La paix en Ukraine passe par la nouvelle route de la soie

mardi 8 juillet 2014, par Christine Bierre

Intervention de Christine Bierre, rédactrice en chef de Nouvelle Solidarité et représentante de l’Institut Schiller, lors du colloque « Quel avenir pour l’Ukraine » organisé par l’Académie de géopolitique de Paris à l’Assemblée nationale, le 3 juillet 2014.

Compte-rendu

Un colloque sur le thème « Quel avenir pour l’Ukraine », organisé par l’Académie de Géopolitique de Paris à l’Assemblée nationale, le 3 juillet dernier, a été l’occasion pour un certain nombre de personnalités de mettre en garde ceux qui, en Ukraine, veulent « tirer les moustaches de l’ours russe », comme l’a dit le député UMP Jacques Myard, hôte du colloque, et qui risquent de nous conduire vers une nouvelle guerre mondiale. Des professeurs éminents, analystes stratégiques, responsables de think-tanks, se sont succédés à la tribune. Nous reproduisons ici quelques moments forts de propos introductifs.

Jacques Myard a dénoncé ceux qui ont « voulu profiter de la faiblesse de l’Union soviétique à la chute du mur » et qui proposaient même « au sommet de Bucarest de l’OTAN d’y faire entrer l’Ukraine, ce que la France et l’Allemagne ont refusé ». Les traces laissées en Ukraine par la Deuxième Guerre mondiale et le nazisme ont créé sur place « un cocktail explosif », a-t-il dit, appelant « les deux camps à ne pas aller trop loin » et en insistant sur deux autres axiomes : « l’Ukraine doit exister », et « personne ne doit faire la guerre contre la Russie pour la Crimée ».

Dans ses remarques introductives, le Président de l’Académie de Géopolitique de Paris, Ali Rastbeen, a dénoncé la tentative occidentale de repousser les frontières de l’influence russe, en prenant le contrôle des ses alliés potentiels, via la manipulation de révolutions de couleur qui conduisent leurs populations à demander d’elles-mêmes à rentrer dans l’OTAN. Cette politique « conduira à la guerre », a-t-il ajouté. Ce processus d’encerclement met en péril les pipelines mais aussi la flotte russe de la mer Noire. « La Russie ne peut pas reculer et se soumettre à l’OTAN », « la Chine et la Russie ne peuvent pas rester passives et organisent leur riposte sur deux fronts ». Face à cette situation, l’Europe doit « réorienter ses politiques contre l’ingérence des Américains en Ukraine » et créer les conditions d’un processus de paix de l’ONU », a dit M. Rastbeen, regrettant que depuis sa création l’ONU n’ait pas pu imposer un processus de paix aux grandes puissances.

Message fort aussi de la part du Général Henri Paris, ancien conseiller militaire auprès de plusieurs ministres, aux Occidentaux qui s’amuseraient à jouer les apprentis sorciers : 1) d’abord on ne fait la guerre que si le territoire national est menacé, et 2) l’OTAN aujourd’hui n’a pas la puissance militaire pour gagner une telle guerre étant donné le redéploiement des forces de l’OTAN vers l’Asie pacifique qui fait qu’elle n’a plus de porte-avion en Méditerranée, plus un seul tank en Allemagne. De plus, le dernier arrivé des missiles Topol, testé par la Russie récemment, est capable de percer le bouclier anti-missile des États-Unis. En gros, l’OTAN et M. Porochenko doivent se mettre cela dans la tête : ils n’ont pas le rapport de force avec eux.

Face à ce contexte de guerre qui avance très vite, Christine Bierre, rédactrice en chef de Nouvelle Solidarité et représentante de l’Institut Schiller, a présenté l’alternative de paix par le développement proposée par la Chine, sous la forme de nouvelle route de la soie. A condition d’être accompagnée d’une réforme en profondeur du système financier international, elle peut nous conduire non seulement à une sortie de crise en Ukraine, mais à un changement profond de l’ordre mondial de guerre et de pillage économique actuel.

Trois facteurs nous permettent aujourd’hui d’être optimistes, dans un monde où nous avons l’impression d’être déjà dans une guerre mondiale larvée :

  1. la menace de crise systémique dans la zone transatlantique ouvrant la porte à de vrais changements ;
  2. la stratégie de Nouvelle route de la soie de la Chine, rejointe désormais par les projets eurasiatiques de la Russie et l’Inde de Modi ;
  3. la révolte générale provoquée par la décision d’Obama de soutenir les fonds vautour contre l’Argentine, qui s’est traduite ces derniers jours par l’union sacrée des BRICS, et de toute l’Amérique Ibérique, avec l’Argentine.

Texte du discours

Monsieur le député,
Mesdames et Messieurs, membres de l’Académie,
Mesdames et Messieurs,

D’abord, je remercie le président de l’Académie de Géopolitique de Paris pour m’avoir donné la possibilité de m’exprimer sur ce très grand projet de Nouvelle route de la soie, en ce moment dramatique de l’histoire où l’on pourrait croire autrement qu’il n’y a aucune alternative à une nouvelle guerre mondiale.

Le thème de ma présentation est : La paix en Ukraine passe par la nouvelle route de la soie. Cela veut dire qu’il n’y pas de sortie possible à cette crise, sans un changement profond de l’ordre mondial.

Changement politique d’abord, car la crise ukrainienne n’est que l’aboutissement de la politique adoptée par les puissances dites « victorieuses » de la guerre froide – le Royaume Uni et les Etats-Unis en particulier – visant à réduire la Russie à sa plus minime expression et à tout faire pour « empêcher l’émergence d’une nouvelle grande puissance rivale », comme l’écrivent explicitement les néoconservateurs du Project for a New American Century dans leur document « Rebuilding America’s defenses » de l’an 2000.

Tant qu’on ne changera pas cela, ces groupes nous conduiront dans une escalade militaire, au seuil même du nucléaire, pour obliger ces nouvelles puissances à capituler.

Mettre fin à la crise ukrainienne implique aussi un changement fondamental de l’ordre économique qui a conduit le monde au bord du gouffre en 2007. La faillite de l’Ukraine illustre l’effet néfaste des politiques de pillage financier imposées par les puissances occidentales à ce pays, ainsi qu’au reste du monde. L’ouverture à l’Ouest de l’Ukraine en 1991, s’est traduite par une chute de sa capacité industrielle, de sa production de machines-outils, de sa recherche. L’accord de libre échange qu’elle vient de signer avec l’UE aggravera cette tendance faisant de l’Ukraine un simple exportateur des matières premières.

Comment pourra-t-elle dans ces conditions payer une dette extérieure de 140 milliards de dollars ? La crise ukrainienne a révélé que ni l’Union européenne, ni la Russie, étaient à même, chacune de son côté, d’apporter ce type d’aide à l’Ukraine. La Russie est en bien meilleur état que l’Union européenne, mais elle est impactée par la crise occidentale et ses hommes d’affaires sont contaminés par l’économie de casino occidentale, comme le révèlent les énormes sommes d’argent russe placées dans les centres offshores.

Que faire ?

Résoudre la crise ukrainienne implique donc changer l’ordre du monde. Mais n’est-ce pas trop tard ? Ne sommes nous pas déjà dans une guerre mondiale larvée ?
Malgré les immenses dangers, trois choses nous permettent d’être optimistes : 1) l’effondrement possible de l’économie transatlantique qui ouvre la voie à de vrais changements 2) la stratégie de nouvelle route de la soie de la Chine, rejointe désormais par les projets eurasiatiques de Vladimir Poutine, et par l’Inde de Narendra Modi, 3) la révolte contre Obama qui s’est traduite ces derniers jours par une union sacrée autour de l’Argentine, attaquée par la justice américaine et les fonds vautours.

Propositions chinoises

Revenons d’abord sur les propositions chinoises. Ce qu’a proposé Xi Jinping dans un discours prononcé au Kazakhstan le 7 septembre dernier, est de recréer, en version moderne, les anciennes routes de la soie reliant la Chine à l’Europe, en passant par la Russie, l’Asie centrale, l’Asie de l’ouest.

Chacun connaît le rôle extrêmement bénéfique qu’ont joué ces anciennes routes de la soie à partir de 200 ans avant JC, dans la promotion des échanges commerciaux, scientifiques et culturels dans l’espace eurasiatique. Mais après le VII siècle, lorsque le pouvoir chinois s’est déplacé vers le Nord, les échanges se sont faits principalement par les routes maritimes.

Xi Jinping propose aujourd’hui de rétablir les routes continentales, mais avec des corridors d’infrastructures modernes de transports, communications, canalisations, projets d’aménagement d’eau et d’énergie. Au-delà de simples routes, il s’agit de créer « une zone économique de la route de soie » comme l’a appelé Xi Jinping, permettant d’amener la prospérité à ces pays aujourd’hui enclavés et de créer avec l’Europe, le marché de développement économique le plus vaste du monde, avec 3 milliards de personnes.

Ce projet de « nouvelle route de la soie », avait déjà été discuté par les autorités chinoises lors d’une très grande conférence internationale organisée à Pékin en 1996. A cette époque, la présidente de l’Institut Schiller que je représente, Helga Zepp LaRouche, avait contribué à ce projet appelé aussi Pont terrestre eurasiatique. Mais depuis, Xi Jinping en fait sa priorité et sa stratégie pour promouvoir la paix par le développement en Eurasie.

Le 13 septembre 2013, c’est à l’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS) que Xi Jinping a présenté son projet, incitant celle-ci à ajouter la coopération économique à ses objectifs de lutte contre l’insécurité, pour éliminer le trafic de drogue qui infeste la région depuis l’Afghanistan et qui nourrit les groupes djihadistes.

En Europe

Par la suite, au mois de mars dernier, c’est à une Europe dévastée par la crise et le pessimisme, et secouée par les dangers de la crise ukrainienne, que le président chinois a proposé sont projet de paix par le développement et par la culture.
Je ne reviendrai pas sur tous les aspects de cette tournée, juste assez pour signaler une qualité nouvelle dans ce dialogue que nous devons regarder d’un œil nouveau. La caricature de la Chine en Empire s’étant enrichi sur le dos de sa main d’œuvre low cost, et prête à faire main basse sur toutes les richesses du monde, a vécue ! Nous avons vu un Xi Jinping, respectueux de la culture européenne, admiratif de la grande culture classique allemande, et faisant appel à Victor Hugo en France pour plaider pour un monde où l’harmonie se nourrit du multiple.

Nous avons vu un Xi Jinping arriver non en conquérant, mais en partenaire d’un développement mutuel. En France, en Allemagne, il s’est rendu aux points d’arrivée des anciennes et de nouvelles routes de la soie, montrant très concrètement comment cette stratégie peut se traduire par des échanges accrus, d’intérêt mutuel, entre l’Europe et la Chine.

En Allemagne, Xi Jinping s’est rendu à Duisburg, au cœur de la Ruhr, où arrive trois fois par semaine le train de Chine ramenant et repartant avec des marchandises. Les échanges y atteignent déjà un niveau assez important pour qu’il faille ouvrir un Consulat de Chine sur place, et surtout, pour que des grandes compagnies chinoises (Hisense, et Huawei), déménagent leurs sièges de Londres à Düsseldorf. 8200 entreprises allemandes travaillent déjà en Chine et 2000 entreprises chinoises sont installées dans ce pays.

En France, on le sait, il y eut pour18 milliards de contrats signés. Soulignons qu’il s’agit là, pour beaucoup, d’accords de partenariat. L’achat de 1000 hélicoptères à Airbus Hélicoptères se fait via un partenariat industriel. Partenariat aussi avec l’Etat français pour redresser PSA. La famille Peugeot perd un peu de contrôle, certes, mais l’accord donne à PSA en retour, un accès au vaste marché chinois et asiatique. Très important aussi la décision de la BPI et de la China development bank, d’accompagner un Sino-French fund de 400 millions de dollars de Cathay Capital, qui investira dans les entreprises à taille intermédiaire, en France, en Chine et même en Allemagne.

Notons aussi en France l’appel de Xi Jinping à nos meilleurs traditions historiques, coïncidant avec des moments forts dans nos relations avec la Chine : la France de de Gaulle, premier pays avancé à ouvrir des relations avec la Chine, il y a 50 ans ; la France du XVIIe siècle où à partir de Lyon sont partis les missions de jésuites scientifiques, organisées par Colbert et par Leibniz, pour enseigner les sciences aux empereurs de Chine. Ce fut la contribution française au grand dessein proposé par Leibniz à Pierre Le Grand et à l’empereur Kangxi, de promouvoir les échanges entre les pays les plus développés aux deux extrêmes de l’Eurasie, pour assurer la prospérité de l’ensemble, et de la Russie entre les deux.

Depuis, la Chine a proposé au mois de mai de relier les capitales africaines par TGV et de lancer une ligne à partir de la Chine pouvant passer par le tunnel sous le détroit de Béring, construite conjointement avec la Russie. Le professeur Wang Mengshu, de l’Académie chinoise d’ingénierie, résume les 3 autres axes ferroviaires prioritaires de son pays : Une ligne eurasiatique se divisant en deux branches, l’une passant par le Kazakhstan et l’autre par la Russie ; une autre ligne vers l’Allemagne, traversant le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, l’Iran et la Turquie ; et une ligne trans-asiatique, allant de Kunming à Singapour.

Perspective sino-russe pour l’Asie

Entretemps, la politique de sanctions d’Obama à l’encontre la Russie à renforcé ce dessein, obligeant la Russie à aller beaucoup plus loin dans sa collaboration avec le projet chinois et à renforcer ces propres initiatives en Eurasie : construction d’un réseau de gazoducs, modernisation du Transsibérien et de la magistrale Baïkal-Amour. Le méga-contrat gazier signé à Shanghai en mai dernier, par la Russie et la Chine pour l’achat de 38 mlds de mètres cubes de gaz, a été une grande percée aussi de ce point de vue.

Plus intéressant, il ne s’agit pas là d’un partenariat à deux, mais d’une politique asiatique, qui intéresse tous les pays de la région y compris le Japon. Ce dernier, au grand dam d’Obama, négocie discrètement des contrats avec la Russie. Au lendemain de la signature du contrat gazier, le Président chinois a pris la présidence tournante de la CICA, une organisation qui rassemble 28 pays asiatiques, et qui exclue les Etats-Unis, et a annoncé sa volonté de créer une nouvelle architecture économique asiatique, thème qu’ils ont aussi avancé avec Vladimir Poutine.
Très important pour assurer le financement de ces très grands projets dans un univers en crise, où les banques ne prêtent plus aux activités économiques, est le concept « d’approche intégrale » promue par le PDG de Rosneft, et proche collaborateur de Poutine, Igor Setchine : il s’agit de promouvoir des programmes d’investissements conjoints sur toute la chaîne technologique – l’exploitation, l’infrastructure, le raffinage et le transport des hydrocarbures.

Le méga-contrat gazier avec la Chine est de ce type, puisque les deux pays développeront ensemble les champs gaziers et les pipelines de part et d’autres du territoire.

Quels financements ?

Venons en maintenant à la question des financements. La Chine a proposé dimanche la création d’une Banque asiatique du développement des infrastructures (AIIB) pour financer les grands projets en Asie Pacifique, dans un contexte où les fonds de la Banque mondiale et de la banque de développement asiatique sont loin de satisfaire l’appétit de développement, a dit Jin Liqun du ministère chinois des finances. Ce projet, discuté de longue date avec les partenaires asiatiques, est aussi ouvert, il faut le souligner, aux Etats-Unis et à l’Europe.

C’est une très bonne chose ! Mais est-ce que tout ceci peut fonctionner au sein de l’ordre monétaire actuels dont les centres sont la City de Londres et Wall Street ? Non. Cet ordre est tout d’abord au bord de l’effondrement, comme l’était l’URSS à la veille de la chute du mur, et même s’il arrivait, par quelque circonstance à survivre, il est fondamentalement hostile aux grands projets industriels et infrastructurels à long terme.

Il est donc temps que les Etats reprennent le contrôle des flux de financement pour les orienter vers ces grands projets créateurs d’avenir et d’un futur pour les peuples. De ce point de vue, nous notons avec grand intérêt les initiatives de notre ami Serguei Glazyev, conseiller auprès de Vladimir Poutine, pour « dé-offshoriser » les capitaux russes, pour ramener ces quelques 500 milliards de dollars, en Russie où ils pourront reconstruire le base industrielle d’une Russie que l’oligarchie occidentale a voulu reléguer à un pays exportateur de matières premières.

Quand à notre Europe, elle ne pourra rien faire de significatif, au-delà des contrats signés au compte goûte, si elle ne se reforme pas. Il faut déclarer forfait à un système de l’Euro conçu uniquement pour les plus grands profits des banques et qui a décimé nos capacités industrielles et nos emplois, pour retrouver une Eurasie gaullienne, de l’Atlantique à la mer de Chine, où chaque nation retrouvera sa souveraineté, au sein d’une Europe des patries et des projets.

Enfin, je sais que derrière la tête, beaucoup d’entre-vous ont une petite crainte : 1 milliard de chinois, et nous, et nous… Allons-nous disparaître, engloutis par cet ensemble eurasiatique ? Je voudrais conclure avec cette très citation très poétique de Xi Jinping, lors des commémorations du 60e anniversaire du jour où, avec l’Inde et la Birmanie, la Chine avait proposé les 5 principes de la coexistence pacifique. « Le ciel, la terre et le monde sont assez grands pour assurer la prospérité à tous les pays », a-t-il dit. « Tout comme l’eau qui monte soulève tous les bateaux et que plus d’eau dans les tributaires crée une rivière plus grande, tous bénéficieront d’un développement de tous ».