Crise ukrainienne : de quoi s’agit-il vraiment ?

Mme Merkel jouerait-elle avec le feu, ou avec la Troisième guerre mondiale ?

jeudi 19 décembre 2013, par Helga Zepp-LaRouche

Par Helga Zepp-LaRouche,
présidente du parti allemand Büso

Il n’est pas vraiment étonnant de voir les Allemands confus par rapport à ce qui ce passe en Ukraine. La manière dont les grands médias présentent la chose, c’est que la majorité de la population ukrainienne rêve des valeurs européennes mais a été trahie par un président corrompu à la botte de Moscou, Ianoukovitch, et vendue à une Russie dirigée par un dictateur. Le champion de boxe Klitschko, dans le quotidien Bild, a cherché à provoquer la compassion à l’égard des pauvres manifestants : « Les forces de police ont écrasé les tentes, dispersé les manifestants avec des bâtons et détruit notre manifestation pacifique. » Ainsi, il est facile de déterminer qui a raison et qui a tort, n’est-ce pas ?

La réalité cependant est que les efforts menés depuis longtemps par les Etats-Unis et l’Union européenne pour intégrer l’Ukraine le plus rapidement possible dans l’UE et l’OTAN, visent à contenir la Russie jusqu’à ce qu’il lui soit impossible de se défendre. Un groupe de réflexion basé au Texas, Stratfor, a souligné le fait que l’Ukraine a toujours eu un profond ancrage en Russie et que sa sortie de la sphère d’influence russe signifierait que « la Russie ne pourrait plus être défendue ».

Pour la même raison, les militaires russes ont maintes fois répété que l’installation du système de défense antimissile en Europe de l’Est est inacceptable, puisqu’elle neutraliserait la capacité russe à répondre à une première frappe américaine ou de l’OTAN. De plus, il est clair pour quiconque a pris le temps de jeter un coup d’œil à une carte, que de tels systèmes n’ont pas été installés en Pologne et en République Tchèque pour stopper des missiles en provenance de l’Iran : si tel était le cas, les Etats-Unis auraient accepté l’offre russe pour la construction d’un système de défense conjoint au sud de la Russie et en Azerbaïdjan. Ainsi, lorsque les négociations P5+1 de Genève ont permis d’arriver à un accord potentiel avec l’Iran, le ministre russe des Affaires étrangères Sergeï Lavrov a immédiatement fait valoir que le système de défense antimissile en Europe de l’Est n’était plus nécessaire. Et il n’a pas manqué l’occasion de les mettre au pied du mur.

Ce à quoi nous avons affaire est de la pure géopolitique. La raison pour laquelle on désire arracher l’Ukraine à la Russie, sachant à quel point ces deux économies sont interdépendantes, est d’empêcher la renaissance économique de la Russie. L’Ukraine, dotée de capacités industrielles et agricoles considérables, sera victime des mêmes méthodes de libre-échange que celles préparées sous l’égide du TAFTA (accord de libre-échange transatlantique), tout cela à l’avantage des sociétés multinationales. Ce qui signifie qu’on cherche essentiellement à empêcher les Etats de jouer leur rôle dans la défense de l’intérêt général, afin d’assurer aux joueurs de l’économie-casino le maximum de profit.

L’histoire récente des relations économiques entre l’Ukraine et l’Union européenne a permis d’y voir clair : l’Ukraine n’est pas la bienvenue en Europe en tant que partenaire, mais plutôt en tant que fournisseur de matières premières et en tant que nouveau territoire ouvert au pillage, à l’image des pays du tiers monde. L’Accord d’association serait un désastre, et pas seulement pour l’agriculture française.

Cette expérience a certainement influencé la décision ukrainienne, annoncée à l’occasion du dernier sommet entre l’UE et l’Europe de l’Est du 28 au 29 novembre à Vilnius, de ne pas entrer dans cet Accord d’association avec l’UE. La vue du sort qui a été réservé aux victimes de l’UE, tels la Grèce, Chypre, l’Italie, l’Espagne et le Portugal a probablement elle aussi pesé dans la décision. Dans tous ces pays, les politiques de la Troïka ont brutalement fait chuter l’espérance de vie. Décrivant cette politique, le pape François, dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium, a trouvé les mots justes : c’est une économie qui tue.

Si le gouvernement ukrainien devait, sous la pression massive de l’UE et des Etats-Unis et sous la menace de nouvelles sanctions, accepter de se soumettre et signer l’Accord d’association avec l’UE, une nouvelle Grèce verrait le jour au sud de la Russie, et cette dernière se trouverait entraînée dans une guerre interne – non pas une guerre civile mais une guerre irrégulière.

Quelle est la nature de ces forces pro-européennes en Ukraine ? Depuis plus d’une décennie maintenant, des cercles néo-conservateurs britanniques, américains et européens ont appliqué les méthodes de Gene Sharp : ils ont littéralement investi des centaines de millions de dollars pour consolider la main-d’œuvre et l’infrastructure logistique ayant permis la « révolution orange » de 2004. L’Open Society Foundations de George Soros, la Smith Richardson Foundation, l’International Republican Institute, mais aussi, bien sûr, les universités d’Oxford et de Cambridge, ainsi que d’autres groupes de réflexion, ont financé pendant des années pas moins de 2200 ONG en Ukraine. Leur tâche est de « faire tomber le régime », comme elles l’ont fait pour tout gouvernement légitimement élu qui a refusé de se soumettre à l’Empire du casino global.

Les principales agences dans ce cas précis sont le Center for US-Ukrainian Relations (CUSUR), le National Endowment for Democracy, dont la directrice-adjointe Nadia Diuk est maintenant présente sur le terrain à Kiev pour coordonner les activités de l’opposition, ainsi que l’American Foreign Policy Council, dont le conseil de direction comprend des néo-cons comme Newt Gringrich, Robert McFarlane, James Woolsey et Robert Joseph. Des séminaires organisés par ces groupes, qui sont partiellement disponibles sur internet, ne laissent aucun doute quant au fait que ces cercles visent à miner l’intégrité territoriale de la Russie et de la Chine, et que l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN ou la balkanisation ne sont qu’une étape vers cet objectif.

Cette fois, les financiers n’ont pas été aussi prudents dans la sélection de leurs protégés qu’ils ne l’avaient été lors de la Révolution orange : ils comptent désormais sur tout le spectre de la droite ukrainienne, allant du Parti Svoboda avec son héritage fasciste et son logo ressemblant à une swastika, à l’alliance électorale de Timochenko et au Parti Udar (qui signifie « coup de poing » en ukrainien) de Klitschko, ainsi que d’autres mouvements fascistes.

L’UE poursuit, selon la tâche qui lui a été attribuée, sa propre stratégie géopolitique. Selon Spiegel, la chancelière Merkel souhaite propulser Vitali Klitschko à la tête de l’opposition, en l’invitant à participer à la rencontre des chefs d’Etat et de gouvernement du Parti populaire européen, ainsi qu’à une rencontre privée avec Merkel. Alors que l’idée était à l’origine de préparer la candidature de Klitschko à la campagne présidentielle de 2015, les choses se sont précipitées suite à la décision de Ianoukovitch, possiblement temporaire, de ne pas signer l’Accord d’association.

Selon ces rapports, la Fondation Konrad Adenauer et le Parti populaire européen fournissent une formation aux députés du parti Udar et à ses militants. Et le conseiller de Merkel en matière d’affaires étrangères, Christoph Heusgen, ainsi que le ministre de la chancellerie Ronald Pofalla, ont rencontré Klitschko en privé et lui ont promis tout leur soutien. On se souvient de Pofalla pour sa réponse à Wolfgang Bosbach [chef de la faction CDU au Bundestag], qui lui avait rappelé que la Loi fondamentale garantissait aux députés la liberté de vote : « Je ne peux plus voir ta gueule. Tu ne racontes que des conneries. » Quiconque est aussi dédaigneux à l’égard de la Constitution est bien évidemment peu soucieux du respect de la Charte de l’ONU garantissant la non-interférence dans les affaires internes d’un Etat souverain.

Prendre un boxeur répétant à l’envie que tous les Ukrainiens ont le droit à la liberté et à une vie meilleure, et l’entraîner en vue d’en faire un candidat présidentiel, révèle la véritable intention de ces milieux : la domination géopolitique. La population ukrainienne aurait grand avantage à comprendre ce que signifie « avoir une vie meilleure » avant qu’il ne soit trop tard : elle devrait regarder ce qui s’est passé du côté de la Grèce et de l’Espagne, depuis que ces pays sont tombés sous les griffes de la Troïka. S’associer à une Europe qui vient tout juste d’adopter la directive du bail-in [renflouement interne des banques] frise avec le hara-kiri. Les Ukrainiens feraient mieux d’envoyer leur épargne sur la Lune avant qu’elle ne soit emportée par le « modèle chypriote ».

Pour l’Allemagne, et pour toutes les nations européennes, le maintien de bonnes relations avec la Russie est d’une importance existentielle. Helmut Schmidt avait raison non seulement lorsqu’il critiquait les institutions de l’UE et la classe dirigeante européenne à l’occasion d’une récente visite d’« adieu » à Poutine à Moscou, mais aussi lorsqu’il soulignait que suite aux tragédies du 20e siècle, l’Allemagne et la Russie restaient des voisins liés par un destin commun.

Si l’Allemagne devait survivre en tant que nation industrielle – un statut aujourd’hui menacé par la sortie complète du nucléaire et ses effets sur le prix de l’énergie, ainsi que par les conséquences de l’économie de casino sur l’économie réelle – alors elle devra accepter, de manière souveraine, une alliance pour une véritable coopération économique avec d’autres républiques souveraines. La coopération économique entre l’Allemagne et la Russie, ou avec la Chine, l’Inde, le Japon et la Corée du Sud, pour ne nommer que les pays les plus importants, permettra de déterminer si le monde sortira de la crise et entreprendra un changement fondamental dans l’ordre économique mondial, mettant fin à l’économie de casino et initiant la reconstruction de l’économie réelle. Pour ce faire, l’Allemagne a des capacités particulières, dans la fabrication de machines et grâce à ses PME, que le monde entier apprécie et dont il a grandement besoin.

Il est temps de tirer les conséquences de l’échec de la dangereuse expérience de l’euro et des autres politiques décidées par l’UE, puis de récupérer sa souveraineté en matière de politique économique et monétaire. Il est temps de construire les économies d’un continent eurasiatique formé de pays souverains, allant de l’Atlantique à la Mer de Chine. La politique de nouvelle Route de la soie proposée par le président chinois Xi Jinping doit devenir la base d’une vraie coopération et d’amitié entre tous les peuples impliqués.