Les analyses de Jacques Cheminade

Sommet de Lisbonne : L’Europe soumise à Tony Blair

vendredi 14 avril 2000, par Jacques Cheminade

Le sommet de Lisbonne s’est achevé, le vendredi 25 mars, par une victoire totale de la « dérégulation » et de la « troisième voie » britanniques. Sous prétexte de « modernisation », l’Union européenne s’est en effet soumise sans retenue à la loi des marchés et de l’économie virtuelle. Notre gouvernement apparaît comme le grand perdant de l’affaire : ayant obtenu hier de ses partenaires la promesse d’une contrepartie sociale à son acceptation de l’euro et du « pacte de stabilité » d’Amsterdam, il ne lui reste aujourd’hui qu’à s’incliner face au « vent libéral » que le chef du gouvernement espagnol se réjouit de voir souffler sur l’Europe. Il s’incline d’ailleurs sans protester car, comme le constatait un ministre français à la sortie du conseil, « il n’y a plus de débat idéologique ».

Le vent libéral de Lisbonne

Toute la presse, avant le sommet, décrivait comment Tony Blair était parvenu à entraîner Massimo d’Alema et Jose-Maria Aznar sur ses positions, avec l’appui d’un Romano Prodi « très, très fort d’accord » et plus pro-anglais que jamais. La panne du moteur franco-allemand et les complaisances de Gerhard Schröder leur laissaient en effet le terrain libre. Le résultat de ces manoeuvres est que « l’économie sociale de marché allemande », « le service public à la française » et avec eux, ce qu’avaient bâti De Gaulle et Adenauer, sont partis en fumée.

A leur place apparaît une « stratégie pour la croissance » fondée sur une « économie de la connaissance » abusivement assimilée à une participation à la « société de l’information ». Le rôle de l’Etat dans l’éclosion de cette économie devra rester limité à la « formation des travailleurs aux nouvelles technologies afin de fournir la main-d’oeuvre la mieux adaptée » et à l’élimination des entraves juridiques et administratives à l’initiative privée. « Toutes les écoles de l’Union » devront ainsi « disposer d’un accès à l’Internet et de ressources multimédias d’ici la fin 2001 » et « un nombre suffisant d’enseignants devra être à même de les utiliser avant la fin 2002 ».

Le cadre juridique adopté pour le commerce électronique sera le moins contraignant possible, afin « de ne pas décourager les opérateurs ». En même temps, un accès généralisé par voie électronique devra être assuré à tous les services publics de base d’ici 2003.

Avant la fin de cette année, la concurrence sera introduite dans les télécommunications locales « de manière à permettre une réduction substantielle des coûts d’utilisation de l’Internet » et d’ici la fin 2001, « les marchés de télécommunications [devront] être pleinement intégrés et libéralisés ».

Parallèlement, les Etats membres s’engagent à promouvoir une « dérégulation du marché du travail européen », en accélérant sa flexibilité et en « réduisant la pression fiscale qui pèse sur le travail, notamment peu qualifié et faiblement rémunéré ». C’est dire que les chefs d’entreprises créant des emplois de cette nature, par exemple dans les hangars à livres d’Amazon.com, seront avantagés par rapport aux industriels embauchant des travailleurs qualifiés et bien rémunérés.

Enfin, il a été établi que l’achèvement du marché intérieur doit aboutir à « accélérer la libéralisation dans des secteurs tels que le gaz, l’électricité, l’eau, les services postaux et les transports y compris l’utilisation et la gestion de l’espace aérien ». Lionel Jospin a dû reconnaître que l’adaptation du secteur public français à la « modernisation doit se faire », bien qu’il ait gagné un peu de temps.

Ce que les Européens ont ainsi décidé, malgré les hypocrites déclarations de portée générale sur « une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale », est d’adopter une vision financière, anti-étatiste, Internet et new age de l’avenir, incapable de développer l’économie physique et donc de fournir les emplois par ailleurs promis ! C’est d’autant plus ridicule que ce choix intervient au moment où les valeurs Internet ont commencé à s’effondrer en Bourse et où les spéculateurs eux-mêmes s’efforcent de prendre rapidement leurs bénéfices (quick exit)effectués sur du vent.

Certes, la France a obtenu que sous sa présidence, en décembre, à Nice, un « agenda social européen » soit discuté pour fixer aux gouvernements et aux partenaires sociaux le calendrier « d’une véritable législation sociale européenne ». Cependant, les promesses non chiffrées n’engagent que ceux qui les écoutent et, en outre, cette législation sociale s’alignerait en tout état de cause sur une moyenne des Etats européens, qui est en dessous des régimes français actuels !

Les raisons de la soumission

L’attitude des gouvernements français et allemand ne relève pas d’arguments techniques. Opposée aux intérêts de leur propre base politique, c’est-à-dire à terme électoralement suicidaire, elle ne peut s’expliquer que par le chantage auquel ces gouvernements sont soumis, et qui les paralyse.

Ainsi, Gerhard Schröder a bien compris que si Helmut Kohl a pu être détruit en quelques semaines, à partir d’une opération montée depuis Toronto, lui-même devait accepter la loi des marchés. Il a ainsi laissé Vodaphone prendre Mannesmann et les clients modestes de la Deutsche Bank et de la Dresdner Bank perdre leurs comptes après la fusion des deux monstres. De plus, il a bien compris qu’après l’affaire Haïder, toute velléité de défense des intérêts industriels allemands serait présentée comme une « dérive pan-germaniste ».

De son côté, le gouvernement Jospin vit avec l’épée de Damoclès des scandales et d’un retour d’Alfred Sirven suspendue au dessus de sa tête. Lorsque le Premier ministre a refusé de s’incliner face à la loi des marchés, par exemple en rejetant la création de fonds de retraite à l’anglo-saxonne et en refusant de lever l’embargo sur la viande britannique, ou en faisant intelligemment comprendre que la meilleure défense contre le national-libéralisme d’Haïder serait une politique sociale européenne audacieuse, les médias ont soudain découvert la « sclérose » de son gouvernement. L’homme qui, hier, était encensé dans la presse britannique (Financial Times) et américaine (Newsweek) pour avoir su « moderniser la France », se trouvait soudain réduit au statut de « loser », incapable de résister aux pressions de la rue et d’imposer des restrictions budgétaires aux professeurs, aux infirmières, aux agents des impôts et du Trésor. Wim Duisenberg, le président de la Banque centrale européenne, blâmait alors Jospin pour avoir fait un usage social de sa cagnotte au lieu d’avoir réduit les déficits budgétaires « en dégageant de nouvelles ressources au bénéfice du secteur privé, qui pourra ainsi créer de l’emploi ».

C’est dans ces conditions que Jospin décida d’adopter un profil bas à Lisbonne et de former un nouveau gouvernement avec les morts-vivants du mitterrandisme.

Le chantage - et l’incapacité d’y résister - expliquent donc ce qui autrement ne serait pas compréhensible : comment des chefs d’Etat peuvent aller à l’encontre des intérêts de leurs pays et de leurs peuples.

L’obsession d’être élu ou réélu a aussi sa part dans le drame. Des hommes comme Schröder, Jospin ou Chirac, au lieu de combattre les ennemis de leurs Etats-nations respectifs, choisissent plutôt, par réflexe conditionné, de se positionner en jouant au plus malin. Chirac est ainsi allé consolider ses liens personnels avec Blair et Aznar en tentant de profiter de la « faiblesse » de Jospin.

Notre responsabilité d’Européens

La politique n’est cependant pas un pauvre jeu de cette nature. Elle est précisément le contraire : face à des moments de crise, elle consiste à changer la règle du jeu.

Il est pour cela temps que les Européens dénoncent en Tony Blair un Haïder à visage rose. En Angleterre même, Blair est plus faible qu’à Lisbonne ! Peter Kilfoyle, l’un de ses anciens partisans, vient de dénoncer son système qui consiste à « culpabiliser les victimes d’injustices ». Ken Livingstone, le 4 mai, va probablement remporter, contre le New labour, l’élection municipale de Londres.

Alors, Lionel Jospin n’a pas le droit de se laisser enfermer pour deux ans dans l’impuissance. Il doit réagir en retrouvant son élan de l’été 1997. Sans quoi, ce qui a été décidé à Lisbonne ne sera que le début d’un cauchemar européen.