l’établissement d’un contrat de prêt, toute une série d’actions délictuelles des banques retrouveront la légalité !

    Trois arguments majeurs s’opposent à une telle loi d’application rétroactive.
    Premièrement, d’après le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), pour qu’une loi puisse rétroagir, il faut qu’elle vise l’intérêt général. Or sauver une banque ne vise pas l’intérêt général. Ensuite, comme l’exige la Constitution, seule une question d’ordre général justifie qu’on légifère. Enfin, faire voter une telle loi serait une interférence majeure de l’exécutif et du législatif dans le pouvoir judiciaire, alors que la Constitution garantit la séparation des pouvoirs.

  • La Cour des comptes donne son aval à Moscovici. Dans son rapport sur Dexia de juillet 2013, la Cour des comptes estime elle aussi que « l’enjeu budgétaire lié à ces contentieux pour les entités publiques actionnaires [le déficit catastrophique potentiel pour la SFIL, la CDC et la Banque postale qui résulterait de l’annulation des taux toxiques] pourrait constituer un motif d’intérêt général suffisant pour justifier des mesures de validation législative ».

Vous l’avez compris, les emprunts ne sont pas un simple problème économique mais un problème politique. En février 2013, Stéphane Troussel, président PS du département de Seine-Saint-Denis, l’avait dit : « Maintenant, l’Etat doit choisir son camp : celui des banques ou celui des collectivités locales. » Aujourd’hui, hélas, ce choix n’est que trop clair !

Pour gagner la guerre contre les emprunts toxiques, S&P exige :

  1. le rejet de toute loi rétroactive annulant le verdict du TGI de Nanterre sur le TEG ;
  2. l’interdiction formelle de tout crédit structuré aux collectivités locales. La SFIL doit fournir du crédit public à long terme et faible taux d’intérêt ;
  3. la création d’une vraie commission d’enquête sur la crise financière et les emprunts toxiques, disposant d’une indépendance suffisante et de pouvoirs d’instruction et de réquisition ;
  4. l’annulation des garanties apportées à Dexia par les Etats français (38,7), belge (43,7) et luxembourgeois (2,55 milliards d’euros).
  5. la scission des banques, avec mise en œuvre d’une vraie séparation stricte des banques dans l’esprit du Glass-Steagall Act, comme le stipule la proposition de loi de Solidarité & Progrès, complétée par une vraie politique de crédit public. Il s’agit de remettre la République en marche.

[1Jugement du tribunal de Milan du 19 décembre 2012 et arrêt du 22 mars 2011 du Bundesgerichthof de Karlsruhe.

[2Emprunt toxique : les prêts sont dits toxiques en raison de taux de remboursement très bas les premières années (parfois 0 %), mais évoluant ensuite suivant des index extrêmement variables (tels que le cours du yen, du franc suisse, du dollar ou des subprimes) capables de faire exploser les taux.

[3Swaps : un contrat de swap consiste à échanger un taux d’intérêt contre un autre pour une durée convenue à l’avance : un taux fixe contre un taux variable, un taux variable contre un taux fixe, ou encore un index de référence contre un autre index de référence.

[4S’il est logique que Pierre Richard, en tant que président de la société d’assurances Le Monde Investisseurs, structure de financement du journal Le Monde, occupe le poste d’administrateur du quotidien, on peut s’étonner du fait que « l’inventeur du système Dexia », a gardé son poste de vice-président de l’Association française des banques (AFB) et reste membre du Comité exécutif de la Fédération bancaire française (FBF), réputée très hostile à toute réforme bancaire !

[5Communiqué de presse commun (668/154 – 18 juin 2013) des ministres des Finances (Moscovici), de la Réforme de l’Etat, de la Décentralisation et de la Fonction publique (Lebranchu et Escoffier).

[6Suite au scandale provoqué par des prêts immobiliers vendus par BNP Paribas (Helvet Immo), la réforme bancaire Moscovici, afin de protéger les particuliers, vient d’interdire la souscription de prêts immobiliers en devise étrangère à l’Union européenne remboursables en monnaie nationale. N’est-il pas étonnant que la loi reconnaît la nocivité de ce type d’indexations pour les particuliers, alors qu’elle ne fait rien pour en protéger les collectivités locales ?