Les analyses de Jacques Cheminade

Débâcle d’Orange - le premier domino

mardi 20 février 2001, par Jacques Cheminade

Il y a moins d’un an, nous étions, disait-on, sur le point d’entrer dans « le meilleur des mondes » technologique. Les « start up du Net » et les « gros opérateurs de télécommunications » se trouvaient à l’avant-garde de la nouvelle économie, bénéficiant de la complaisance aveugle de toutes les banques. Aujourd’hui, la bulle a éclaté. L’erreur serait de considérer que seul ce secteur se trouvera touché ; en fait, il s’agit du premier domino de l’ensemble du système financier et monétaire international qui est tombé.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La filiale mobile de France-Télécom, Orange, a été introduite en Bourse le 13 février, au cours de 9,5 euros pour les particuliers. La valeur de la société, estimée à environ 150 milliards d’euros en août 2000, est ainsi tombée à moins de 50 milliards d’euros ! France-Télécom, elle, est tombée en dessous de 70 euros, toujours le 16 février, soit une perte d’environ les deux tiers de sa valeur par rapport au plus haut de mars 2000 (219 euros).

Orange, qui avait été acheté par France-Télécom sur la base de 6741 euros (44 200 francs) par abonné, ne vaut plus, au cours actuel, qu’environ 1400 euros (9150 francs), soit cinq fois moins.

France-Télécom et Orange ne sont cependant pas des exceptions. Vodafone, premier groupe européen du téléphone mobile, a perdu plus de 50% de sa valeur et retrouve ainsi son cours le plus bas, atteint en mars 1999. L’action Deutsche Telekom est, elle, tombée à 28 euros (contre un plus haut de 105 euros en mars 2000). Toute l’Europe des télécoms (British Telecoms, KPN, Nokia, Ericsson, Telefonica) se trouve dans une situation analogue, et c’est la même chose encore au Japon ou aux Etats-Unis. Il s’agit donc bien d’une crise systémique mondiale touchant l’ensemble du secteur.

Cette crise s’étend dans trois directions.

Tout d’abord, vers les banques. En effet, le financement (dettes et fonds propres) accordé au secteur des télécommunications à travers le monde est passé de 110 milliards de dollars en 1995 à plus de 440 milliards en octobre 2000, d’après une étude de Morgan Stanley Dean Witter, datée du 10 janvier 2001. Sur ce total, les crédits accordés aux sociétés de télécommunications européennes atteignent à eux seuls 300 milliards de dollars (325 milliards d’euros). Comme pour l’immobilier dans les années 1990, la prise de conscience a été tardive : les banques voyaient que leurs prêts étaient accordés à des signatures de très bonne qualité, mais ne voulaient pas voir l’effet boule de neige de l’ensemble. Les banques américains en première ligne sont aujourd’hui Citigroup, BankAmerica (également impliquée dans le fiasco énergétique californien) et Chase Manhattan. IBJ serait la banque japonaise le plus engagée. Quant aux européennes, il s’agit de la Commerzbank, la Dresdner Bank, la Société générale, ABN-Amro, le Crédit lyonnais, BSCH, la Bayerische Landersbank, la BNP-Paribas, la Westdeutsche landesbank et le Crédit suisse.

Le problème est que la plus grande partie de ces crédits ont été obtenus sur la base de cours de Bourse entre deux et trois fois supérieurs aux cours actuels, alors que les opérateurs ont développé leurs acquisitions et leurs fusions par échanges de papier (titres). La baisse de l’un entraîne donc celle de l’autre et limite la possibilité de payer de tous. La solution jusqu’à maintenant trouvée consiste, pour les sociétés, à émettre des obligations - convertibles ou non - pour se procurer des fonds. Ainsi, pour compléter les quelque 10 milliards (contre 14 espérés) qu’elle a tirés d’Orange, France-Télécom a émis des obligations convertibles pour 3 milliards d’euros. Elle a dû tout de suite affecter 7 milliards d’euros (sur environ 13) au rachat à Vodafone (ex-propriétaire d’Orange) des actions France-Télécom qui lui avaient été données hier en paiement, avec promesse de rachat. France-Télécom paiera ses propres titres au prix plancher convenu de 104,2 euros, alors que son cours actuel est de - nous l’avons dit - moins de 70 euros : bonjour l’ardoise ! Avec le reste, c’est-à-dire environ 6 milliards d’euros, France-Télécom devra refinancer son énorme dette de 60 milliards d’euros.

L’exemple de France-Télécom montre ainsi que la situation financière des gros opérateurs n’est pas fameuse. Or, au cours des 6 à 9 prochains mois, les échéances des 7 plus gros opérateurs européens s’élèvent à environ 80 milliards de dollars (environ 86,5 milliards d’euros). Et au niveau mondial, le chiffre est de 200 milliards d’euros.

Un marché obligataire trop sollicité

Là se trouve le second point d’extension de la crise : toutes ces sociétés devront aller sur le marché obligataire en même temps, Dans le contexte d’une contraction , l’on peut mesurer la dimension du problème : les belles signatures vont se battre comme des chiffonniers, poussant l’ensemble du marché à la baisse.

Enfin, en particulier en France, et c’est le troisième facteur d’extension, l’Etat se trouvera fort dépourvu. En effet, celui-ci possède 55% de France-Télécom, dont environ 930 milliards de francs se sont envolés : c’est presque le montant envisagé par le fonds spécial pour les retraites. Par ailleurs, fin janvier, il a vu lui échapper 65 milliards de francs, car Bouygues et Suez-Lyonnaise ont renoncé à être candidats dans la course aux licences UMTS, le mobile de la troisième génération. Certes l’Etat réduire ses exigences pour attirer d’autres candidats et obtenir des fonds dont il a tant besoin, mais il se trouve coincé entre Charybde et Scylla : ne trouver personne ou brader. La même chose est arrivée en Belgique.

L’on voit donc que le système forme un tout, dans lequel l’onde de choc se propage de plus en plus vite : le croisement des réseaux banques-entreprises-marché-Etat, qui jouait un rôle de levier à la hausse, devient levier à la baisse.

Faut-il donc privatiser France-Télécom - c’est ce que propose Anne-Marie Rocco dans Le Monde du 16 février, comme si le problème était franco-français - ou bien n’est-ce pas plutôt « la fin du rêve économique américain », comme le disait la veille Laurent Mauduit ?

Poser la question, c’est y répondre. Il est temps que la gauche plurielle et la France en général se réveillent : le « trou d’air » de Laurent Fabius est la fin d’un système. Il faut en sortir vite, tant que nous en avons encore les moyens. Car ce n’est pas seulement Michel Bon, comme le disent les employés de France-Télécom de Bordeaux, qui « parle surtout au marché et pas beaucoup au personnel », c’est toute notre classe politique.