Christine Bierre : « Avec les BRICS, sortir de la nasse de l’ordre transatlantique »

mercredi 11 février 2015, par Christine Bierre

Le 10 février 2015, une cinquantaine de personnes ont participé à Paris au séminaire diplomatique organisé par Institut Schiller sur le thème : « Avec les BRICS, pour un système gagnant-gagnant ».

Ont successivement pris la parole :

Pour soutenir cette démarche, merci de rajouter votre signature au dernier appel en ligne lancé par l’Institut Schiller : « L’Europe et les Etats-Unis doivent abandonner leur approche géopolitique et coopérer avec les BRICS ! »

Avec les BRICS, sortir de la nasse de l’ordre transatlantique

Intervention de Christine Bierre,
Rédactrice-en-chef du journal Nouvelle Solidarité

Ce séminaire a lieu alors que dans le monde, deux foyers de crise majeurs ont connu une forte accélération ces derniers jours. L’un vers le pire : c’est la guerre en Ukraine ; l’autre ouvrant une porte de sortie à la crise : c’est la brèche ouverte par la Grèce dans la forteresse de l’euro, avec la victoire d’Alexis Tsipras aux dernières élections. Et ces deux questions, apparemment différentes, sont, comme je vais le montrer au cours de ces propos introductifs, intimement liées.

Face à une situation mondiale qui peut basculer rapidement soit vers une guerre mondiale, y compris nucléaire, soit vers un nouveau départ pour l’Europe et le monde transatlantique, nous voici réunis aujourd’hui pour examiner quelles sont les causes de ces évolutions, mais aussi pour prendre conscience qu’il existe une alternative de paix et de développement économique, pourvu que des groupes comme celui qui est réuni aujourd’hui agissent pour la faire connaître.

Cette alternative est le nouveau monde que sont en train de construire les pays des BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – et leurs alliés de plus en plus nombreux, fondé, non sur un pouvoir acquis depuis des lustres, qui donnerait je ne sais quels droits à des titres de propriété perpétuels sur la conduite du monde, mais, au contraire, sur un monde meilleur à bâtir pour les milliards d’êtres humains qui n’ont pas encore droit à l’entière croissance, et pour les générations à naître.

Danger de guerre mondiale

Pour l’heure cependant, ce sont les armes qui parlent en Ukraine. Qui envenime cette guerre ? C’est ce qui est devenu de plus en plus clair ces dernières semaines.

Alors que depuis juin dernier, un dialogue s’est installé entre la France, l’Allemagne, le président ukrainien Porochenko et Vladimir Poutine, pour tenter tant bien que mal d’éviter le pire, les Etats-Unis et l’Angleterre agissent en sous-main pour le saboter. Le Premier ministre Iatseniouk (« Iats »), le préféré de Victoria Nuland, la secrétaire d’Etat américaine chargée de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie, est toujours à la manœuvre pour aggraver la situation.

On l’a encore vu ces derniers jours : au moment même où François Hollande et Angela Merkel étaient à Kiev et à Moscou pour tenter d’obtenir un accord de paix entre Vladimir Poutine et Petro Porochenko, le parti de la guerre lançait une offensive aboutissant à la réunion sur la Sécurité à Munich, ce weekend, pour obtenir que les Etats-Unis livrent des armes létales à Kiev.

Parmi eux, Philip Breedlove, commandant des troupes américaines en Europe, trois fondations stratégiques (l’Atlantic Council, la Brookings Institution et le Chicago Council on Global Affaires), qui ont publié un rapport demandant un budget de 3 milliards de dollars sur trois ans pour armer l’Ukraine, et une administration Obama qui, selon le New York Times du 2 février, serait, elle aussi, favorable à fournir ces armements. Cette offensive était coordonnée avec la réunion de l’OTAN du 5 février, où celle-ci annonça sa décision d’accroître ses forces permanentes en Roumanie, en Bulgarie et dans les pays baltes, en y installant six commandements pouvant accueillir une force de réaction rapide de 30 000 hommes en cas de crise grave.

Même si le couple franco-allemand reste beaucoup trop timide, à Munich, Angela Merkel a fait entendre sa différence, en s’opposant à la livraison d’armes à Kiev.

Mais pourquoi cette guerre, qui n’est dans l’intérêt ni de la Russie ni de l’Europe, et encore moins de l’Ukraine, dont les problèmes économiques abyssaux ne peuvent être résolus que par une collaboration entre l’Europe et la Russie ?

Rien n’identifie mieux le parti de la guerre que le nom de Victoria Nuland, la secrétaire d’État américaine chargée de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie. C’est elle qui a supervisé le coup d’État organisé par des éléments pro-nazis en février 2014, contre l’ancien président ukrainien Ianoukovitch. Obama a d’ailleurs reconnu cette intervention dans une interview à Farid Zakaria, de CNN, en affirmant : « Nous avons facilité la transition du pouvoir en Ukraine. »

Victoria Nuland est la femme de Robert Kagan, co-fondateur du « Projet pour un nouveau siècle américain » (PNAC). Cette organisation créée en 1997 rassemblait la plupart des néoconservateurs, dont Paul Wolfowitz, qui fut le ministre de la Défense de George W. Bush. Ce sont ces courants qui, à la chute du mur de Berlin, ont décidé de s’arroger la suprématie du monde, sur les décombres de leurs anciens ennemis et de tous ceux qui ne voudraient pas soumettre leurs nations à leur volonté.

Rien n’illustre mieux leurs objectifs géopolitiques que cette citation tirée de la doctrine militaire de Paul Wolfowitz :

Notre principal objectif est d’empêcher l’émergence d’un nouveau rival, soit sur le territoire de l’ancienne Union soviétique, soit ailleurs, qui poserait une menace de l’ordre de celle posée par l’Union soviétique. C’est une considération essentielle, sous-jacente à notre stratégie de défense régionale, qui exige que nous agissions pour empêcher un pouvoir hostile de dominer une région dont les ressources pourraient, si elles étaient consolidées, suffire à engendrer un pouvoir global. Ces régions incluent l’Europe de l’Ouest, l’Asie de l’Est, le territoire de l’ancienne Union soviétique et l’Asie du Sud-ouest (Moyen-Orient).

Wall Street et la City de Londres

La réalité est que le monde est pris en otage par ce petit groupe d’impériaux, qui n’a rien à voir ni avec les États-Unis historiques, ni avec les peuples américain ou britannique, opprimés eux aussi par cette petite oligarchie. Des anciens de l’establishment américain se lèvent d’ailleurs pour exiger la purge de l’équipe stratégique d’Obama, dont Leslie Gelb, membre honoraire du Conseil des relations étrangères de New York.

Ceci nous amène directement à la deuxième crise dont j’ai parlé au début : la brèche ouverte dans la citadelle de l’Union européenne, par la victoire de Syriza en Grèce. Quel lien entre ces deux choses ? On voit, au cœur des politiques d’austérité brutale imposées aux Grecs et au reste de l’Europe par la Troïka, depuis la crise financière de 2008, une oligarchie financière transatlantique aux abois, prête à tout, y compris à détruire ses propres peuples et économies productives, pour sauver un système bancaire en faillite. Et cette Troïka n’est que le visage économique hideux des mêmes cercles oligarchiques de Wall Street et de la City de Londres, qui croient pouvoir régenter le monde au nom de ce Projet de nouveau siècle américain.

Ce qui pousse les cercles atlantistes vers la guerre, c’est la crainte de l’implosion imminente de leur système financier, pendant occidental de la chute du mur de Berlin en 1989, vingt-cinq ans plus tard.

N’ayant pas fait de réforme financière à la Roosevelt après la crise de 2008, avec mise en faillite ordonnée des banques et des titres toxiques, les États tentent toujours de porter à bout de bras des banques en faillite, en les renflouant à tout va et en imposant l’austérité aux peuples. Ce sont les 60 milliards d’euros par mois que la BCE vient d’accorder aux banques de la zone euro pour tenter de ranimer les économies comateuses depuis la crise.

Mais ces politiques d’assouplissement quantitatif n’ont jamais abouti à des investissements productifs. Les banques les utilisent pour se refaire une santé et pour spéculer, gonflant les bulles spéculatives à la City de Londres et à Wall Street (actions, pétrole, schistes). Ainsi, le rapport McKinsey MGI du 6 février rapporte qu’entre 2007 et 2014, l’augmentation de la dette mondiale, de 57 000 milliards, a été bien plus rapide que celle de la croissance. Les produits dérivés hyper-spéculatifs (valeurs notionnels des sous-jacents, BRI) sont officiellement passés de 600 000 mds de dollars en 2008 à 700 000 en 2012 ; les bilans des banques trop grosses pour faire faillite ont grossi de 45 %. Pendant ce temps, 46 millions d’Américains vivent de l’aide alimentaire, les villes tentes fleurissent aux États-Unis et le nombre de SDF atteint un record de 60 000 à New York. En Europe, le chômage et la pauvreté explosent, y compris dans notre pays, où deux Français sur trois connaissent un proche dans la misère.

La dette de la Grèce de 315 mds d’euros est impayable, tout comme celle de l’Europe et des Etats-Unis. En proposant de restructurer la dette de la Grèce, sur le modèle de la réorganisation de la dette allemande adoptée à la conférence de Londres de 1953, M. Tsipras s’inspire non des manuels de la gauche radicale, mais des meilleures traditions de la politique économique rooseveltienne. Il offre ainsi une planche de salut, non seulement à son pays, mais aussi à l’Europe et à la zone transatlantique. Car la réduction de 62,5 % de la dette allemande et la limitation du paiement du restant dû à 5% des recettes d’exportation, ont été parmi les mesures à l’origine du miracle économique allemand de l’après-guerre.

Plutôt que de fermer brutalement la porte aux revendications grecques, comme l’a fait la BCE en refusant de continuer à fournir les liquidités nécessaires pour stabiliser les banques grecques, à un coût semblable à celui offert aux autres banques européennes, il faut saisir la perche que nous tend Syriza, pour procéder à une réorganisation similaire de la dette européenne et transatlantique, et mettre un terme à cette crise.

Une alliance gagnant/ gagnant avec les BRICS

Le BRICS doivent être le point d’appui permettant à la France, à l’Europe, de sortir de la nasse de l’actuel système transatlantique, pour aller vers ces politiques. A l’instar de la Suisse, qui a coupé les amarres du franc avec un euro que la politique hyper-inflationniste de Draghi voue à s’affaiblir, tout en signant avec la Chine un accord qui fait de la Suisse une plateforme off-shore du Yuan.

A Fortaleza en juillet dernier, les BRICS ont franchi un pas décisif vers la construction d’un nouvel ordre économique international. Ils ont annoncé la création d’une Nouvelle banque de développement (NDB), à capital initial de 50mds de dollars mais devant monter à 100 mds, afin de financer les infrastructures chez les BRICS mais aussi dans d’autres pays du Sud. Ils ont créé en même temps un fonds de réserve de 100 mds, destiné à se protéger en cas de tempête sur le front de devises. En juin, la Chine avait annoncé la création d’une Banque asiatique pour l’investissement dans les infrastructures (AIIB), à capital initial de 50 mds, devant monter jusqu’à 100 mds.

Le Sommet de Fortaleza a ouvert la voie à la signature d’accords en cascade pour la construction de grandes infrastructures, notamment dans l’énergie, les transports et l’utilisation pacifique de l’atome. Parmi ces accords, à noter deux très grands projets, déjà en chantier : le grand canal interocéanique de Nicaragua, en partenariat avec la Chine, et le doublement du canal de Suez, que l’Egypte a entrepris avec l’aide de la Russie.

La coopération entre la Chine et l’Amérique du Sud a démarré sur les chapeaux de roue, au point que la Chine dépasse déjà les États-Unis comme premier partenaire de la région. Au Forum Chine-CELAC (Amérique latine + Caraïbes) de janvier, la Chine a annoncé sa volonté d’investir 250 mds d’euros dans le continent. L’Argentine vient de signer, de son côté, vingt contrats avec la Chine portant sur l’énergie nucléaire, l’aérospatial, les transports, l’agriculture et la culture. En Eurasie, l’alliance entre la Russie, la Chine et l’Inde a fait des progrès fulgurants, comme l’attestent les nombreux contrats signés lors des rencontres bilatérales de ces derniers mois.

Plus intéressante encore est la volonté des BRICS, face à la crise persistante de l’Occident, d’enfanter un nouveau système monétaire. Déjà les grands contrats gaziers signés en mai par la Russie et la Chine seront réglés en monnaies nationales, tout comme certains contrats signés entre la Russie et l’Inde, modèle qui pourrait être généralisé. Surtout, nous constatons que la Russie et la Chine achètent massivement de l’or, pour se protéger mais aussi pour donner crédibilité à leurs monnaies. Avec 1095 tonnes d’or en 2014, la Russie entre dans le club select des six principaux possesseurs d’or du monde. La Chine aussi a amélioré sa position, avec 1054 tonnes d’or affichées et sans doute bien davantage en réalité.

Mesdames, Messieurs, il est minuit moins 3 !

Le pourrissement de la guerre en Ukraine intervient dans un contexte où les États-Unis s’orientent vers une doctrine de première frappe. De partout, des voix avertissent que le danger d’une guerre nucléaire est aujourd’hui plus grand qu’à l’époque de la Guerre froide, en raison du climat de tension qui règne et de l’absence de nouvelles règles suite à la fin du système communiste. C’est le cas de Theodore Postol, expert américain dans le désarmement à l’Université du MIT, d’Igor Ivanov, ancien ministre russe des Affaires étrangères, ou encore de Mikhaïl Gorbatchev, qui a exprimé à trois reprises ses plus vives inquiétudes.

Le choix aujourd’hui est entre une politique qui est en train de conduire nos pays à la ruine et à la guerre, ou le retour à nos politiques de progrès scientifique, économique et social, selon nos propres traditions et en nous appuyant sur les BRICS. La Chine a invité à plusieurs reprises les pays occidentaux à rejoindre sa proposition de Nouvelle route de la soie. Il faut saisir cette opportunité, « gagnant-gagnant », en apportant le meilleur de chacun d’entre-nous.