Les analyses de Jacques Cheminade

Vache folle : quelques repères

vendredi 29 septembre 2000, par Jacques Cheminade

Nous publierons prochainement une analyse plus complète sur la variante de la maladie de Creutzfeld-Jacob (vmCJ), dans laquelle nous ferons le point sur ce que l’on sait et surtout sur ce que l’on ignore concernant la « vache folle ». Ici, cependant, nous entendons fournir certains repères, suite à notre précédente analyse « Vaches folles et crimes humains ». Nous énumérerons point par point ce que l’on peut d’ores et déjà affirmer :

  1. L’on ne connaît pas la mesure du danger, mais on sait qu’il y en a un. Il n’est dû en rien aux applications de la science à l’agriculture ou à un excès d’« agriculture industrielle ». Il vient du principe thatchérien, né et développé en Grande-Bretagne, de maximisation systématique des profits financiers par baisse des coûts sur un marché déréglementé. Les farines carnées que l’on donnait au bétail, au cours des années 80 et au début des années 90, celles du risque de contamination maximum, n’étaient pas suffisamment chauffées, pour réduire les dépenses. Ce qui a permis à la maladie de se développer dans un milieu favorable.
  2. les hommes politiques, comme Jacques Chirac, qui aujourd’hui s’émeuvent du danger, ont été dans les années 80 et au début des années 90, les plus ardents défenseurs de l’idéologie thatchérienne.
  3. Nous sommes aujourd’hui pratiquement certains que la France connaît un scénario à l’anglaise, d’amorce d’épidémie en « boule de neige ». Preuve en est qu’avant le test Prionics, utilisé pour identifier la maladie sur les bovins, seulement dans le grand-Ouest et depuis trois mois, on a trouvé 25 cas pour environ 15 000 tests, alors que les experts pensaient au départ qu’il aurait fallu 40 000 tests pour déceler un cas.
  4. Les risques ont été, en revanche, très sévèrement limités par une série d’interdictions successives :
    • en juillet 1990, interdiction des farines à base de viande et d’os, mais uniquement pour les bovins ;
    • en décembre 1994, interdiction des farines à base de viande et d’os pour les moutons et les chèvres ;
    • à partir du 15 juillet 1996, interdiction de recycler en farine animale - administrée aux cochons, volailles, lapins et poissons d’élevage - des organes et des tissus susceptibles de transmettre le prion anormal (cervelle, moelle épinière, tissus lymphoïdes...) et des cadavres ;
    • à partir de fin octobre 2000, interdiction de nourrir les ruminants avec des graisses animales ;
    • aujourd’hui, interdiction absolue de toutes les farines animales, quelle que soit leur utilisation.
  5. En outre, sont actuellement exclus de la chaîne alimentaire tous les tissus les plus à risque des bovins (tissus nerveux, amygdales, timus, rate) ainsi que, depuis juin dernier, l’iléon (intestin grêle des ruminants) puis l’ensemble des intestins des bovins. La colonne vertébrale est suspecte, en raison de sa proximité avec la moelle épinière.

    En matière de transfusion sanguine, des précautions ont également été prises : depuis avril 1998, tous les lots de sang sont « déleucocytés » avant transfusion, c’est-à-dire débarrassés de leurs globules blancs (en principe, impliquant un risque de transmission d’humain à humain).

  6. Cependant, l’épidémie a été jusqu’à présent gérée par les pouvoirs publics plus comme un problème d’agriculture que comme un problème de santé publique : le fait que la durée d’incubation soit très longue pour les humains (entre 10 et 60 ans, plus probablement 20 ans, mais on ne sait pas) a fait que, pendant longtemps, les pouvoirs publics n’ont pas jugé urgent de prendre les mesures nécessaires. Comme pour le sida, ils se sont avérés, jusqu’à aujourd’hui, incapables d’anticiper, et la France - qui a fait mieux que la plupart des autres pays européens - n’a cependant pas su donner l’exemple d’une politique sanitaire cohérente.
  7. Normalement, la maladie aurait dû cesser pour les bovins nés après l’arrêt des exportations anglaises de farines animales (décision d’interdiction prise par la France, malgré Bruxelles, le 2 août 1989) et surtout après les interdictions de 1996.

    Or les bovins atteints aujourd’hui de la maladie de la vache folle sont, pour la quasi-totalité, nés entre 1993 et 1996. Que s’est-il passé ?

  8. Le rapport de la Direction des douanes de Toulouse, dérobé par la Confédération paysanne, l’établit clairement : 132 fabricants d’aliments pour bétail auraient illégalement importé des farines animales de Grande-Bretagne pendant plus de trois ans ! Les noms des entreprises sont connus : Guyomarc’h, Glon, Doux, Breiz’al.

    De plus, il faut bien voir que l’interdiction des farines britanniques du 2 août 1989 était une « prohibition relative ». Pendant longtemps, des dérogations - officielles, celles-ci - ont été consenties en faveur d’importateurs destinant, en principe, le produit à des établissements a priori contrôlés par les directions des services vétérinaires.

    De plus, des farines produites pour la volaille, les poissons d’élevage, les cochons et les lapins, et vendues en toute légalité, ont été parfois - volontairement ou non - administrées à des bovins.

    Ce n’est que depuis ce jour, le 14 novembre, que les farines animales sont interdites quelle que soit leur utilisation.

  9. En 1998, l’obligation a été décrétée, au niveau européen, de traiter les farines à 133° C. Cependant, au vu des résultats des contrôles qui ont été communiqués à l’Agence française de sécurité sanitaire (Afssa), aucune date de non-contamination ne peut être reconnue comme certaine - c’est-à-dire, en clair, que l’obligation légale n’a pas été partout respectée.
  10. Pire, au niveau du contrôle des aliments, des traces de farine ont été jusqu’à présent tolérées. Le service des fraudes n’entame pas de procédures judiciaires lorsqu’il a détecté moins de 0,3 % de farine dans un aliment pour bovin. En outre, la découverte de traces de plus de 0,3 % de farines n’a, semble-t-il, jamais déclenché le rappel des lots vendus aux éleveurs.

    Ce qui est ici en cause est un a priori bien peu scientifique : si les traces sont faibles, les risques de contamination sont pratiquement nuls. Or, dans la réalité, rien ne dit qu’une trace, même faible, ne soit pas suffisante pour contaminer.

    De même, en ce qui concerne les transfusions sanguines (cf. ci-dessus), l’élimination des globules blancs n’est pas totale : aujourd’hui, sur une poche de sang qui en contient un milliard, il en reste entre 100 000 et un million après filtration - et on ne sait pas si c’est suffisant. Quant au plasma utilisé pour fabriquer des médicaments dérivés du sang, il ne sera systématiquement filtré qu’en 2001.

  11. Le programme de dépistage de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) se heurte, dès maintenant, pour effectuer les tests, à un sous-effectif de vétérinaires inspecteurs. Aucun poste supplémentaire n’a été créé pour effectuer les tests, alors que par ailleurs, on parle d’étendre le dépistage à un échantillon d’animaux conduits à l’abattoir voire, suivant le Président de la République, à tous les bovins destinés à la consommation humaine ! Alors qu’on n’a ni l’argent pour les tests, ni les vétérinaires, ni les locaux - mais l’on pense, sans doute, que l’intendance suivra ! Actuellement en tous cas, le contrôle clinique qui doit être « obligatoirement » effectué sur les bovins abattus d’urgence n’est assuré que le tiers du temps, faute de moyens.
  12. On voit donc que nos responsables politiques, face à un problème qui touche le long terme, n’agissent que de façon irresponsable : soit ils minimisent le problème, refusant de voir, soit, face aux inquiétudes de l’opinion, sous-informée et négligée, ils émettent de « bonnes idées » sans prendre en compte les moyens de les appliquer !
  13. ) Ainsi, la destruction des farines animales, qui vient d’être décidée, pose de multiples problèmes. Techniquement, il faudra éliminer, par incinération, 430 000 tonnes de farines, en plus des 500 000 tonnes de saisies animales et d’abats potentiellement infectieux. D’un point de vue sanitaire, il sera nécessaire de stocker des quantités de farines dix fois supérieures aux montagnes malodorantes actuelles, qui empoisonnent déjà une vingtaine de sites en France. Pratiquement rien n’a été prévu. Le problème de substitution, enfin, est directement politique : pour remplacer les farines carnées consommées par les porcs (1/3) et les volailles (2/3), va-t-on avoir recours au soja dopé aux OGM d’Amérique du Nord ou du Brésil, ou bien tenter d’en produire en France, mais en violant les accords communautaires (accord de Blair House) ?
  14. En conclusion, on peut dire que la question de la vache folle pose, en fait, la question de la responsabilité politique dans son ensemble.

    Une solution ne peut être apportée que si l’on rétablit des règlementations, une logique d’économie volontariste, et si l’on rejette une bonne fois pour toutes le thatchérisme ou le libéralisme social qui en est la version molle. Il faut un plan cohérent prenant en compte :

    • les besoins de recherche sur l’ESB et le vmCJ, sur lesquelles on ne sait presque rien ;
    • un plan de formation de vétérinaires et la création des postes nécessaires ;
    • une vérification sérieuse de tous les réseaux de fabrication et de commercialisation de farines, pour mieux mesurer ce qui a été fait ;
    • la mise en place de moyens suffisants pour stocker et éliminer les farines et les carcasses (avec un dispositif lourd, capable de filtrer la dioxine).
  15. Cela exige surtout une volonté politique. L’on ne peut plus se permettre de continuer à accepter une logique financière coût/efficacité à court terme, sans prendre en compte l’avenir et la santé humaine. Il ne s’agit pas de contrôler ou de limiter les effets de la logique actuelle, il s’agit de changer de logique.

    Nous ne pouvons plus laisser la santé des Français et des Européens soumise à ces critères de rentabilité, et les producteurs soumis à la loi des centrales d’achat des supermarchés ou des hypermarchés qui, sous menace de déréférencement de leurs produits, leur imposent des prix toujours plus bas et donc des conditions de production et d’élevage malsaines, intenables.

    Bref, il faut une nouvelle génération d’hommes politiques capables de proposer une autre règle du jeu, de l’expliquer aux Français et de se battre pour elle. Les professionnels actuels ont échoué, et ceux qui les ont élus doivent s’interroger sur ce qu’ils ont fait.

Comme nous terminons ces lignes, M. Lionel Jospin vient d’annoncer l’ensemble de son nouveau plan.

A l’interdiction des farines animales dans l’alimentation des porcs et des volailles vient s’ajouter la création d’une cellule opérationnelle chargée de recenser les sites de stockage et d’incinération, de contrôler la fabrication des farines, leur stockage, leur transport et leur destruction.

De plus, le gouvernement entend renforcer les contrôles sur l’ensemble de la chaîne alimentaire, étendre le dépistage de l’ESB (de façon aléatoire sur les bovins conduits aux abattoirs) et étudier le retrait éventuel de certaines catégories d’animaux de la chaîne.

M. Jospin annonce un triplement des moyens consacrés à la recherche sur les prions, qui passeront à 210 millions de francs, et un plan pluri-annuel comportant la création de 300 nouveaux postes de vétérinaires-inspecteurs et agents administratifs, ainsi que de 120 médecins et pharmaciens-inspecteurs.

Ce plan présente certains éléments intéressants. Il reste à lui donner des moyens. Sur l’essentiel, il ne peut réussir sans un changement de logique économique, dont les « professionnels de la politique » ne sont pas prêts à prendre le risque.