Les analyses de Jacques Cheminade

Disparues de l’Yonne : l’enquête doit aller jusqu’au bout

mardi 9 janvier 2001, par Jacques Cheminade

Les jeunes filles disparues de l’Yonne étaient des humiliées et des offensées de la vie, handicapées et orphelines, que l’Etat et l’Administration avaient pour mission d’aider et de protéger. Elles étaient pupilles de la Direction départementale de l’Action sanitaire et sociale (Ddass) d’Auxerre, et au moins quinze d’entre elles ont été violées, ou violées et tuées, entre 1977 et 1989, pendant les « années Mitterrand ». Beaucoup d’autres n’ont pas osé ou pas pu porter plainte. Le plus atroce des crimes a été commis à leur égard, emblématique d’une époque d’injustice sociale, d’argent-roi, « d’affaires » et de mépris de la dignité humaine. C’est pourquoi l’enquête sur ces crimes doit aller jusqu’au bout, quelles que soient les personnalités mises en cause.

La presse ayant abondamment commenté le sujet, nous nous bornerons ici à rappeler ses principaux aspects et à poser les questions qui doivent l’être. Quatre cas s’enchevêtrent, constituant sans doute une seule affaire.

Tout d’abord, un chauffeur de bus, émile Louis, qui faisait la navette entre les instituts spécialisés d’Auxerre et les familles d’accueil, a reconnu, le 13 décembre, avoir tué et enterré sept jeunes femmes (pupilles de la Ddass) entre 1977 et 1979. Une des jeunes victimes dont émile Louis a reconnu l’assassinat, était encore scolarisée à l’IME Grattery (Institut médico-éducatif d’Auxerre) au moment de sa disparition, et trois autres en étaient sorties quelques mois avant leur disparition. En outre, trois jeunes filles de l’IME - dont émile Louis n’a pas reconnu l’assassinat - ont disparu à la même époque. Celui que les enfants appelaient « tonton » avait des relations sexuelles avec deux autres jeunes femmes placées chez sa concubine, Gilberte Binoche, assistante maternelle. Les deux ont, elles aussi, disparu pendant ces années-là. Le corps de l’une d’entre elles, Sylviane Lesage, a été découvert en juillet 1981, enterré nu sous un hangar agricole de Rouvray, dans l’Yonne, proche du domicile d’émile Louis.

En décembre 1981, un gendarme, l’adjudant Jambert, a fait arrêter émile Louis pour « homicide ». Celui-ci a bénéficié d’un non-lieu, bien que le 7 mars 1983, il ait été condamné à cinq ans de prison dont une avec sursis pour « abus sexuel par personne ayant autorité » sur trois fillettes placées elles aussi chez sa concubine. Libéré après deux ans et demi, il s’est séparé de Geneviève Binoche et s’est installé dans le Var, où il a été condamné une deuxième fois à cinq ans de prison pour abus sexuel avec violence sur des mineurs ! A sa seconde sortie, en 1992, il s’est remarié avec Chantal P., une femme dépressive et renfermée.

Le 21 décembre 2000, une jeune femme de 32 ans, amie du couple Louis, a déposé plainte contre émile à Draguignan pour viol et séquestration. En 1986, cette légère handicapée mentale était venue faire le ménage chez émile Louis, alors que sa nouvelle femme se trouvait en maison de repos. Le lendemain matin, elle s’était retrouvée nue et ficelée sur le lit. Chantal P. a reconnu que la même chose lui était arrivée. Dans les deux cas, cependant, il a épargné la vie des deux femmes, assurant aux gendarmes que la « bestiole » qui le poussait autrefois à tuer après avoir eu des relations sexuelles soi-disant « consenties » avec ses petites victimes l’avait laissé tranquille. émile Louis, jusqu’à son interpellation du 12 décembre 2000, n’avait jamais été réellement inquiété, malgré la conviction du gendarme Jambert, pour les meurtres des jeunes-filles. Christian Jambert s’est lui-même suicidé en 1997, après avoir sombré dans l’alcoolisme. Actuellement, émile Louis a signalé l’endroit au Rouvray, près de la rivière Serein, où il aurait enterré les sept cadavres. Si ceux-ci sont retrouvés, la prescription de dix ans jouera en sa faveur.

Ensuite, deuxième affaire à Auxerre, une jeune fille de l’Assistance publique a été retrouvée dans les rues de l a ville le 20 janvier 1984. Affirmant qu’elle était enfermée depuis trois mois dans un sous-sol d’un pavillon d’Apoigny, un village voisin, constamment enchaînée, torturée et violée, elle a indiqué qu’une autre fille y était encore. Les policiers ont effectivement délivré une jeune femme de 22 ans, retrouvée nue dans une cave qui servait de chambre de torture, suspendue à une échelle par les poignets. Claude Dunand, propriétaire du pavillon, a assuré s’être d’abord livré à des tortures sur sa propre femme, puis avoir passé des petites annonces dans le journal et à l’ANPE pour recruter des jeunes filles afin de s’occuper « d’une vieille tante malade ».

Ces jeunes filles, torturées à l’électricité et à l’arme blanche, nourries à la pâtée pour chien, étaient présentées à une trentaine de clients fortunés, qui arrivaient encagoulés au pavillon, « où il y avait une ardoise, avec inscrit à la craie le menu [les tortures] du jour », suivant l’avocat de Claude Dunand. L’une des jeunes filles était élève à l’IME Grattery. Claude Dunand a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité le 31 octobre 1991, sans dire un mot de ses « clients », sinon « qu’il s’agissait de gens importants ».

La police ne les a pas retrouvés. Peu de victimes (trois recensées en quinze ans de tortures...), pas de clients. Jean-Yves Liénard, l’avocat de Dunand, a déclaré au Monde : « Nous avions tous eu l’impression qu’il y avait une partie cachée, des corps qu’on n’a pas retrouvés. Il est absolument impossible, quand on voit l’état de ces deux jeunes filles, à la limite de la mort, qu’il n’y en ait pas eu d’autres. Dunand a déménagé quinze fois, l’affaire a fait du bruit, mais personne ne s’est manifesté. C’est un mystère absolu . »

Le troisième cas a fait plus de bruit. L’Yonne républicaine du 6 octobre 1989 titrait : « Un notable auxerrois inculpé de viol ». Pierre Charrier, secrétaire général de l’Association pour adultes et jeunes handicapés (Apajh) de l’Yonne - fondateur et cheville ouvrière de l’association depuis vingt-six ans - était accusé d’avoir violé pendant un an une handicapée de 23 ans qui résidait dans l’établissement dirigé par son épouse Nicole à partir de 1986 : le foyer Guette Soleil. Pierre Charrier était également directeur de l’IME de Grattery, et avant 1986, Nicole Charrier y était éducatrice et chef de service. Pierre Charrier, qui aurait dû normalement être jugé en Cour d’assises, alors qu’il était inculpé pour des faits criminalisables, fut condamné en correctionnelle, le 18 mai 1992, à six ans de prison. Nicole Charrier vit aujourd’hui avec Georges Decuyper, actuel président de l’Apajh. Elle dirige toujours le foyer Guette Soleil, qui dépend de l’Apajh. En 1993, soit un an après la condamnation de Pierre Charrier, la jeune femme qu’il avait violée résidait toujours dans l’établissement de son épouse qui, d’après une jeune éducatrice (citée par Libération) la traitait publiquement de « petite pute ». En 1993 également, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) s’étonne de cette situation et parle de Nicole Charrier en termes très durs : « L’hostilité qu’elle suscite auprès des directeurs des autres établissements de l’Apajh et l’image dévalorisée qui est la sienne au sein de l’Association. » Ce qui n’empêche pas Mme Charrier de rester en poste, malgré la plainte d’un jeune garçon du foyer Guette Soleil pour viol par le veilleur de nuit.

Le quatrième cas est celui de Joanna Parrish, une jeune anglaise violée puis tuée en 1990 aux environs d’Auxerre, dont le corps a été retrouvé dans le Serein à quelques kilomètres du Rouvray (où fouillent les gendarmes à la recherche des sept cadavres enterrés là par émile Louis) et de Seignelay (où habitait Louis). Roger Parrish, son père, s’est étonné des conditions de l’enquête : « En dépit de tous les comportements mystérieux, nous avons tout fait pour ne pas céder aux théories de la conspiration. Mais franchement, je ne vois que deux explications. Ou bien nous avons affaire à une des équipes d’enquêteurs les plus incompétentes sur terre, ou quelqu’un protège quelqu’un d’autre. Dans les deux cas, je veux qu’ils sachent que nous n’allons pas abandonner . »

Me Pierre Gonzalez de Gaspard, avocat de l’Association de défense des handicapées de l’Yonne (Adhy), qui regroupe les familles des victimes et qui a déposé six plaintes en 1996 pour « enlèvements et séquestrations arbitraires », résume les choses de la manière suivante :

« émile Louis n’est pas l’arbre qui cache la forêt, mais celui qui pourrait l’annoncer. Le fait, entre autres, qu’il y ait eu tant de résistances du côté de la justice peut laisser imaginer qu’il y a eu des complicités et que certaines personnes avaient intérêt à dissimuler la vérité . »

Georges Decuyper, l’actuel président de l’Apajh, s’indigne : « Quel rapport [du cas Charrier] avec émile Louis ? Il y a aujourd’hui des règlements de compte qui, passé un certain niveau d’indécence, donneront lieu à des poursuites judiciaires . »

Les journalistes de L’Yonne républicaine s’exclament : « Il est ridicule de croire qu’il [émile Louis] aurait pu se servir [des jeunes filles] pour alimenter les parties fines entre notables. On nage en plein fantasme Dutroux . »

Les faits sont cependant lourds d’implications :

1) L’IME Grattery et le foyer Guette Soleil se retrouvent pratiquement à chaque moment du dossier, au moins dans les trois premiers « cas » (Louis, Dunand, Charrier).

2) Il est incroyable que sans protections ou complicités, tant de disparitions inscrites sous la rubrique « fugue », au cours d’une période de temps relativement courte, et pour des jeunes filles de profil semblable, n’aient pas fait l’objet d’un examen sérieux.

3) Certains notables de la région ont la réputation bien établie de se livrer à des partie dites « fines ». Il est très curieux qu’aucun des riches clients de Dunand n’ait pu être identifié.

4) Nous sommes en mesure d’indiquer que Nicole Charrier, qui se situait au confluent du mitterrandisme parisien et du soissonisme régional, a pu de ce fait bénéficier de protections solides. Elle a été conseillère municipale à Auxerre entre 1989 et 1995, Jean-Pierre Soissons étant maire.

5) Les gens se croyant au-dessus des lois dans la région étaient et sont encore nombreux, y créant un climat délétère.

6) L’Apajh, au niveau national, a décidé de suspendre la fédération de l’Yonne, devant « l’urgence et la gravité des faits », ce qui ne plaide pas en faveur du couple Decuyper-Charrier.

7) émile Louis a pu tuer ou violer certaines des jeunes filles, mais on le voit mal s’étant, seul, livré à un travail à la chaîne d’une telle ampleur. Le chauffeur de bus n’aurait-il pas pu être aussi livreur ? L’hypothèse mérite au moins d’être examinée.

Les déclarations du lieutenant-colonel de gendarmerie Michel Pattin sont à ce sujet troublantes : « C’est un peu comme si les meurtres qu’il a commis ne le concernaient pas. Il n’a pas l’air ému de les évoquer . »

En tous cas, jusqu’à la fin de l’an dernier, émile Louis a toujours assuré à qui voulait l’entendre qu’il était « protégé ».

Nous dirons en conclusion que ces quatre cas méritent, comme un « tout » éventuel, un examen attentif, sans préjugés, en respectant les présomptions d’innocence, mais sans complaisance ni lâcheté. Justice est due aux victimes, innocentes parmi les innocentes. Il faut pour cela rétablir le respect du droit et nettoyer les écurie d’Auxerre, quel que soit le niveau où se situent les responsables et les coupables.