Les analyses de Jacques Cheminade

Torture : travail de conscience et sens de l’avenir

jeudi 21 décembre 2000, par Jacques Cheminade

Lorsque j’avais vingt ans, j’ai eu honte de mon pays. Français venant d’Amérique du Sud, la révélation de la pratique quotidienne et ordinaire de la torture à travers toute l’Algérie me fit voir un visage de la France que je croyais être celui de ses bourreaux. Plus bouleversante encore fut, pour ce jeune homme que j’étais, l’absence de réaction et d’indignation, officielle ou populaire, dans ce pays que je découvrais, comme si le gouvernement, l’opposition, la police, l’armée et la population s’étaient tous résignés à un « sale boulot », dans un climat de complicité veule. Il était pourtant facile de savoir : l’on pouvait lire Pierre-Henri Simon, La gangrène ou La question, entendre les récits des appelés du contingent mal à l’aise avec leur conscience, lire L’Express et France-Observateur et voir le général Pâris de la Bollardière sanctionné pour avoir brisé le pacte de silence ou Paul Teitgen démissionner en 1957.

Me penchant alors avec angoisse et détermination sur l’histoire de mon pays, je découvris la dimension de sa flétrissure coloniale. D’abord je constatai qu’on avait torturé en Algérie bien avant l’insurrection de la Toussaint de 1954, ce qui faisait tomber la justification, elle-même inacceptable, par la nécessité d’obtenir du renseignement en période de guerre. Je découvris ensuite ce que nos livres d’histoire ne disaient pas : le 8 mai 1945 à Sétif, les massacres de Madagascar. J’appris que beaucoup de nos légionnaires, et notamment des sous-officiers, avaient débuté leur carrière militaire sous l’uniforme nazi avant d’être recrutés à la hâte pour la guerre d’Indochine. Et que là-bas, la torture et les exécutions sommaires étaient devenues pratique courante, contaminant à la fois, au sein de notre armée, ceux qui allaient se battre en Algérie de notre côté et de celui du FLN. Ma conclusion fut que la torture était le produit d’un système et non pas d’excès individuels imputables à des tortionnaires de tempérament. Ces pratiques n’étaient pas réservées à l’Algérie mais constituaient un mal inéluctable émanant de la conception même de l’Empire colonial français. Je tombai alors sur un texte prophétique de Tocqueville, datant je crois du début des années 1840, dans lequel il se demandait « où aboutirait cette cascade de violences et d’injustices, sinon à la révolte des indigènes et à la ruine des Européens ».

Profondément démoralisé, je songeai alors, profitant d’une double nationalité franco-argentine, à faire mon service militaire à Buenos Aires, ou bien à repartir de France en exprimant mon refus sans chercher d’échappatoire. Cela m’apparut, cependant, comme une désertion inadmissible, une fuite devant une histoire qui m’avait pris à la gorge. Ce qui me fit me ressaisir et rester fut de mieux connaître, en France, à la fois le combat de ceux qui sauvèrent l’honneur et l’exemple de ce que Pierre Mendès-France, face aux calculs et aux calomnies, avait réussi en Tunisie et de ce que le maréchal Leclerc serait parvenu à réussir en Indochine si le pouvoir politique ne lui avait préféré l’amiral d’Argenlieu.

De Gaulle, avec les imperfections et les compromissions d’un moment difficile, ainsi que l’incompréhension d’un entourage souvent défaillant, parvint enfin à extraire la France du bourbier colonial, tant en Algérie qu’en Afrique noire. Il laissa cependant en place les « réseaux Focart » et tout un affairisme néocolonial qui, de valise en valise et de régime en régime, crût, se multiplia et aboutit à créer la paralysie des institutions françaises d’aujourd’hui face à un mondialisme financier que le meilleur de notre tradition historique devrait cependant nous pousser à combattre.

La gangrène politique est en effet un mal qui se propage lentement et inéluctablement, qu’on ne peut arrêter qu’en sortant le corps décomposé du placard.

C’est pourquoi il est légitime que la question de la torture soit posée aujourd’hui, à condition qu’elle ne soit pas prétexte à des exercices de mauvaise conscience ou de fuite en arrière, mais d’épuration du passé pour donner sens à l’avenir. Il s’agit, en un mot, de délivrer la France d’une flétrissure qui, aujourd’hui encore, la diminue et l’empêche d’être elle-même. Il ne s’agit pas, entendons-nous bien, d’épurer le passé par peur de l’avenir mais pour mieux se battre dans l’avenir, il ne s’agit pas de se complaire dans une culpabilisation qui paralyse mais d’entreprendre un examen de conscience qui libère.

Nous le devons d’abord à tous ceux que la politique coloniale française a outragés. Nous le devons ensuite à ceux qui combattirent dans notre camp et sur lesquels ne peut peser une mise en cause collective. Nous le devons enfin aux jeunes générations avides de connaître leur passé pour y trouver des points de repère. Le but est que les mémoires de la France et de l’Algérie ne soient pas des mémoires qui rentrent en guerre dès qu’elles se manifestent ou, pire encore, pratiquent un chantage autodestructeur aux crimes de l’autre. Il est aussi, chez nous, nécessaire que les quelque 10 millions d’hommes et de femmes aujourd’hui personnellement et directement concernés par ce qui s’est passé en Algérie - les soldats, le contingent français et leurs enfants, les harkis, les juifs d’Algérie et tous les musulmans algériens et leurs enfants beurs - puissent se concerter et s’entendre afin d’oeuvrer ensemble pour l’avenir.

Enfin, il est indispensable aujourd’hui, pour notre identité future, de comprendre comment un pays civilisé et qui venait de subir les horreurs de l’occupation nazie, a pu lui-même tomber, par sa pratique coloniale, dans ce qu’il faut bien appeler la barbarie.

Paul Thibaud, par rapport à ce défi, a très bien exprimé ce que devrait être notre tâche : « On se désidentifie au passé mauvais en envisageant, en entreprenant un avenir autre, et cette distance prise fait qu’on peut évoquer le mal parce qu’on est devenu capable d’en supporter le souvenir. » Robert Badinter nous dit de son côté : « La reconnaissance du passé, aussi tragique et douloureux soit-il, est indispensable pour l’avenir car aucune nation, pas plus qu’un être humain, ne peut durablement vivre dans le mensonge. »

Concrètement, il ne s’agit pas de réclamer une repentance nationale ou de battre notre coulpe collective, mais que la France manifeste clairement sa volonté, aujourd’hui, de rompre tout lien avec son système colonial et néo-colonial. Il nous paraît étrange que, dans la France de 1956, lorsque Guy Mollet reçut les tomates d’Alger, la bonne conscience vis-à-vis de la colonisation ait été quasi totale. Aurons-nous, au contraire, le courage aujourd’hui de mener autre chose qu’une politique plus ou moins néo-coloniale, à l’échelle de l’Afrique noire et du monde ? Aurons-nous le courage d’affronter la forme que prend aujourd’hui le colonialisme financier dans le monde, ou continuerons-nous à nous y soumettre ? Là est la vraie question. En tous, cas, dans ce domaine, et où qu’il soit, François Mitterrand ne peut certainement pas être de bon conseil...

Soulignons, en passant, que le tortionnaire Paul Aussaresses acquit son « expérience du renseignement » avec les colonisateurs britanniques, en Malaisie, puis fournit le témoignage de sa propre expérience en Indochine et en Algérie aux parachutistes américains, à Fort Bragg (Caroline du Nord) avant leur départ pour le Vietnam, au début des années soixante. Explorer et expliquer ce genre de « collaboration » est, aussi, une tâche à entreprendre pour nous libérer définitivement des liens qu’elle a noués.

Oui, nous devons agit pour empêcher le retour de cette honte en créant les conditions politiques pour qu’elle ne puisse réapparaître.

L’Etat doit décider de constituer une Commission de vérité et de réconciliation, compétente sur l’ensemble des crimes commis au nom de l’Empire français, composée entre autres de juristes, d’hommes de loi et de foi, d’hommes politiques et d’historiens. Ce geste est indispensable, car ces crimes, directement ou indirectement, ont été l’oeuvre du pouvoir politique. On ne peut donc simplement laisser aux historiens la tâche de les rechercher. On ne peut pas, non plus, envisager de solution pénale. Il reste à montrer, par la constitution de cette commission, que les pouvoirs d’aujourd’hui entendent rompre avec le passé colonial et néo-colonial de la France.

Autrement, je jugerai toujours avec les yeux du jeune homme que je fus : aux actes. Car, inspiré par la mémoire, en ne cachant rien de ce qui s’est produit, c’est le parti de la vérité et de l’avenir que nous devons servir. Servant un grand projet, pour ne plus avoir honte.