Retrouver la foi en l’économie

jeudi 2 juillet 2015, par Sébastien Périmony

Lors de la campagne présidentielle de 2007, Jacques Cheminade nous a fait partager ou découvrir « l’un des quatre grands courants de l’humanisme engagé de notre pays » : la doctrine sociale de l’Eglise (ou christianisme social).

Les trois autres sont le socialisme républicain (Jean Jaurès et Charles Tillon), le radicalisme de progrès (Jean Zay et Jean Moulin) et le gaullisme patriote.

Ces quatre courants s’interconnectent et convergent de manière constante et croissante. Ils sont les vraies racines de la France universelle et portent en eux les bases de notre projet contre le fascisme financier de la renaissance politique à venir.

Dans l’une de ses dernières interventions, Jacques Cheminade a remis de l’avant trois encycliques spécifiques de l’église : Laborem exercens (Le travail humain), Veritatis splendor (La splendeur de la vérité) de Jean-Paul II, et Populorum Progressio (Sur le progrès des peuples) de Paul VI.

Sans peur de nous tromper, nous pouvons dire qu’une très grande majorité de la jeune génération ne connaît, ni d’Eve ni d’Adam, ce courant fondamental de notre histoire.

J’ai donc décidé de vous faire partager ma découverte de ces textes et de leur enseignement profond. C’est pourquoi, pour le plaisir de tous et pour le mien, je vous livre ici un récapitulatif sur ce courant religieux et politique méconnu. J’essaierai de vous montrer en quoi il est important de le faire revivre dans notre société, sans l’utiliser comme un outil politique pour séduire les milieux sociaux-chrétiens comme le font trop souvent nos hommes politiques, ni comme un masque vénitien que l’on se met devant le visage pour cacher nos carences morales et éviter toute introspection. Ce courant est avant tout une discontinuité morale dans l’histoire chrétienne de l’Europe et de la France.

C’est une avancée non négligeable de la pensée des institutions catholiques, ainsi que de la pensée humaine dans son ensemble. Malheureusement, le milieu qui l’a vu naître est souvent considéré comme « un autre monde », ritualiste, atemporel, mystique, voire même pour certains, apolitique !

Loin de nous l’idée d’analyser ici les défauts ou manques de telle ou telle doctrine, de telle ou telle personne ou d’essayer de retirer le brin de paille dans l’œil de notre voisin, nous voulons plutôt essayer d’en retirer le meilleur, les conceptions les plus universelles, afin de nous libérer de nos propres limites, nos propres déterminismes car seule « la concorde engendre l’ordre et la beauté », et c’est dans le changement même que l’univers et notre esprit s’accordent dans une relation de progrès constant et que l’humanité dans son ensemble accède à des niveaux d’existence supérieurs.

Loin de nous également la prétention de présenter l’ensemble de la doctrine sociale de l’église dans toute la splendeur de sa vérité ou d’en faire une étude exhaustive.

Je ferai d’abord un parcours historique des différentes encycliques depuis Rerum Novarum (du moins celles qui me paraissent les plus importantes), puis j’essaierai de montrer quelques réalisations concrètes issues de ce courant de pensée, leurs congruences avec le moment de l’histoire dans lequel nous vivons et les armes que nous avons à notre disposition pour gagner la bataille commencée par nos prédécesseurs.

Enfin, je mettrai un plus fort accent sur deux des encycliques que Jacques Cheminade a citées dernièrement. Pour terminer, je me permettrai de lancer une polémique sur la prochaine révolution nécessaire et fondamentale que doivent entreprendre les institutions catholiques, à travers l’exemple d’un penseur que j’ai récemment découvert, qui se nomme Maurice Zundel.

Nous vivons une période tragique de l’histoire européenne, et face à cette triple crise économique, politique et culturelle, le temps est venu de « vomir les tièdes » et de défendre la vérité face à la capitulation immorale de nos élites devant le sort injuste de milliards d’individus sur cette planète.

Ce travail se veut avant tout pédagogique et préliminaire à des recherches plus approfondies. Il est destiné à tous ceux qui voudraient avoir en leurs mains et en leur cœur l’enseignement de la doctrine sociale de l’église, toujours d’actualité et sans cesse rénovée par les différents papes. J’y ai joint les citations qui m’ont parues les plus révolutionnaires. Alors vous verrez que l’économie physique, de ce point de vue, c’est aussi une bonne nouvelle !

Léon XIII : le christianisme républicain

Le Pape Léon XIII.

Ecrit par le pape Léon XIII en 1891,Rerum novarum (Des choses nouvelles) s’intéresse spécifiquement à la condition des ouvriers (les 80% des gens les plus pauvres de l’époque, comme aujourd’hui).

Comme il le dit dès le début : « 432. (…) La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence. » L’oligarchie industrielle de l’époque est devenue une oligarchie purement financière mais le problème qui nous est posé aujourd’hui est toujours le même.

Pour Léon XIII, la cause en est que « 434. (…) les sentiments religieux du passé ont disparu des lois et des institutions publiques et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée (…) 435. Les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine des pauvres contre les riches. »

Ainsi, comme nous pouvons le lire dans l’un des derniers écrits de l’économiste et homme politique américain Lyndon LaRouche, La fraude du libre-échange : « Donc, une fois encore, comme dans mon texte précédent "le débat économique pour la Russie", notre analyse et nos propositions doivent exposer et rejeter les éléments mythiques et simplistes de la légende ‘Marxisme Versus Capitalisme’ ». [1]

M. LaRouche et M. Cheminade ont toujours mis au centre de leur combat politique le dépassement des dogmes au service de la vérité, et en particulier le dogme des théories économiques qui font autorité, dogme qui a toujours consisté à vouloir opposer libéralisme et socialisme, marxisme et capitalisme, intérêt privé et intérêt général, l’homme et l’argent.

M. LaRouche résume à sa manière la polémique en démontrant les caractéristiques ontologiques communes de ces doctrines que tout le monde cherche à opposer : « Karl Marx est un dupe avoué du plagiaire et fraudeur Adam Smith. » [2]

Il replace le débat au cœur même de chacun d’entre nous : « Le premier point crucial à considérer, est qu’il n’y a aucune découverte de principes physiques universels réels, connus, qui n’ait été réalisée autrement que par une percée expérimentalement vérifiable par la puissance de l’esprit d’un individu unique. »

Ainsi pour LaRouche, l’individu est à l’économie ce que le soleil est à notre système solaire, sa force motrice, et la créativité humaine est l’origine de l’économie en même temps que sa fin. Dans ce même texte, il nous expose la voie royale à suivre, « L’alternative du système d’économie politique américain comme un système mondial d’association œcuménique d’Etats-Nations souverains républicains ». [3]

C’est cette question de l’œcuménisme qui est au cœur de la doctrine sociale de l’église, non seulement comme base d’un dialogue des cultures et des religions, mais comme un principe moral universel, applicable aux différents membres d’un même corps social.

Mais sur quelles bases philosophiques est fondé ce dialogue interpersonnel ou entre États-nations ?

Dès les premières pages de l’encyclique de Léon XIII, la réponse est sans ambiguïté. Elle devrait résonner en nous chaque fois que nous agissons, non à l’image de Dieu, mais à l’image d’un animal recherchant sans fin la satisfaction de ses plaisirs primitifs :

437. (...) Il y a en effet, sous ce rapport, une très grande différence entre l’homme et les animaux sans raison. Ceux-ci ne se gouvernent pas eux-mêmes ; ils sont dirigés et gouvernés par la nature, moyennant un double instinct qui, d’une part, tient leur activité constamment en éveil et en développe les forces, de l’autre, provoque tout à la fois et circonscrit chacun de leurs mouvements. Un premier instinct les porte à la conservation et à la défense de leur vie propre, un second à la propagation de l’espèce. Les animaux obtiennent aisément ce double résultat par l’usage des choses présentes, mises à leur portée. Ils seraient d’ailleurs incapables de tendre au-delà, puisqu’ils ne sont mus que par les sens et par chaque objet particulier que les sens perçoivent. Bien autre est la nature humaine. En l’homme d’abord se trouvent en leur perfection les facultés de l’animal. Dès lors, il lui revient, comme à l’animal, de jouir des objets matériels. Mais ces facultés, même possédées dans leur plénitude, bien loin de constituer toute la nature humaine, lui sont bien inférieures et sont faites pour lui obéir et lui être assujetties. Ce qui excelle en nous, qui nous fait hommes et nous distingue essentiellement de la bête, c’est l’esprit ou la raison.

Loin du discours religieux moralisateur, ou de l’idéologie matérialiste, les vrais penseurs de la doctrine sociale de l’église mettent l’homme et sa raison au centre même de l’univers, co-responsable de la création par le travail humain.

La question de la propriété privée au cœur de la condition des ouvriers :

460. Qu’on ne pense pas que l’Église se laisse tellement absorber par le soin des âmes qu’elle néglige ce qui se rapporte à la vie terrestre et mortelle.

Le droit à la propriété est l’une des choses fondamentales pour la liberté des individus [dans la doctrine sociale de l’église et en particulier dans les écrits de Léon XIII.]

Ce dernier établit une distinction précise entre le droit de propriété et le droit de servage, trop souvent confondus par les détenteurs du patrimoine ou du capital à son époque. Cette distinction fera polémique dans les milieux capitalistes arriérés qui, à la fin du XIXe siècle, voulaient prolonger le système politique du Moyen-âge et refusaient que le droit de progresser soit accessible à l’ensemble de l’humanité.

Cette opposition apparente n’est pas présentée en tant que telle par Léon XIII. Utilisant un point de vue supérieur, il redonne toute sa place à l’individu, à son droit de jouir des bénéfices de son travail, de léguer son bien à ses descendants, et donc à être libre par son droit à la propriété. Il reconnaît aux institutions des peuples le droit d’ingérence dans les affaires privées quand celles-ci sont en opposition flagrante avec le respect de la dignité humaine.

439. Qu’on n’oppose pas non plus à la légitimité de la propriété privée le fait que Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu’il l’utilise et en jouisse. Si l’on dit que Dieu l’a donnée en commun aux hommes, cela signifie non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier. Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples. Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu’il n’est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs.

Ainsi le droit de « partager la terre » ne revient pas à l’église mais aux gouvernants, aux institutions des peuples et donc à la politique.

464. Les chefs d’État doivent d’abord apporter un concours d’ordre général par tout l’ensemble des lois et des institutions. Nous voulons dire qu’ils doivent agir en sorte que la constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée. … De même donc que, par tous ces moyens, l’Etat peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe ouvrière. Il le fera dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redouter le reproche d’ingérence ; car en vertu même de son office, l’Etat doit servir l’intérêt commun.

La révolution doctrinale qu’apporte Léon XIII n’est pas seulement un rejet du libéralisme et du socialisme (= marxisme avant Jaurès) considérés comme frauduleux. Il va plus loin encore, ce qui fait scandale à son époque, dans sa prise de position sur le rôle de l’Etat :

487. La société privée est celle qui se forme dans un but privé, comme lorsque deux ou trois s’associent pour exercer ensemble le négoce.
Les sociétés privées n’ont d’existence qu’au sein de la société civile dont elles sont comme autant de parties. Il ne s’ensuit pas cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’Etat de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe : la naturelle sociabilité de l’homme.

Assurément, il y a des cas qui autorisent les lois à s’opposer à la formation de sociétés de ce genre. Si une société, en vertu même de ses statuts, poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l’Etat, les pouvoirs publics auraient le droit d’en empêcher la formation et, si elle était formée, de la dissoudre.

Ainsi cette discontinuité morale introduite dans les institutions catholiques par Léon XIII, va renverser les valeurs de l’époque au sein même de l’Eglise, et remettre la reconnaissance du droit des ouvriers au cœur de tout développement positif d’une société.

Ceux-ci sont en effet « livrés, isolés et sans défense, à des maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée (...) l’autorité publique doit tout d’abord les sauvegarder en arrachant les malheureux ouvriers des mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire leur cupidité. »

J’en resterai ici pour les conceptions générales, mais d’autres points fondamentaux sont également abordés dans cette encyclique, comme l’âge légal du travail, la durée du repos, la fixation du salaire, l’appel à la création de syndicats ouvriers, de sociétés de secours mutuel entre ouvriers et patrons, qui « ont pour but de secourir les ouvriers, ainsi que leurs veuves et leurs orphelins, en cas de mort, d’accidents ou d’infirmités ».

Refusant les dogmes de la société dans laquelle il vit, Léon XIII prendra des positions courageuses et en opposition complète avec la pensée de son temps. Il créa une révolution à l’intérieur des institutions catholiques qui jusqu’à son époque se refusent à envisager un ordre supérieur dans l’organisation de la société, à savoir le mariage entre le meilleur de la tradition républicaine et le meilleur de la pensée chrétienne. Son œuvre est restée le roc sur lequel s’est bâtie toute la pensée des différents papes qui lui ont succédé dans l’ensemble du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui.

Pie XI : Quadragesimo Anno

Le Pape Pie XI en 1928.
banq.qc.ca

Après la révolution conduite par Léon XIII, ses successeurs ne cesseront de faire référence à Rerum Novarum. Pie XI écrit en 1931 Quadragesimo Anno, pour le quarantième anniversaire de l’encyclique,et intervient par ce biais sur les questions de société de son époque.

« 532. L’enseignement de Léon XIII, si noble, si élevé, complètement nouveau pour le monde, provoqua, même chez certains catholiques, de la défiance, voire du scandale. Il renversait en effet si audacieusement les idoles du libéralisme, ne tenant aucun compte de préjugés invétérés et anticipait sur l’avenir : les hommes trop attachés au passé dédaignèrent cette nouvelle philosophie sociale, les esprits timides redoutèrent de monter à de telles hauteurs ».

Ici encore, le pape ne s’arrête pas à de simples conceptions théologiques ou à ce qu’a dit son prédécesseur, il prend la liberté de pousser plus loin les concepts posés par Léon XIII, et en approfondit la compréhension par rapport aux nouveaux défis posés par la situation de l’époque. Comme il le dit lui-même :

539. Même dans certains milieux catholiques, les efforts des ouvriers vers ce genre d’organisation étaient vus de mauvais œil, comme d’inspiration socialiste ou révolutionnaire.

Il lance également une attaque contre le libéralisme britannique, problème d’alors et d’aujourd’hui encore :

558. Certes, le capital a longtemps réussi à s’arroger des avantages excessifs. Il réclamait pour lui la totalité du produit et du bénéfice, laissant à peine à la classe des travailleurs de quoi refaire ses forces et se perpétuer. Une loi économique inéluctable, assurait-on, voulait que tout le capital s’accumulât entre les mains des riches ; la même loi condamnait les ouvriers à traîner la plus précaire des existences dans un perpétuel dénuement, la réalité, il est vrai, n’a pas toujours et partout exactement répondu à ces postulats du libéralisme manchesterien. [4].

Sur bien des questions, il prend des positions plus précises que Léon XIII, comme sur la question des salaires à laquelle on ne peut répondre « à l’aide d’une formule ou d’une règle unique », mais le critère en sera « une rétribution suffisamment abondante pour faire face aux charges du ménage. »

Bref de quoi remplir le caddie.

577. Une autre chose encore reste à faire, qui se rattache étroitement à tout ce qui précède. De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée.

Il insiste sur le fait que c’est l’Etat qui accorde aux différents syndicats une reconnaissance légale et que cela lui donne donc un caractère de monopole puisqu’il détermine quels syndicats ont valeur « légale ». La réponse à ce dilemme nous a été offerte par Jacques Cheminade dans son projet de 2007 (Droit au travail et à l’emploi qualifié) :

Pour donner vie et rendre vigueur à la négociation collective, il faut créer chez nous le syndicalisme puissant et vivace dont nous sommes dépourvus. La représentativité du nombre de voix obtenues, actuellement discutée au Conseil économique et social, doit être réellement mise en place. Les syndicats « nouveaux », comme Sud et l’UNSA, ont raison sur ce point. De plus, il est légitime que, pour éviter les combinaisons actuelles, qui souvent permettent au Medef ou aux instances politiques de museler le syndicalisme en lui assurant les faveurs lui permettant de survivre, la puissance publique participe officiellement au financement de leur fonctionnement, mais non sans condition. Par exemple, à travers des crédits d’impôt en faveur de leurs membres, pour encourager les adhésions qui actuellement font défaut.

Les réalisations concrètes de l’héritage de Léon XIII

La JOC et la JAC :

Malgré l’opposition féroce des possédants et même parfois des institutions catholiques, quelques hommes et quelques femmes vont prendre à la lettre l’appel de Léon XIII.

Joseph Cardijn, fondateur de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC).
cijoc.org

C’est ainsi qu’en 1925 en Belgique sera créée la JOC : Jeunesse ouvrière chrétienne par le prêtre Joseph Cardijn et par deux laïcs, Paul Garcet et Fernand Tonnet. Le mouvement verra le jour en France en 1927 à Clichy, créé par le père Georges Guérin. Son but est d’encourager les ouvriers à s’organiser et à défendre leurs droits.

Loin de rester un mouvement de réflexion théorique sur les questions sociales, la Jeunesse ouvrière chrétienne sera au cœur de toutes les luttes pour le respect des droits humains, allant même, sous l’impulsion de son vice-président Henri Bourbais, jusqu’à refuser de se plier à l’ordonnance du 28 août 1940 qui interdisait les associations.

Alors que les institutions de l’Eglise étaient favorables à la politique du maréchal Pétain, la JOC va se « radicaliser » et participer activement à la rRésistance en se rapprochant du Conseil national de la Résistance (CNR).

Notons également que la JOC est à l’origine de la création des foyers de jeunes travailleurs (1955), des comités de chômeurs et des permanences précarité (1980).

Le mouvement de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC) est lui fondé en 1929 par l’abbé Jacques Ferté et Robert Garnier.

C’est un mouvement de jeunes dont le but est d’évangéliser les campagnes et d’améliorer les conditions de travail des jeunes paysans. Suite à la Seconde Guerre mondiale, dans une France qui connaît encore le rationnement, la JAC s’engage dans le combat pour augmenter la production agricole en misant sur les nouvelles techniques de production (mécanisation, engrais etc.).

Elle met également en place un ensemble croissant de structures d’aide à la profession comme les coopératives ou les mutuelles agricoles. Aujourd’hui la JAC existe sous le nom de MRJC (Mouvement rural de jeunesse chrétienne) fondé en 1965.

Marc Sangnier : le républicanisme chrétien

Marc Sangnier.
mondanité.fr

C’est en militant dans le journal de son ami Paul Naudin, « le Sillon », que Marc Sangnier (1873-1950) se fera l’un des apôtres du ralliement des catholiques à la République prôné par Léon XIII dans Rerum Novarum.

Son but est d’engendrer une forme plus haute de gouvernement, s’inspirant du meilleur de l’histoire chrétienne et du meilleur de l’histoire républicaine, en opposition, de ce fait, avec les mouvements radicaux d’extrême-droite monarchistes (l’Action française de Charles Maurras qui l’attaquera sans cesse) et les mouvements radicaux d’extrême-gauche marxistes et anticléricaux.

Ainsi comme il l’écrit lui-même :

« Le Sillon a pour but de réaliser en France la république démocratique. Ce n’est donc pas un mouvement catholique, en ce sens que ce n’est pas une œuvre dont le but particulier est de se mettre à la disposition des évêques et des curés pour les aider dans leur ministère propre.

Le Sillon est donc un mouvement laïc, ce qui n’empêche pas qu’il soit aussi un mouvement profondément religieux. »

Jean XXIII : Mater et Magistra, Pacem in Terris

Le Pape Jean XXIII.
avm-diffusion.com

Jean XXIII introduit son encyclique sur l’église universelle, Mater et Magistra (Mère et éducatrice) du 15 mai 1961 (soit 70 ans après Rerum Novarum) sur cette belle phrase :

« Le christianisme, en effet, rejoint la terre au ciel, en tant qu’il prend l’homme dans sa réalité concrète, esprit et matière, intelligence et volonté, et l’invite à élever sa pensée des conditions changeantes de la vie terrestre vers les cimes de la vie éternelle, dans un accomplissement sans fin de bonheur et de paix. »

D’emblée, il attaque la vision naturaliste de l’économie qui voudrait qu’il n’y ait aucun lien entre morale et économie :

Le motif unique de l’activité économique, affirmait-on, est l’intérêt individuel. La loi suprême qui règle les rapports entre les facteurs économiques est la libre concurrence illimitée. L’intérêt du capital, le prix des biens et services, le profit et le salaire sont exclusivement et automatiquement déterminés par les lois du marché. L’Etat doit s’abstenir de toute intervention dans le domaine économique. Les syndicats, suivant les pays, sont interdits, ou tolérés, ou considérés comme personnes juridiques de droit privé. Dans un monde économique ainsi conçu, la loi du plus fort trouvait sa pleine justification sur le plan théorique et l’emportait dans les rapports concrets entre les hommes, Il en résultait un ordre social radicalement bouleversé.

« L’Etat, dont la raison d’être est la réalisation du bien commun dans l’ordre temporel, ne peut rester absent du monde économique ; il doit y être présent pour y promouvoir avec opportunité la production d’une quantité suffisante de biens matériels "dont l’usage est nécessaire à la vertu", et pour protéger le droit de tous les citoyens, surtout les plus faibles, comme les ouvriers, les femmes et les enfants. C’est également son devoir inflexible de contribuer activement à l’amélioration des conditions de vie des ouvriers » par le crédit public productif, à long terme et à faible taux d’intérêt, pour l’investissement dans de grands projets d’infrastructures et dans la découverte de nouvelles technologies, aurions-nous ici envie d’ajouter !

Il serait très long de vouloir résumer l’apport considérable de Jean XXIII sur les questions sociales et la rénovation des institutions catholiques. Toutefois la spécificité de Jean XXIII est de consacrer une grande partie de son encyclique aux rapports entre les peuples et ainsi d’élargir les conceptions chrétiennes aux relations internationales.

Dans la troisième partie de son encyclique, « Exigences de la justice dans les relations entre les pays inégalement développés », il appelle à une coopération scientifique, technique et financière de la part des nations « qui disposent de régimes économiques hautement productifs ».

Cette conception a également été à la base des projets de M. LaRouche comme « l’Initiative de défense stratégique » et le « triangle productif » entre Paris, Berlin et Vienne, suite à l’effondrement de l’économie de l’Union soviétique et de sa zone d’influence.

Jean XXIII en profite également pour lancer une attaque dévastatrice contre les malthusiens et l’idéologie qui sera celle du Club de Rome :

Un problème souvent évoqué ces derniers temps est celui des rapports entre l’accroissement démographique, le développement économique et les moyens de subsistance disponibles, soit sur le plan mondial, soit dans les pays sous-développés. Sur le plan mondial, certains prétendent que, suivant des statistiques assez sérieuses, le genre humain, dans quelques dizaines d’années, aura sensiblement augmenté en nombre, alors que le développement économique ne fera que des progrès plus lents. Ils en déduisent que si on ne limite pas les taux d’accroissement démographique, en peu de temps le déséquilibre s’accentuera d’une manière aiguë entre population et moyens de subsistance.

Sa réponse :

En outre, Dieu, dans sa bonté et sa sagesse, a doté la nature de ressources inépuisables et a donné aux hommes intelligence et génie pour inventer les instruments aptes à leur procurer les biens nécessaires à la vie. La solution de base du problème ne doit pas être cherchée dans des expédients qui offensent l’ordre moral établi par Dieu et s’attaquent aux sources mêmes de la vie humaine, mais dans un nouvel effort scientifique de l’homme pour augmenter son emprise sur la nature. Les progrès déjà réalisés par les sciences et les techniques ouvrent des horizons illimités.

Il commencera également à prendre position sur les questions éthiques que posent les nouvelles découvertes de la science dans les secteurs de la vie humaine. Je conseille aussi vivement à tous ceux que cela intéresse de lire sa seconde encyclique Pacem in Terris du 11 avril 1963, sur la paix entre toutes les nations. Encyclique dans laquelle il donne cette belle définition de nos droits civiques : « L’homme comme tel, bien loin d’être l’objet et un élément passif de la vie sociale, en est et doit en être, en rester le sujet, le fondement et la fin. »

Paul VI : la paix par le développement mutuel

Charles De Gaulle avec le Pape Paul VI.

L’encyclique fondamentale rédigée par Paul VI s’appelle Popularum Progressio (Sur le progrès des peuples) du 26 mars 1967 et comme le disait Jacques Cheminade dans son programme (Droit au travail et à l’emploi qualifié) :

« Il ne peut y avoir de progrès sans solidarité, mais pas davantage de solidarité sans progrès, du moins à une échelle générale et pour une longue période. »

C’est cette encyclique qui, je le crois, avec Laborem Exercens de Jean-Paul II, nous donnera l’aperçu le plus juste de la doctrine sociale de l’église dans sa substance et dans ce qui nous concerne tous chaque jour, en tant que citoyens d’une nation, et donc au sein de notre intervention politique.

Paul VI, Populorum Progressio :

(65) Peuples, artisans de leur destin :
Car c’est là qu’il faut en venir. La solidarité mondiale, toujours plus efficiente, doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin. Le passé a été trop souvent marqué par des rapports de force entre nations : vienne le jour où les relations internationales seront marquées au coin du respect mutuel et de l’amitié, de l’interdépendance dans la collaboration, et de la promotion commune sous la responsabilité de chacun. Les peuples plus jeunes ou plus faibles demandent leur part active dans la construction d’un monde meilleur, plus respectueux des droits et de la vocation de chacun. Cet appel est légitime : à chacun de l’entendre et d’y répondre.

Loin d’être atemporelle ou théorique, et comme Jean XXIII l’avait déjà laissé entendre, « la question sociale est devenue mondiale ». Pour Paul VI « cet enseignement est grave et son application urgente ».

C’est avec ce sentiment d’urgence qu’à l’époque, le 4 octobre 1965, les institutions catholiques et Paul VI en personne, se sont adressées à l’assemblée générale des Nations Unies, ce qui est une nouvelle révolution dans la diplomatie vaticane. Paul VI y déclare que « l’humanité devra mettre fin à la guerre ou c’est la guerre qui mettra fin à l’humanité ». Message délivré quelques années après l’assassinat de J.F. Kennedy dans un contexte où, comme aujourd’hui, une guerre mondiale n’était pas impensable au regard des factions impérialistes au pouvoir en Angleterre, avec la nouvelle présidence d’Harold Wilson qui mène à la destruction des accords de Bretton Woods quelques années plus tard. Voir l’émission 1989.

Cette encyclique de Paul VI, comme Laborem Exercens de Jean-Paul II que nous regarderons plus tard, est une très belle composition. La première partie concerne le « développement intégral de l’homme » dans laquelle il reprend l’ensemble de l’enseignement des encycliques précédentes avec au passage cette phrase toujours d’actualité :

9. Cependant qu’une oligarchie jouit en certaines régions d’une civilisation raffinée, le reste de la population pauvre et dispersée, est privée de presque toute possibilité d’initiative personnelle et de responsabilité, et souvent même placée dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine.

Il sera le premier, à ma connaissance, à lancer la polémique sur le fait que « 13. Désormais, les initiatives locales et individuelles ne suffisent plus ». Polémique qu’il est toujours très bon de rappeler à certains de nos amis chrétiens qui pensent souvent que c’est par un ensemble de petites choses que l’on peut faire de grandes choses. Certains pensent même que seule la prière est la solution au salut de l’homme, et qu’en priant peut-être même que des églises ou des cathédrales émergeront de terre !

Pour Paul VI, les deux problèmes fondamentaux qui empêchent l’homme de développer son intégralité, ou sa dignité sont « 21. les carences matérielles de ceux qui sont privés du minimum vital », problème qui trouve ses solutions dans la science de l’économie physique, ainsi que « les carences morales de ceux qui sont mutilés par l’égoïsme », problème qui trouve ses solutions dans l’éducation esthétique et morale.

La partie peut-être la plus pertinente par rapport au sujet qui nous intéresse ici, l’économie physique, est celle consacrée à la définition de l’industrialisation et à son rôle civilisateur :

25. Nécessaire à l’accroissement économique et au progrès humain, l’introduction de l’industrie est à la fois signe et facteur de développement. Par l’application tenace de son intelligence et de son travail, l’homme arrache peu à peu ses secrets à la nature, tire de ses richesses un meilleur usage. En même temps qu’il discipline ses habitudes, il développe chez lui le goût de la recherche et de l’invention, l’acceptation du risque calculé, l’audace dans l’entreprise, l’initiative généreuse, le sens des responsabilités.

Et tout comme son prédécesseur Pie XI, il attaque « l’impérialisme international de l’argent ».

Avant de conclure remarquablement que « c’est à tort qu’on attribuerait à l’industrialisation elle-même des maux qui sont dus au néfaste système qui l’accompagnait. Il faut au contraire en toute justice reconnaître l’apport irremplaçable de l’organisation du travail et du progrès industriel à l’œuvre du développement. »

L’écologisme a envahi les programmes de nos partis politiques, les plus radicaux parlant même aujourd’hui de décroissance, proposant de mettre fin aux progrès technologiques soi-disant dangereux pour l’homme, sans s’interroger sur les conséquences de leurs axiomes et sans comprendre les fondements de l’évolution des peuples et la véritable nature de l’homme. Celle-ci réside en effet dans sa capacité à découvrir les principes physiques de l’univers et à les appliquer sous forme de technologies afin d’augmenter le potentiel de densité démographique relatif, critère essentiel pour mesurer la bonne santé de l’économie physique d’une société.

43. Le développement intégral de l’homme ne peut aller sans le développement solidaire de l’humanité. Nous le disions à Bombay : "l’homme doit rencontrer l’homme, les nations doivent se rencontrer comme des frères et sœurs, comme les enfants de Dieu. Dans cette compréhension et cette amitié mutuelle, dans cette communion sacrée, nous devons également commencer à œuvrer ensemble pour édifier l’avenir commun de l’humanité.

Paul VI a des accents jaurésiens : « Il s’agit de construire un monde où tout homme, sans exception de race, de religion, de nationalité, puisse vivre une vie pleinement humaine, affranchie des servitudes qui lui viennent des hommes et d’une nature insuffisamment maîtrisée… »

Loin d’être un ignare sur les questions économiques, et conscient de ce qui se dessine à l’horizon il met en garde : « Les pays en voie de développement ne risqueront plus dès lors d’être accablés de dettes dont le service absorbe le plus clair de leurs gains (10). Taux d’intérêt et durée des prêts pourront être aménagés de manière supportable pour les uns et pour les autres, équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêts ou à intérêt minime, et la durée des amortissements. »

Apostrophons au passage Michel Camdessus, ancien directeur du FMI, président d’honneur des « semaines sociales » de l’église et ancien conseiller du Vatican, qui n’a pas dû lire cette encyclique de Paul VI, restée lettre morte dans la politique qu’il a menée pendant 13 ans à la tête du FMI envers les pays du Sud, les écrasant sous la dette au détriment de la vie de millions de nos frères humains.

Sans en appeler directement au système d’économie politique américain des Hamilton et des Carey, Paul VI va prendre une position des plus politiques lorsqu’il déclare que :

58. La règle de libre échange ne peut plus - à elle seule - régir les relations internationales (…) les prix qui se forment "librement" sur le marché peuvent entraîner des résultats iniques. Il faut le reconnaître : c’est le principe fondamental du libéralisme comme règle des échanges commerciaux qui est ici mis en question.

Bref, pour finir sur cette encyclique révolutionnaire du point de vue de la pensée chrétienne, j’ajouterai seulement qu’il la termine sur le chapitre « Le développement est le nouveau nom de la paix ». Paul VI, les mots de fin de votre encyclique seront également les mots de fin de ce chapitre :

De grand cœur Nous vous bénissons, et Nous appelons tous les hommes de bonne volonté à vous rejoindre fraternellement. Car si le développement est le nouveau nom de la paix, qui ne voudrait y œuvrer de toutes ses forces ?

Je veux mettre aussi en lumière, une lettre apostolique de Paul VI qui s’intitule : « Les questions sociales en notre temps », écrite à l’occasion du 80ème anniversaire de Rerum novarum.

Cette lettre a pour but de répondre « aux cris de détresse et d’espérance à la fois » de la foule. Comme il le notait déjà dans Populorum Progressio, « le fait majeur dont chacun doit prendre conscience est que la question sociale est devenue mondiale. »

Dans cette lettre apostolique, il attaque virulemment l’aliénation de la société matérialiste dans laquelle « on s’ingénie à créer des besoins de superflu », plus que des besoins vitaux. Sorti de la « nature hostile », l’homme d’aujourd’hui se perd dans « la foule anonyme ». Ainsi, « la personne humaine est et doit être, le sujet et la fin de toutes les institutions. »

Encore une fois dans cette encyclique, l’opposition présumée entre les deux idéologies que sont le libre-échange et le marxisme est réfutée de manière magistrale :

(26) … ni l’idéologie marxiste, à son matérialisme athée, à sa dialectique de violence et à la manière dont elle résorbe la liberté individuelle dans la collectivité, en niant en même temps toute transcendance à l’homme et à son histoire, personnelle et collective ; ni à l’idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale.

La révolution de Jean-Paul II : l’épistémologie du travail humain

Laborem Exercens (Le travail humain) de Jean-Paul II a été écrite pour le 90e anniversaire de Rerum Novarum, le 15 mai 1981.

Je vous en livre ici l’introduction :

C’EST PAR LE TRAVAIL que l’homme doit se procurer le pain quotidien et contribuer au progrès continuel des sciences et de la technique, et surtout à l’élévation constante, culturelle et morale, de la société dans laquelle il vit en communauté avec ses frères. Le mot « travail » désigne tout travail accompli par l’homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi la richesse des activités dont l’homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même, en vertu de son caractère humain. Fait à l’image, à la ressemblance de Dieu lui-même dans l’univers visible et établi dans celui-ci pour dominer la terre, l’homme est donc dès le commencement appelé au travail. Le travail est l’une des caractéristiques qui distinguent l’homme du reste des créatures dont l’activité, liée à la subsistance, ne peut être appelée travail ; seul l’homme est capable de travail, seul l’homme l’accomplit et par le fait même remplit de son travail son existence sur la terre. Ainsi, le travail porte la marque particulière de l’homme et de l’humanité, la marque d’une personne qui agit dans une communauté de personnes ; et cette marque détermine sa qualification intérieure, elle constitue en un certain sens sa nature même.

Le Pape Jean-Paul II.

Encore une fois, je ne saurais trop insister sur la composition de cette encyclique qui est révélatrice du souci pédagogique dont fait preuve Jean-Paul II. Il veut élargir au plus grand nombre l’accès à la compréhension du lien entre le royaume des cieux et le royaume terrestre. Ou pour le dire de manière un peu plus scientifique, le lien entre le quatrième domaine et le troisième domaine comme le définit LaRouche dans l’un de ses précieux écrits : « Je ne crois pas aux Signes », dont voici deux passages, traduits en exclusivité en français :

Le fait que notre univers est composé de trois ensembles de principes distincts mais inter-agissants (le non vivant, le vivant et le pensant) est en lui-même la base de la preuve ontologique selon laquelle il existe un principe supérieur, un « quatrième domaine » d’ordre supérieur, transcendant, sous lequel les trois espaces-phases respectivement distincts sont intégrés dans un système dynamique unique … Ainsi, l’individu humain a la qualité de l’immortalité potentielle qui n’est pas disponible dans les processus vivants d’ordre inférieur. Et comme Nicolas de Cues le dit, les animaux, à leur stade le plus développé, peuvent acquérir une certaine immortalité, mais seulement par leur participation à une forme absolument et distinctement supérieure, l’humanité, tout comme l’immortalité de l’homme se situe dans sa participation à un domaine supérieur, le quatrième domaine, l’univers du Créateur.

Toutefois, pour en revenir à la composition de l’encyclique de Jean-Paul II, il est intéressant de noter qu’il va utiliser comme unique base de sa réflexion sur le travail humain, deux simples passages de la Genèse :

  • Genèse I, 27 : « Dieu créa les êtres humains comme à son image ; il les créa homme et femme »
  • Genèse I, 28 : « Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la »

Reprenant la belle expression de Saint Thomas d’Aquin, le travail est la marque d’un « bonum arduum », soit un « bien ardu » ou comme dirait l’autre, une âpre joie. Ainsi, l’homme, non content de transformer la nature par ce travail, se transforme lui-même, « il devient plus homme » ou, pourrait-on dire, il humanise la Terre, la noosphère (le monde du pensant) devenant la force géologique agissante réelle du développement de l’humanité et de l’univers dans leur ensemble.

Une partie de son encyclique est consacrée encore une fois à « dépasser l’antinomie entre travail et capital » et ainsi identifier à nouveau la fraude du libre-échange, dans sa composante libérale ou dans sa composante marxiste. Il fait également dans cette partie une réflexion des plus pertinentes, base même de tout engagement politique et que je partage avec vous, ici et maintenant :

« 13. L’économisme … qui … consiste à considérer le travail humain exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. » Car on ne peut se permettre de jouer avec des théories, « derrière ces concepts, il y a des hommes vivants, concrets ».

Éléments non négligeables que l’on pourrait avoir tendance à oublier !

Le pont terrestre eurasiatique doit donc être réalisé certes par les hommes et leur travail, mais surtout pour les hommes. Ce n’est pas un produit politique mais avant tout « un enjeu de civilisation ». Pour Jean-Paul II, pour nous aujourd’hui, et pour l’économie en général, notre seule fin est et doit être l’homme et la réalisation de sa dignité au niveau le plus haut possible.

Sur la base de la responsabilité de l’homme face à son devoir créateur, procréateur et dominateur, il va prendre position sur l’ensemble des questions en lien avec l’organisation sociale : le droit des employeurs, les salaires, les prestations sociales, l’importance des syndicats, la dignité du travail agricole, les handicapés et le travail, le problème de l’émigration.

Polémique sur le droit de grève : sans « que les travailleurs n’aient à subir de sanctions pénales personnelles pour leur participation », toutefois « on ne peut en abuser (…) lorsqu’il s’agit de services essentiels à la vie de la société, ceux-ci devant toujours être assurés, y compris, si c’est nécessaire, par des mesures légales adéquates. » i.e le service minimum. Ici la position de la doctrine sociale de l’église reste floue, sans entrer dans le fait que ce sont souvent les services publics les plus utiles à la société qui sont aujourd’hui le plus sous les attaques de l’oligarchie financière et de ses agents, à l’intérieur de nos institutions politiques.

Je n’entre pas ici dans les détails de la cinquième partie qui traite de «  la spiritualité du travail au sens chrétien du terme ». Toutefois, l’ensemble de l’encyclique de Jean-Paul II nous élève à une vision supérieure de notre responsabilité sur cette terre, et ce, par l’unique moyen qui nous a été donné ou ordonné : le travail.

(16) … L’homme doit travailler parce que le créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigeait son travail. L’homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est le fils ou la fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l’ont précédé et en même temps co-artisan de l’avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l’histoire.

Le temps est venu de ne plus simplement se multiplier, d’emplir la terre et de la soumettre mais de passer au niveau supérieur, celui de l’être humain qui, poursuivant sa multiplication, maîtrisera le système solaire et l’emplira un jour futur.

Maurice Zundel : La révolution à venir des institutions catholiques

Dieu n’est pas une invention, c’est une découverte.

Maurice Zundel.
wattedoen.be

Je fais part dans cette dernière partie, de mes hypothèses personnelles quant à la prochaine révolution à réaliser au sein de la doctrine sociale de l’église, hypothèses faites à la lumière de ma découverte récente de Maurice Zundel [5], (ami de Paul VI). Paul VI disait de lui qu’« il est un génie, génie de poète, génie de mystique, écrivain théologien et tout cela en un ».

Ils s’étaient rencontrés chez les bénédictines de la rue Monsieur à Paris en 1928 et comme je le montrerai, sont restés amis par la suite. Maurice Zundel est d’ailleurs cité en référence dans l’encyclique Populorum Progressio dont j’ai parlé plus haut.

Maurice Zundel est un prêtre suisse, né en 1897 à Neuchâtel et mort en 1975. Il étudia dans un milieu protestant. Très tôt dans sa vie il va se passionner pour les choses de la nature, et créera même avec un camarade de classe un club d’amis sur la nature, dans lequel ils étudieront les insectes, les mollusques ou encore les oiseaux.

Mais selon lui, c’est à l’âge de 14 ans que toute sa vie va basculer lorsque dans une église de Neuchâtel, « tout à coup, j’ai senti la présence de la Vierge (…) J’ai reçu une sorte d’appel, urgent, instantané, bouleversant, et irrésistible qui a changé toute ma vie (…) il n’y avait pas de vision, bien entendu (…) mais cette expérience consista essentiellement, à l’époque à percevoir l’exigence de pureté dans une personne. Il s’agissait donc d’autre chose qu’une morale d’interdits qui engendre un sentiment de culpabilité. Il s’agissait d’un rapport lumineux avec quelqu’un en qui la pureté s’identifiait avec l’être (…) Tout cela aboutira à la perception d’une trinité humaine qui est la clef de l’amour. »

La chose qui, pour moi, est la plus significative dans la genèse de sa pensée et qui va déterminer l’ensemble de sa contribution, non seulement à la pensée de Paul VI, mais également au futur de la doctrine sociale de l’église, dans sa révolution à venir, est qu’à l’âge de 15-16 ans, au collège de Fribourg, il va commencer à se passionner pour les mathématiques et la recherche scientifique, passion qu’il gardera jusqu’à la fin de sa vie. Puis entre 16 et 18 ans, il découvrira aussi « le silence et la beauté des liturgies bénédictines et le chant polyphonique. »

Cette éducation l’amène, par la suite, et ce tout au long de sa vie, à faire découvrir Dieu, plutôt qu’à l’enseigner … « Dieu n’est pas une invention, c’est une découverte ».

C’est en 1919 qu’il est ordonné prêtre à Fribourg avant d’être envoyé à la paroisse de Saint-Joseph, la plus grande de Genève. Il s’y fait rapidement remarquer, car comme le dit Marc Donzé dans son livre, « il ne fait rien comme tout le monde. Il se trouve incapable d’enseigner le catéchisme tel qu’il est ; il préfère conduire les enfants à Dieu à travers l’émerveillement devant les grandes œuvres d’art ou à travers la lumière des récentes découvertes scientifiques. »

Il est d’ailleurs un des seuls prêtres à ma connaissance qui ait lu, dans le texte, la théorie de la relativité d’Einstein (!) à laquelle il fait souvent référence dans ses écrits. C’est pour cette mauvaise conduite (sic) qu’il se fit remarquer au sein de l’église comme un « original » et sera envoyé à Rome pour y refaire sa théologie entre 1925 et 1946. Il profitera de cette période, pour écrire une thèse de doctorat sur « l’influence du nominalisme dans la pensée chrétienne ». Belle ironie !

Pour lui le point de départ de toute réflexion c’est l’homme. Mais qu’est-ce que l’homme ?

Le moi-possessif ou moi-résultat et le moi-oblatif

Le poète allemand Friedrich Schiller.

Par une approche très similaire à celle de Friedrich Schiller, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Zundel va définir un moi-possessif ou moi-résultat, qui est l’expression des choses qui nous ont déterminés de l’extérieur et correspondent au double déterminisme défini par Schiller, celui de notre instinct sensible et celui de notre instinct moral, tous deux résultant des circonstances extérieures. [6]

L’instinct sensible est fabriqué par l’expérience phénoménale et l’instinct moral par l’imposition d’une certaine éducation ; les deux ne sont pas choisis librement par l’individu.

A ce stade, dit Schiller, nous ne sommes que des individus et non pas des personnalités :

Nous savons que l’homme commence par la simple vie pour finir par la forme, qu’il est individu avant d’être personnalité, qu’il part des limites pour aller à l’infini. L’instinct sensible entre donc en activité plus tôt que l’instinct raisonnable parce que la sensibilité précède la conscience, et cette priorité de l’instinct sensible nous fournit l’explication de toute la genèse de la liberté humaine.(Lettre 20).

Ainsi l’homme doit passer de la nécessité à la volonté et par la conscience de ses deux instincts actifs en permanence, il en supprime les contraintes et fait surgir la liberté.

Maurice Zundel l’exprime d’une autre manière quand il dit que « devenir un homme est une vocation » et qu’avant cela « il n’y a personne ». Soit l’homme reste enfermé dans ses déterminismes de race, de classe et même de religion ou alors il passe « au moi-oblatif ou le moi-origine de sa libre générosité ».

Parallèlement à Schiller qui dit que le passage de l’individu à la personnalité se fait par l’éveil à la beauté, par l’éducation esthétique, comme il le définit dans ses Lettres, Zundel en appelle au don de soi, à l’oblation, à l’offrande. Nous proposant de nous « décentrer » de nous-mêmes dans notre rapport à autrui et dans notre rapport à l’univers.

Il n’y a pas en l’homme d’autre pouvoir que sa volonté, et sa liberté intérieure ne peut être supprimée que par ce qui le supprime lui-même, à savoir la mort, et tout ce qui lui ravit la conscience de soi. (Schiller : Lettre 19)

La révolution non achevée de la pensée zundélienne

Le moment le plus important de sa vie lui est fourni par son ami de longue date, Paul VI, quand ce dernier lui demande de venir prêcher la retraite au Vatican, en 1972, devant l’ensemble des représentants de l’église. Jusqu’alors, sa pensée, son approche avait été marginalisée par l’ensemble des dignitaires de l’église. [7] Il en profite pour les éduquer sur sa méthode pédagogique, aux antipodes du nominalisme.

Pour lui, comme je l’ai dit, c’est l’homme qu’il est important de comprendre « car ce sont les hommes de notre temps qu’il s’agit d’évangéliser. Il faut donc les connaître et il faut essayer de voir par où il est possible de les atteindre ». Et c’est l’homme qu’il est important de sortir de son bocal, de son déterminisme. La thèse principale qu’il développe dans les différents discours qu’il prononce lors de la retraite du Vatican (plus de 22 discours sur 7 jours) traite de « l’inviolabilité de la conscience de l’homme comme fait universel et fondamental ».

Nous sommes donc dans le monde post-soixante-huitard, et comme une personne dogmatique pourrait en faire l’hypothèse, la doctrine sociale de l’église devrait, si elle s’en tenait aux formes, prendre des positions radicales face à ce déchaînement de passions incontrôlées, d’appels à la liberté sexuelle et face au rejet de toute notion transcendantale qui déterminerait nos comportements, au rejet de tout ce qui est traditionnel, de toute morale, de tout ordre. L’individualisme est alors poussé à ses extrêmes.

Maurice Zundel, loin de la pensée réactionnaire conservatrice, va chercher les causes profondes de ces évènements, de « cette revendication passionnée d’autonomie dans tous les domaines ». Il essaiera d’en dégager un aspect positif, qui « est la prise de conscience de l’inviolabilité de l’homme ». Et c’est sur cette base qu’il développera toute sa pensée.

Mais comment prendre conscience de cette inviolabilité intrinsèque de notre personnalité, comment nous découvrir nous-même ? Comment savoir et ne pas simplement croire ?

Dans son premier discours il va prendre l’exemple de Macbeth de Shakespeare, « cette tragédie exemplaire qui me paraît le chef d’œuvre de ses chefs d’œuvres » pour « montrer le sentiment le plus vif de la difficulté d’arriver jusqu’à nous-même. »

Je le laisse ici développer sa réflexion :

Qui est Lady Macbeth ? C’est une femme qui toute sa vie a rêvé d’avoir la première place, d’être au sommet, de recevoir les hommages de tous, de jouir de sa divinité et, dans le cas donné puisque nous sommes en Écosse, il n’y a qu’un sommet : c’est la royauté. Et il n’y a qu’un obstacle : c’est le roi régnant. Alors Lady MacBeth arme le bras de son mari qui assassine le Roi d’Ecosse et feint d’ailleurs que cet assassinat est l’œuvre de gardes du corps du roi, et qui, finalement, à la faveur de ce mensonge et de crime, parvient à la royauté. Lady MacBeth est alors au comble du bonheur : elle atteint ce qu’elle voulait. Elle jouit des hommages qui lui sont rendus, elle triomphe et elle atteint jusqu’à la divinité. Mais voilà qu’un premier crime en appelle un autre, puis un second, puis un troisième et, finalement, il est impossible de camoufler, de recouvrir tous ces crimes. Ils deviennent publics, éclatants et chacun commence à comprendre que ce roi et cette reine sont des usurpateurs criminels, des aventuriers méprisables. Lady Macbeth, avec toute l’intelligence dont elle est douée, comprend, elle comprend que plus personne n’y croit. Elle lit dans les yeux des courtisans la haine, le mépris et le désir de revanche.

Alors elle non plus, elle ne veut plus y croire : elle est prise au piège de son propre jeu, elle se rend compte qu’elle ne pouvait croire à sa grandeur qu’à travers le regard des autres et maintenant que les autres n’y croient plus, elle n’y croit plus. Que lui reste-t-il ? Rien, Rien. Le monde extérieur qu’elle a voulu conquérir et posséder lui échappe. Le monde intérieur lui est inconnu. Rejetée par le monde extérieur, exclue du monde intérieur qui lui est inconnu, elle ne peut plus subsister nulle part. Alors elle devient folle et, dans sa folie, elle se frotte les mains pour effacer la tache de sang qu’elle a répandu. Elle ne voit pas le sang sur sa conscience, ce qui serait le commencement de la rédemption : elle le voit sur ses mains, elle le voit en dehors et frotte ses mains en vain : "Va-t-en maudite tache". Et comme finalement la tâche ne s’en va pas, elle se tue. Cette immense tragédie nous rend sensible ce fait extraordinaire et magnifique : que notre propre dignité, notre propre inviolabilité, nous ne pouvons l’atteindre autrement qu’en état de pureté, de vérité et de résignation, que nous sommes non seulement inviolables pour les autres qui ne peuvent nous contraindre à reconnaître comme nôtre ce que nous n’avons pas choisi, mais que nous sommes également impénétrables pour nous-mêmes. Cette inviolabilité est aussi bien ad extra qu’ad intra : pour nous atteindre, il faut un autre chemin que nous aurons à découvrir toujours plus en avant et, justement, c’est ce qui fait l’immense drame d’aujourd’hui, mais aussi c’est ce qui fournit les motifs d’espérer.

N’est-ce pas ici un des problèmes majeurs que nous rencontrons dans notre société de l’image, du virtuel, où la plupart des gens ne vivent que par et pour l’image que leur environnement leur renvoie. Enfermés dans une culture de l’apparence, dans une culture de l’appartenance pour ne pas individuellement mourir. La tragédie classique nous enseigne comment l’individu, (MacBeth ou encore Hamlet) qui reste prisonnier de l’opinion populaire, de la dictature du consensus, ne peut et ne pourra jamais devenir un individu pleinement conscient de sa souveraineté et de sa responsabilité, et entraînera sa société vers son effondrement.

La contre-culture de la drogue, du sexe marchandise et de la musique bruit, imposée par « l’oligarchie internationale de l’argent » dans les années 50 et 60 via le Congrès pour la liberté de la culture a détruit les capacités d’une génération à prendre en main son destin et celui de ses enfants. Nous en subissons aujourd’hui les conséquences tragiques.

C’est pour cela que M. LaRouche et M. Cheminade soutiennent depuis plusieurs années la création d’un mouvement de jeunes qui se réapproprient leur vraie histoire, par la redécouverte des découvertes du passé, celles des pythagoriciens, de Kepler, Leibniz, Gauss, Riemann et par le travail sur la composition classique et le chant polyphonique comme le définit Jean-Sébastien Bach dans son œuvre de beauté.

Pour Zundel, dans la science comme dans la religion, l’imposition de dogmes, de définitions et de postulats agit comme un violeur sur l’esprit de chaque être humain. Mais alors, comment atteindre cette souveraineté individuelle ? Il va dans l’ensemble de son œuvre, privilégier trois manières de se découvrir soi-même, de s’accomplir, de se réaliser pleinement, de devenir un homme : la rencontre du beau dans l’art, la recherche de la vérité dans la science et la compassion dans la relation interpersonnelle.

C’est par ces différentes voies que l’homme peut se découvrir lui-même en se décentrant, et ainsi « découvrir Dieu » pour ne plus simplement y croire. Pour lui, toute la pédagogie de Jésus, c’est justement d’amener l’homme à se découvrir lui-même dans ses suprêmes profondeurs.

Il prend cet exemple magnifique, dans son troisième discours, de l’histoire de la femme adultère, racontée par Jean au chapitre 8. Elle a commis l’adultère et donc d’après la Loi de Moïse, elle mérite la lapidation. Alors ceux qui essaient de piéger Jésus, le poussent à prendre position. Ils veulent voir s’il va oser s’opposer à la Loi. « Jésus n’essaiera pas de réfuter leurs arguments, ni même de prendre position sur l’événement. Il va simplement les rappeler à eux-mêmes dans cette parole irrésistible : "Bien. Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre". Tout le débat est donc intériorisé, il ne s’agit plus d’une confrontation avec la Loi. Il s’agit de vous-mêmes. Vous accusez cette femme, mais qui êtes-vous ? Regardez-vous, scrutez votre conscience, revenez à vous-mêmes et dans la lumière de ce que vous découvrirez en vous, jugez-la ! ». Vous connaissez la suite : personne ne lui jettera de pierre.

Pour terminer sur Maurice Zundel, car l’ensemble de sa pensée est vaste, riche en exemples, profonde et passionnante, je vous offre quelques passages de son quatrième discours dans lequel il traite de la science et de l’art comme moyen pour l’homme de « devenir un homme ».

Comme je le disais plus haut, il a lu, dans le texte, la théorie de la relativité d’Einstein, pour qui il a un respect sans bornes. Ainsi dans son quatrième discours sur la connaissance scientifique, il dit : « Un de ces témoignages est celui d’Einstein, ce grand savant qui a rénové toute la vision du monde physique et chimique. Einstein écrit que la plus belle et la plus profonde émotion que nous puissions expérimenter, c’est le sentiment mystique. C’est la semence de toute science véritable. Celui à qui cette émotion est étrangère, qui n’a plus la possibilité de s’étonner et d’être frappé de respect, celui-là est comme s’il était mort. Savoir que ce qui nous est impénétrable existe réellement et se manifeste à travers la plus haute sagesse, la plus rayonnante beauté, sagesse et beauté que nos faibles facultés peuvent comprendre seulement dans leurs formes primitives, cette connaissance, ce sentiment, est au centre de la vraie religion. »

Précisons ici, pour éviter toute ambiguïté, que pour Zundel le sentiment mystique ne correspond pas à des apparitions ou des signes que Dieu nous enverrait, mais à une profonde communion de l’homme avec l’univers, dans sa relation la plus intime. L’homme comprenant les lois de l’univers ou comprenant l’âme d’un autre homme, découvre petit à petit son Créateur. Ce sentiment est ce qu’Einstein appellera l’expérience religieuse cosmique.

Einstein :

L’expérience religieuse cosmique est la raison des plus fortes et des plus nobles recherches scientifiques et ma religion consiste en une noble admiration envers l’esprit supérieur et sans limite qui se révèle dans les plus minces détails que nous puissions percevoir avec nos esprits faibles et fragiles. Cette profonde conviction sentimentale de la présence d’une raison puissante et supérieure se révélant dans l’incompréhensible univers, voilà mon idée de Dieu.

Et plus loin, Zundel, sur la question de l’art : « Et toute la grande procession des artistes depuis des peintures rupestres d’Altamira ou de Lascaux ou de la Chapelle-aux-Saints, ou d’ailleurs toute cette immense procession de l’art à travers la musique, à travers Palestrina, Bach, Beethoven, à travers Mozart, à travers Gilles, à travers la musique grégorienne, toute cette immense procession de l’art témoigne de cette religion à laquelle Augustin faisait allusion lorsqu’il invoquait la beauté toujours antique et toujours nouvelle. » [8]

Ainsi pour Zundel, l’homme ne devient homme et ne découvre Dieu, que par l’étude des grandes œuvres de l’homme, et non par le biais de concepts auto-évidents ou de catéchismes. « Loin d’être une occupation pour ceux qui en auraient le loisir, la vie de l’esprit est la chose la plus nécessaire, parce que la plus proprement humaine … Cette recherche de la vérité est un travail incessant, une véritable aventure qui conduit jusqu’à Dieu, au cœur de la vie de l’esprit. »

Mais combien de nos politiques ou de nos prêtres aujourd’hui s’intéressent-ils à la vérité ? Combien d’entre eux ont redécouvert le principe de gravitation universelle, comme le définit Kepler dans son livre La Nouvelle Astronomie ? Combien d’entre eux ont expérimenté personnellement la beauté de la transmission d’idées par le chant polyphonique, comme par exemple le Jesu meine Freude de Bach ? Ne serait-il pas temps aujourd’hui de réformer en profondeur notre approche de l’éducation dans son ensemble ?

Zundel nous invite à nous offrir aux autres, à nous offrir à l’univers afin de nous découvrir nous-mêmes et à découvrir Dieu et nous met en garde contre la maladie, qui par le passé a détruit la grande civilisation grecque, et qui encore aujourd’hui affecte nos élites politiques et leurs relais médiatiques : « La raison peut être corrompue par les soubassements passionnels de notre être subjectif. Les sophistes au temps de Socrate et de Platon se faisaient fort de tout démontrer, de prouver n’importe quoi en maniant le verbe à tort et à travers et en créant des enchaînements spécieux qui pouvaient jeter de la poudre aux yeux. »

Terminons sur cette réflexion de Zundel, proche de la pensée de Nicolas de Cues :

Ce qui est infiniment précieux dans la recherche du savant, c’est que tandis qu’il circule sur la circonférence, cette circonférence sans fin où il s’avance sans terme, car la science ne veut pas s’arrêter à aujourd’hui, ni à demain, ni à après demain, car s’il elle s’arrêtait ce serait la fin du savoir, on ne pourrait plus que ressasser des choses déjà dites : la science ne cesse de se renouveler parce qu’elle avance sur une circonférence illimitée. Mais justement, il arrive qu’à partir de la circonférence, le chercheur se sente relié au centre, au centre éternel, au centre de toute lumière. Un rayon de ce centre lui parvient et c’est alors que l’éclair de la vérité jaillit, que le phénomène s’illumine au-delà de ses limites actuelles et que le savant entre en contact non plus avec une chose, avec une structure qui demain sera connue autrement, mais il entre en contact avec une présence qui l’illumine et qui le comble en le délivrant de lui-même. Il y a donc dans la connaissance de l’univers qui est si précieuse et à laquelle je m’intéresse avec tant de passion, il y a donc dans cette connaissance toute une possibilité de spiritualisation de l’univers et donc de l’homme. [9] [10]

L’économie : la plus belle des sciences

Pour terminer je pose ici une question simple : Quelle est la plus belle des sciences ?

« Associer la beauté à l’économie est une aberration ; en faire une science, un égarement. L’idée que l’économie soit la plus belle des sciences relève donc d’une double confusion des genres et doit être évacuée dans la poubelle où l’on jette tout ce qui n’est pas exactement quantifiable ». Ainsi commence ce précieux texte de Jacques Cheminade, intitulé L’économie la plus belle des sciences.

Mais la question se pose, que se passe-t-il lorsque l’on exclut de l’économie, « la beauté et la science, c’est-à-dire la création et la régulation »  ? Ou même, cela est-il vraiment possible ? Peut-on faire divorcer la créativité humaine de ses conséquences ? Peut-on lui soustraire la découverte de principes physiques universels qui par leur application ont fait progresser l’homme, de la caverne hier à la lune demain. Peut-on lui soustraire les plus grandes œuvres d’art réalisées, qui amènent les idées dans la matière, l’infini dans le fini, et qui, par la beauté dans le monde sensible nous élèvent à la beauté de l’âme humaine ?

Dans quoi la créativité humaine s’exprime-t-elle à son plus haut niveau si ce n’est dans l’art et dans la science ?

Cheminade répond : « L’objectif d’une politique économique digne de ce nom est de créer les conditions les plus favorables à un développement des capacités créatrices d‘individus mis en état social (santé, éducation, recherche). » « Imaginons l’association d’équipes de savants, de scientifiques, d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers qualifiés rassemblant leurs capacités, à l’échelle de l’Eurasie et du monde, et pourvus des moyens pour les exercer, suscitant un esprit nouveau de co-développement et de partenariat. N’est-ce pas un sentiment de beauté sociale retrouvée qui s’éveille ainsi en nous ? N’est-ce pas ce dont l’Hymne à la joie, aujourd’hui si banalisé, est porteur ? Le meilleur de l’homme ressort lorsqu’il doit agir à la frontière de lui-même, face à un environnement sans précédent, car il n’a plus alors de formules à appliquer mais doit trouver en lui ce qui le projette dans l’avenir, à l’image de ses prédécesseurs qui le firent en leur temps. C’est par ce type de projet, par ce dont il est inspirateur, que nous pourrons rétablir en l’homme l’estime de soi qui lui permette de faire face à l’ordre prédateur dominant, qui porte aujourd’hui en lui la guerre de tous contre tous et le chaos ».

L’économie physique comme l’ont démontré M. LaRouche et M. Cheminade depuis plusieurs décennies, est la seule science qui associe l’esprit créateur individuel au bien-être de l’ensemble de la société. C’est de ce point de vue que l’économie est existentielle.

Malheureusement les experts économiques (!) qui ont fait autorité ces trente dernières années se sont tous refusés à prendre en compte cette notion de l’économie, et pire, ils ont inventé des théories monétaires fantaisistes qui amènent aujourd’hui non seulement notre système financier et monétaire international au bord du gouffre mais toute la société avec lui.

La finance se libérant des contraintes physiques du monde qui l’entoure est devenue folle et la question cruciale qui se pose aujourd’hui de changer ce système financier n’est plus simplement d’ordre technique, mais c’est un enjeu de civilisation. Nos élites nous disent « il faut d’abord sauver le système et après on verra ! »

Mais ce système est intrinsèquement destructeur. Ils cherchent à le changer de l’intérieur, sans comprendre la nécessité de repenser en profondeur et à la lumière « des grands courant humanistes engagés de notre pays » les axiomes sur lesquels s’est bâtie la tour de Babel dans laquelle nous vivons.

Notre mouvement international doit devenir le catalyseur pour un vrai nouveau Bretton Woods, la mise en règlement judiciaire du système actuel et non pas son renflouement, comme nous le voyons aux Etats-Unis avec le plan Paulson. Il en va de la paix mondiale, dont l’unique condition est le développement mutuel, par le lancement de grands projets, de corridors de développement dans le monde entier, avec les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde comme moteurs de ce développement.

Ainsi dans ce combat pour un nouvel ordre économique mondial, l’homme retrouvera l’estime de soi, sa dignité face à la pauvreté morale de la culture dans laquelle il s’est enfermé. Grâce à une économie physique, grâce à l’émission de crédit productif public dans de grands travaux d’équipement de la nature et de l’homme, chacun aura la possibilité d’exercer pleinement sa responsabilité d’homme, par son travail, pour lui, sa famille, sa nation, et les générations futures.

L’économie est la plus belle des sciences non parce qu’elle produit des biens ou du capital, mais parce qu’elle produit le Bien, c’est-à-dire les moyens de transmettre aux générations futures la capacité d’améliorer le monde pour tous ceux qui l’habitent. Elle est la science de l’esprit humain, celle de la recherche du bonheur. Devenu artiste de l’univers, l’homme transmet l’espérance. (Jacques Cheminade)


[1Voir Executive Intelligence Review (EIR), 8 août 2008, p.9.

[2Ibid p.9.

[3Ibid p.10 ainsi que Léon XIII, Rerum Novarum « (448.) L’erreur capitale, dans la question présente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une affirmation à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée. … La concorde engendre l’ordre et la beauté. »

[4Dont Zola décrit les conditions dans Germinal

[5Toutes les références citées dans cette partie de mon article sont extraites d’un excellent ouvrage de Marc Donzé, toujours professeur de théologie à l’université de Fribourg : La pauvreté comme don de soi, Ed. Saint Augustin / Le cerf, consacré à la pensée de Maurice Zundel.

[6J’ai envoyé un mail personnel à Marc Donzé, dans lequel il m’a répondu que Zundel ne faisait aucune référence à Schiller dans l’ensemble de ses écrits, toutefois comme il me le dit, il est impossible de savoir si il l’a lu ou non.

[7L’ensemble des citations qui suivent sont extraites des 22 discours qu’il a donnés lors de la retraite au Vatican, entre le 20 février et le Samedi 26 Février de l’année 1972 à l’invitation de Paul VI.

[8La citation de Saint Augustin, que Zundel considère comme un grand platonicien dans son troisième discours, et à laquelle il fait référence ici est la suivante : « Tard je t’ai aimée, Beauté si antique et si nouvelle, tard je t’ai aimée et pourtant tu étais dedans : c’est moi qui étais dehors où je te cherchais en me ruant sans beauté vers ces beautés que tu as faîtes. Tu étais avec moi. C’est moi qui n’étais pas avec Toi ».

[9Dans un souci d’honnêteté intellectuelle, je tiens toutefois à préciser une erreur fondamentale commise par Maurice Zundel, pour qui « la connaissance du mathématicien, du physicien, a pris ses assises les plus fermes depuis Copernic et Galilée. » et non Kepler, qui comme l’a prouvé notre mouvement de jeunes est le réel inventeur de la science physique moderne, et le premier à avoir découvert le fonctionnement réel de notre système solaire.

[10Ici, il fait écho à la pensée de Kepler avant lui dans sa deuxième dédicace du Mysterium Cosmographicum (Le secret du monde) : « Et de même que, grâce à la providence de la Nature, les animaux ne manquent jamais de nourriture, de même pouvons-nous dire ceci sans craindre de nous tromper : s’il existe une si grande variété dans les choses et des trésors si cachés dans la machine des cieux, c’est pour que l’esprit humain ne manque jamais d’un aliment nouveau, pour qu’il ne reste jamais en repos, mais pour qu’il ait en ce monde une carrière ouverte perpétuellement à son activité. »