Les analyses de Jacques Cheminade

« Vache folle » et crimes humains

vendredi 29 septembre 2000, par Jacques Cheminade

La maladie de la « vache folle » - ou, pour l’homme, variante de la maladie de CreutzfeldJacob (vMCJ) - est un révélateur de l’état de notre société. Face à un délai d’incubation long (peut-être 10, 20 ou 30 ans), les autorités en place ne veulent pas ou ne parviennent pas à mobiliser rapidement les moyens nécessaires que justifierait la gravité de la situation, n’ayant apparemment rien appris des erreurs commises dans le cas du sida, entre 1983 et 1988. Pire encore, ceux qui savent n’appliquent pas le principe de précaution qui ici se justifierait amplement en matière de dépistage. Enfin, et surtout, le comportement du gouvernement britannique, entre 1987 et 1989, a été littéralement criminel.

Le péché d’omission européen

Combien y a-t-il aujourd’hui en France de bovins apparemment sains, contaminés par l’agent pathogène responsable de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB, la maladie de la « vache folle »), capables d’infecter l’homme par voie alimentaire ? Combien d’entre nous peuvent être victimes de la vMCJ ? Rien, en l’état actuel des données épidémiologiques, ne permet de répondre avec précision à cette question essentielle de santé publique.

Dans le pays le plus atteint, la Grande-Bretagne, il existe une étude publiée dans l’hebdomadaire scientifique Nature, daté du 10 août, qui conclut que le nombre à venir des victimes de la vMCJ devrait se situer entre 63 000 et 136 000. L’équipe du professeur Roy M. Anderson, qui a procédé à cette étude, reconnaît elle-même qu’il s’agit d’une évaluation tout à fait aléatoire. Par ailleurs, quelques mois auparavant, le même professeur Anderson avait reconnu que si le bilan devait dépasser 15 cas en 1999, l’épidémie de vMCJ pourrait, en Grande-Bretagne toujours, faire au total près de 500 000 victimes, voire, selon certaines hypothèses, plusieurs millions. Or on a recensé, en 1999, 17 cas de vMCJ en Grande-Bretagne et 24 cas pour le seul premier trimestre 2000. Cela donne, de manière imparfaite et approximative, mais révélatrice, la mesure du risque.

En France, nous sommes, avec la Suisse, le seul pays à avoir mis en place un système sérieux de surveillance des animaux « à risque ». 48 000 bovins feront, avant la fin de l’année, l’objet d’un examen : il s’agit des animaux de plus de deux ans, retrouvés morts (pour cause de maladie ou d’accident) ou, pour diverses raisons, abattus d’urgence. Initialement prévus dans les régions de Bretagne, de Basse-Normandie et des Pays-de-Loire, qui totalisent à elles seules 80% de cas français d’ESB, ces tests viennent d’être étendus à l’ensemble du territoire national. Pour l’instant, sur environ 10 000 animaux testés, 12 étaient en phase d’incubation de l’ESB. La prévalence serait donc comprise entre 0,1 et 3 pour mille, ce qui est loin d’être négligeable.

Cependant, contrairement à la Suisse, nous ne procédons pas à des tests sur les animaux conduits à l’abattoir, et en particulier sur les vaches laitières de réforme, qui fournissent environ 40% de la viande consommée et sont des animaux âgés, donc plus susceptibles d’avoir consommé de la farine animale polluée. Or, à ce jour, 90% des cas recensés sont des vaches laitières. dont nous consommons la viande ! L’on mesure l’urgence qu’il y aurait à en organiser le dépistage systématique.

Au niveau de la recherche, suivant le spécialiste italien Adriano Aguzzi, les efforts seraient tout à fait insuffisants. Ecoutons-le : « Il y a quelques années, tout le monde (dans l’Union européenne) voulait financer les recherches sur les prions. Cette priorité est passée au second plan. L’année dernière, il y a eu un symposium de très haut niveau sur les maladies spongiformes à Tübingen. (...) Or, depuis, l’UE n’a plus donné un seul crédit de recherche fondamentale pour ce domaine. C’est d’autant plus inquiétant qu’il faut agir aujourd’hui si l’on veut disposer de moyens prophylactiques au moment où l’épidémie risque d’éclater. Il faut au moins dix ans pour développer un nouveau traitement. Si l’on doit s’y mettre, c’est maintenant ou jamais. » (Le Nouvel Observateur du 20-26 juillet 2000).

L’on peut donc affirmer que nos sociétés déterminées par une vue à court terme sont incapables de penser à 10,20 ou 25 ans devant elles ! Elles pèchent ainsi systématiquement par omission, le problème n’étant plus spécifiquement celui de la vache folle, mais de toute une culture asservie au profit financier immédiat.

Cependant, le gouvernement britannique a fait pire : il a directement, et par deux fois, commis des actes criminels.

Le double crime du gouvernement britannique

En Angleterre, l’on savait à partir du rapport signé par Carole Richardson en septembre 1985. L’on a cependant attendu juin 1998 pour agir. Le gouvernement britannique a ordonné alors la déclaration obligatoire de tous les cas d’ESB et interdit l’utilisation des farines animales pour les ruminants sur son territoire. mais en a favorisé sciemment l’exportation ! Les farines britanniques empoisonnées ont été ainsi bradées en Europe continentale et dans les pays du tiers monde. L’on peut parler d’un crime commis en toute connaissance de cause.

Il y a récidive en juin 1989 : à partir de cette date, la Grande-Bretagne interdit la consommation d’abats pour l’alimentation infantile, puis pour toute l’alimentation humaine. Avec ce qu’Anne-Marie Casteret et Stéphane Foucart appellent, dans un remarquable article publié dans L’Express du 14 septembre 2000, « une savante gradation ». « Pour l’Angleterre et le Pays de Galles en novembre 1989. Pour l’Ecosse et l’Irlande du Nord, en janvier 1990. Pour l’exportation, en mars 1990 dans les pays de l’Union européenne. et en juillet 1991 vers les pays du tiers monde. » En outre, la précaution ne s’applique qu’aux animaux abattus en Grande-Bretagne, et « les veaux qui quittent vivants le Royaume Uni emportent leurs abats avec eux » pour des consommateurs étrangers.

Actuellement, trois questions supplémentaires se posent pour mesurer l’extension du drame :

1) Quelles sont les quantités de viande britannique empoisonnée importée en fraude par des intermédiaires français via la Belgique ? Les normes de stérilisation sont-elles respectées pour les farines animales distribuées aux porcs, aux volailles et aux lapins ?

2) Peut-il y avoir contamination par le sang ? Bien des éléments semblent prouver que oui, et des pays comme le Canada, l’Australie et les Etats-Unis ont déclaré les Anglais « persona non grata » dans leurs centres de transfusion. Le Canada vient d’étendre cette exclusion aux donneurs français.

3) La viande de mouton est-elle un agent transmetteur à l’homme ? Sachant que la « tremblante du mouton » classique ne peut l’être, il reste que les sujets nourris aux farines animales pourraient avoir été contaminés par le prion bovin, beaucoup plus agressif.

La conclusion est simple : ici comme pour le sida, si la société de marché néo-libérale n’est pas remplacée par une société donnant priorité à l’homme, ses crimes retomberont nécessairement sur nos têtes.