Invention de l’imprimerie : la Chine ou Gutenberg ?

mardi 18 août 2015

Par Karel Vereycken

En Europe, c’est lors de la Renaissance que les humanistes décident de diffuser leurs idées grâce au développement fulgurant de l’imprimerie.

Cependant, pour fabriquer des livres, il faut plusieurs ingrédients, en particulier de l’encre et des machines permettant de fabriquer du papier de bonne qualité et d’imprimer.

La plupart de ses outils ont été inventés en Chine, bien avant l’impression de la fameuse Bible de Gutenberg, réputée être le premier livre imprimé en Europe à l’aide de caractères mobiles en plomb.

Apports de la Chine.

En résumé, on peut dire ceci. La méthode pour fabriquer du papier de bonne qualité fut inventée en Chine à la fin des Dynastie des Han de l’Est (ca. 185 apr J.-C.).

Quant à l’imprimerie, elle débuta avec la xylographie, c’est-à-dire des planches gravées induites d’encre (comme les incunables européens d’avant 1500).

En Chine, il s’agissait en général de calendriers imprimés sous le manteau, vu qu’il s’agissait d’un monopole impérial.

Le Soutra du Diamant, daté de 868 ap. J.-C. (dynastie Tang) et conservé à la British Library, est le plus ancien ouvrage complet imprimé et daté à nous être parvenu. Il porte la mention : « Respectueusement imprimé par Wang Jie pour être distribué gratuitement à tous, au bénéfice de ses parents, le 15e jour du 4e mois, 9e année de l’ère Xiantong (11 mai 868). »
Wikipedia

Le plus vieux livre imprimé que nous possédons est le Sûtra du Diamant daté de 868, un écrit bouddhique chinois. C’est en effet le bouddhisme qui promut, pour des raisons de prosélytisme, l’imprimerie.

Bi Sheng (990-1051), inventeur des caractères mobiles en imprimerie.

Ensuite, c’est au milieu du XIe siècle, sous la dynastie des Song, que Bi Sheng (990-1051) inventa les caractères mobiles. Gravées dans de la porcelaine, céramique d’argile visqueuse, durcis dans le feu et assemblés dans la résine, elles révolutionnent l’imprimerie.

Le Coréen Choe Yun-ui (1102-1162) a amélioré cette technique au XIIe siècle en utilisant du métal (moins fragile) puis le savant agronome chinois Wang Zhen (1290-1333) a encore modifié cette technique en utilisant du bois, moins onéreux, mais moins précis que les autres matériaux.

Dans son œuvre désormais célèbre L’Europe Chinoise (Gallimard, 1988), le polémiste érudit René Etiemble (1909-2002), un fin connaisseur de la Chine, présente en préface un petit texte qui fait bien le tour de la question.

Polyglotte, l’auteur présente parfois des citations de textes sans pour autant en livrer des traductions en français.

Le chef-d’œuvre de l’imposture européocentriste :
Gutenberg serait l’inventeur de l’imprimerie

Par René Etiemble.

Comme je me trouvais à Mayence et que déjà je songeais à ce chapitre de mon travail sur L’Europe chinoise, je ne manquai point de me rendre au Weltmuseum der Druckkunst qui, comme son nom le suggère, se veut le musée universel de l’imprimerie.

J’eus tout loisir d’admirer la Bible de Gutenberg, et même le fragment du Jugement dernier, j’étudiai l’histoire du papier, telle qu’on la présentait là, et elle me parut acceptable ; mais quelle fut ma surprise de constater que l’on devait quitter ce musée Gutenberg en étant assuré que ledit Gutenberg avait inventé cette technique à Mayence même : on me remit avant mon départ une brochure de quarante pages dans laquelle le Professor Dr. Aloys Ruppel, directeur du musée Gutenberg, présente aux visiteurs Das werdende Weltmuseum der Druckkunst und die internationale Gutenberg-Gesellschaft.

Dans l’espoir d’y découvrir ce que m’avait caché l’exposition, je ne manquai point de la lire :

Aucune ville du monde n’est mieux qualifiée que Mayence pour accueillir le musée mondial de l’imprimerie. Ici, à la cour des Gutenberg, est né peu avant l’an 1400 le grand inventeur de l’imprimerie dans la vieille famille patricienne des Gensfleisch, ici, il a parachevé son invention immortelle. Ici, il fabriqua en 1446 le "fragment du jugement dernier", première impression typographique en Europe, aujourd’hui conservée dans le musée de l’imprimerie de Mayence ; ici, il créa de 1452 à 1455 la "Bible à 42 lignes", chef d’œuvre sans précédent dans cet art ; ici, dans l’Église franciscaine, l’on a prié en février 1468 pour le dernier repos de ce qui était mortel chez cet homme.

A Mayence, le souvenir de ce génie incomparable de l’humanité vit toujours, inaltéré [1] [2] ; ici s’élève son plus beau monument, créé par le grand Thorwaldsen en sa mémoire ; ici vit et travaille depuis plus d’un demi-siècle le musée Gutenberg, qui est et restera la patrie et la maison des imprimeurs du monde entier.

Mayence est la patrie de l’imprimerie. Certes, des caractères d’imprimerie en cuivre étaient déjà utilisés en Asie de l’est alors que Gutenberg n’était encore qu’un garçon ; certains se plaisent aussi à défendre la théorie selon laquelle Laurens Janszoon Coster à Haarlem ou d’autres encore auraient fondu des lettres en métal avant Gutenberg : cependant, tous les érudits et les gens cultivés s’accordent sur ce point, l’imprimerie qui a conquis le monde a été inventée à Mayence, et que c’est depuis Mayence [3] qu’elle a engagé sa marche triomphale sur le monde. [4]

J’observais alors avec curiosité que le résumé anglais de cette brochure, bien qu’il parlât, page 25, de L’invention de Gutenberg, « the success of which not only marked an epoch in civilization but has provided innumerable craftsmen with a livelihood during the five centuries which have since elapsed » [5], tenait le fragment du Jugement dernier pour « the very first piece of Western typography existant » ; comme si, bénéficiant de sa condition de résident à Londres, l’auteur de ce texte, V. Scholderer, pouvait se permettre une très légère atténuation de l’erreur prônée en allemand.

Mais alors, comment expliquer que les Français, page 28, aient droit à la version que voici ; « Le musée Gutenberg conserve la première impression typographique du monde, connue sous le nom de "Fragment du Dernier Jugement [sic]" » ? Serait-ce parce que les Français, tout comme les Mayençais, refusent d’admettre que l’imprimerie est un don de l’Asie aux animaux de notre espèce ?

Pourtant, voilà longtemps que les gens informés savaient cela, puisque Voltaire écrit, dans Essai sur les mœurs : « L’imprimerie fut inventée par eux [les Chinois] dans le même temps ; on sait que cette imprimerie est une gravure sur des planches de bois, telle que Gutenberg la pratiqua le premier à Mayence au XVe siècle. »

Littré cite ce texte au début de son article imprimerie. Au Robert, sous inventer, on lit : « Les Chinois, avant Gutenberg, avaient inventé l’imprimerie », et l’on renvoie à imprimerie pour citer là aussi Voltaire et son Essai sur les mœurs. Or, pour avoir, dans un ouvrage récent sur l’écriture, divulgué ce que je croyais de notoriété publique, je me suis fait reprendre, et vertement, par plusieurs de nos critiques.

C’est M. Pierre de Boisdeffre qui, dans le Journal de Genève des 17-18 février 1962, manifeste ainsi son agacement : « Les Chinois (toujours eux !) avaient mis au point le papier et l’imprimerie » ; dans La Nouvelle Revue Française de janvier 1962, M. Roger Judrin me qualifie à ce propos d’« idolâtre de la Chine », tout juste bon à « mordre le téton de [m]a nourrice Europe ».

Pour avoir, à la télévision française, largement divulgué ce que je croyais une innocente vérité, j’appris, par certains professeurs de nos lycées, que des élèves n’en croyaient pas leurs yeux ni leurs oreilles, de cette nouvelle, et en demandaient confirmation en classe.

C’est que les rédacteurs du Petit Larousse illustré, qui n’en sont pas à une erreur raciste près, ainsi que l’avait jadis sanctionné la justice française, n’ont apparemment jamais fourré leur nez dans un Littré, ni lu Voltaire, puisque (édition 1962, 9e tirage) je lis encore, article Gutenberg : « Il découvrit la typographie (ou impression à caractères mobiles). »

J’appris également que Pierre Lazareff, à qui je ne soupçonnais pourtant pas que je pourrais apprendre quelque chose sur l’imprimerie, avait écrit un article pour célébrer la valeur éducative de la télévision, laquelle, disait-il en substance, lui avait enseigné que c’étaient les Chinois, et non point Gutenberg, à qui l’on doit ce précieux moyen d’information ; ainsi, un des hommes en France le mieux au fait de l’imprimerie croyait encore à l’originalité de Gutenberg !

Il a plus d’une excuse, je le sais, puisque j’ai lu depuis longtemps, et dans l’ouvrage de M. Albert Flocon, L’Univers des livres, qui vient de paraître chez Hermann, ouvrage intéressant à bien des titres, et fort estimable, ce qui n’est pas surprenant de la part du professeur d’histoire du livre à l’école Estienne, le passage que voici :

La civilisation chinoise est de la plus haute importance pour l’histoire du livre. Toutes les techniques et les matériaux essentiels pour la multiplication des écrits ont été mis au point en Extrême- Orient. Rien ne prouve que la seule fabrication du papier a suivi la route de la soie ; pourquoi, comme d’autres marchandises, les livres et les images imprimés ne seraient-ils pas parvenus aux confins ouest du continent asiatique, ou tout au moins des renseignements assez précis sur leur mode de fabrication qui pouvait permettre une réinvention occidentale le moment venu ?

Un mot, déjà, m’alerta : réinvention : lors même que les Occidentaux auraient reçu des renseignements précis sur l’imprimerie, il importe de leur laisser le mérite de l’invention, dût-on, à cette fin, recourir à ce curieux concept de réinvention occidentale.

De plus, le caractère interrogatif de la dernière phrase, interrogatif et conditionnel, a de quoi surprendre. Un homme aussi savant que M. Flocon a sûrement lu l’ouvrage de Thomas Francis Carter, Late Assistant Professor of Chinese à Columbia, publié dès 1925 à New York (Columbia University Press) sous le titre The Invention of Printing in China and its Spread Westward. Le livre fut longtemps épuisé, mais il en existait une réimpression au moins, piratée en Chine (Reprinted in Peking, China, 1941) où je la vis en 1957. Enfin, en 1955, The Ronald Press Company de New York publiait ce qu’elle appelle une « seconde édition » du livre de Carter. Revised by L. Carrington Goodrich. Dean Lung Professor of Chinese à Columbia. En fait, la troisième.

Il paraît que ce livre, quand il parut en 1925 « was enthusiastically received [,..] and [...] immediately became the standard work on the Chinese origins of printing » .

Quand on découvre à quelles ignorances et à quels préjugés sont encore soumis la plupart des Européens, on se demande ce que signifie un « accueil enthousiaste » ?

Il ne sera donc pas superflu de rappeler, en tenant compte des dernières découvertes, quelles furent les dates et les étapes de l’invention de l’imprimerie en Chine d’une part, d’autre part quels furent les moyens de sa divulgation et les causes de son cheminement vers l’Occident.

(On m’excusera de ne point m’attacher à l’histoire de l’encre et du papier, qui pourrait à elle seule requérir deux autres chapitres de la même importance, mais puisque le musée Gutenberg, si soucieux de sauvegarder la réinvention occidentale de l’imprimerie, néanmoins présente une histoire correcte de l’autre invention chinoise, je me bornerai à traiter de l’imprimerie proprement dite.)

La première mention que nous ayons des sceaux en Chine date de 255 avant l’ère chrétienne. L’usage s’en généralise sous les Han ; on les fabrique en toutes sortes de matériaux. Environ cent ans avant l’ère chrétienne, les Chinois utilisent pour la première fois une encre élaborée à partir du noir de fumée et assez voisine de celle qu’ils utilisent encore.

Entre 175 et 183 de notre ère, on grave sur pierre les Classiques et, aussitôt après, on en prend des estampages au moyen de l’encre dont je viens de parler. Les premiers que nous possédions datent de 630-650.

Il semble que ce soit au Ve siècle, à l’époque des Six dynasties, qu’on ait pour la première fois enduit les sceaux d’une encre rouge au cinabre, pour les imprimer sur papier. Un siècle plus tard, se répandent de grands sceaux de bois que les taoïstes, férus de magie, utilisent en qualité de charmes.

Au cours du VIIe siècle, les monastères bouddhistes, qui se livrent (la thèse de Jacques Gernet l’a démontré) à toutes sortes d’activités commerciales et bancaires, et qui, pour cette raison je présume, ont un grand besoin de copies, étudient toutes sortes de moyens d’obtenir des reproductions de documents : sceaux, frottis, pochoirs, impression sur tissus, empreintes multipliant l’image du Bouddha, autant d’efforts qui, dès le début du XIIIe siècle, aboutiront aux planches gravées. Les premières que nous possédions datent probablement de 770.

C’est alors que l’on imprime au Japon, en langue sanscrite, à partir de matrices en bois, un million de charmes qui furent distribués dans un million de minuscules pagodes. M. Carter a raison de reconnaître là un des événements essentiels, et l’un des plus beaux, de l’histoire universelle. Il faut attendre 835 pour que la littérature chinoise fasse mention de l’imprimerie.

C’est alors dans le Sseu-tchouan et sur le cours inférieur du Yang-tsé que s’installent les principaux centres où l’on exploite l’invention neuve ; on imprime des ouvrages dont certains sont déjà profanes. Et voici la date décisive (je veux dire : par rapport au sujet que je traite aujourd’hui) : 868. Cette année-là fut imprimé ce Soutra du Diamant découvert à Touen-houang, avec en guise de colophon la formule que voici :

Ce livre fut imprimé par Wang Kie le 11 mai 868 pour être distribué gratuitement à tous, afin de perpétuer la mémoire de ses parents.

Voilà donc, et non Gutenberg, le plus ancien patronyme qui se trouve associé à l’histoire de l’imprimerie. Ce qui ne veut nullement dire que ce nom soit celui de l’inventeur.

Dès lors, la nouvelle invention va permettre en Chine un essor de la culture classique. Au milieu d’atroces guerres civiles, et tandis que quatre dynasties se succèdent sur les cinq qui donnèrent leur nom à cette période d’anarchie, Fong Tao (Fêng Tao, chez Carter et Goodrich) met au point la première grande édition classique du Canon confucéen. Cela se passe entre 932 et 953. En 969, première mention des premières cartes à jouer imprimées.

Entre 971 et 983, le Tripitaka bouddhiste, cent trente mille pages, sort des presses. On imprime également les soutra. Dès la fin du Xe siècle, on imprime dans le Sseu-tchouan le premier papier-monnaie, cependant que l’on commence à reproduire par l’imprimerie les grandes histoires dynastiques (994-1063).

Nous voici maintenant sous les Song, qui ont rassemblé la terre chinoise en 960 et qui, pendant trois siècles, vont favoriser l’éclosion d’un des plus beaux moments de la culture humaine. Tout ce qui compte en littérature est imprimé alors. De l’avis des techniciens du livre, jamais on n’a pu surpasser, ni peut-être égaler, la qualité de l’imprimerie obtenue en Chine dès ce temps-là.

Au reste, les nombreuses éditions originales qui sont venues jusqu’à nous en sont autant de preuves. Au début du xie siècle, on imprime en chinois et en tangout ; vers le même temps, les Japonais commencent à imprimer des livres bouddhistes.

Entre 1040 et 1050, Pi Cheng (Pi Shêng, chez Carter et Goodrich), invente le caractère mobile, en céramique, pris dans une forme de métal. Un peu plus tard, on améliore sa technique, et la forme elle-même devient de céramique.

Un peu plus tard encore, les caractères deviennent de métal et sont perforés puis tenus en place au moyen d’un fil de fer. Mais ni la typographie en céramique ni cette première forme de caractères en étain ne connurent en Chine une grande diffusion parce qu’on n’avait pas encore mis au point une encre qui convînt à ce système d’impression.

Sous la dynastie mongole, qui se soumet l’empire des Song pour régner de 1280 à 1368, l’usage des caractères mobiles sur bois se répand jusqu’aux confins du Turkestan, et les Ouïgours, des Turco-Mongols, en font leur profit.

Paul Pelliot découvrit à Touen-houang des caractères ouïgours fondus, qu’il a pu dater des environs de l’an 1300. En 1313, dans un traité sur l’agriculture, Wang Tcheng (Wang Chên, chez Carter et Goodrich) divulgue minutieusement la technique des caractères mobiles sur bois.

En 1390, un roi de Corée ordonne la création d’un atelier où l’on fondra les caractères de métal. La deuxième fonte des caractères coréens date de 1420, la troisième de 1434. Mais nous possédons un livre coréen en caractères mobiles de métal, et que l’on peut dater avec précision : 1397, avant même la première fonte de l’atelier royal, laquelle est de 1403.

Ne trouvez-vous pas admirable que la découverte de l’imprimerie par Gutenberg date, comme par hasard, des environs de 1450 ? Reste à expliquer pourquoi M. Albert Flocon est trop prudent quand il parle au conditionnel du cheminement éventuel de l’imprimerie vers l’Occident.

Quand on sait que, durant tout le XIIIe et le XIVe siècle, Tourfan (Xinjiang), capitale du Turkestan, fut un centre important d’imprimerie ; quand on sait que des lettres portant de grandes inscriptions chinoises imprimées au moyen de sceaux sont envoyées au roi de France depuis la Perse ; quand on sait que, dès 1294, il existe à Tabriz, en Perse, une fabrique de papier-monnaie qui imprime en chinois et en arabe ; quand on sait que Rubruquis, ambassadeur de Saint Louis à Karakorum, auprès du Khan mongol, rapporte de sa mission non seulement une lettre altière du Khan, mais toutes sortes de nouvelles sur la Chine de 1254 (notamment, au chapitre XXXIX, une indication sur le papier-monnaie ; « La monnaie commune de Cathay est faite de papier de coton, grande comme la main, et sur laquelle ils impriment certaines lignes et marques faites comme le sceau du Khan ») ; quand on sait que Marco Polo, en 1298, divulgue cette même nouvelle qui jusqu’à lui était restée confidentielle puisque, à cette époque, le récit de Rubruquis était demeuré manuscrit (il le restera jusqu’au temps de Hakluyt), et qu’il s’émerveille au chapitre XCVII de ces feuilles imprimées : « Différentes marques sont imprimées selon la destination du billet. Et en a fait faire si grande quantité, qu’il paierait avec tous les trésors du monde, et ça ne lui coûte rien ! » ; quand on sait qu’en 1303 l’écrivain arabe Rachid Al-Dïn décrit minutieusement les caractères mobiles sur bois tels qu’ils sont employés en Chine, et ce, à la fois en arabe et en, persan ; quand on sait les rapports constants, et familiers, qui existaient entre l’Europe et la Chine mongole (je pense notamment aux très nombreux missionnaires, depuis Johannes de Piano Carpini et Rubruquis, jusqu’à Johannes de Monte Corvino, premier évêque de Khan-baliq ou Cambaluc, non loin du site de ce que nous appelons Pékin ; je pense également aux aventuriers, tels ce médecin lombard, à peu près athée, qui vivait à la cour des Khan, ou encore à ce fameux Guillaume Boucher, si habile à construire des automates qui enchantaient les princes mongols, automates dont Rubruquis et Marco Polo nous ont laissé la description, qu’on retrouve d’autre part dans les archives chinoises des Ming) ; bref, quand on soupçonne avec quelle aisance on circulait alors, grâce à la paix mongole de Koubilai Khan, sur des routes parfaitement sûres, ainsi qu’en fait foi, notamment, un traité rédigé par un Vénitien à l’usage des commerçants Pratica délia mercatura : « è sicurissimo e di giorno e di notte », comment pourrait-on imaginer que ces Mongols, dont l’empire jouxtait la chrétienté, et qui s’avancèrent jusqu’au cœur de l’Europe, n’aient pas amené avec eux des nouvelles et des traces d’imprimerie dont nous savons d’autre part, par les dates et les faits auxquels je viens de me référer, que les Turcs en étaient férus ?

Comme le dit Thomas Francis Carter : « Men who return from China to Europe, especially ecclesiastics, cannot have failed to spread reports of the great diffusion of books in China [6]. »

Hélas, à ce point est-il imprégné d’idées occidentales, lui aussi, qu’il déclare, page 242 de l’édition nouvelle : « Little or no reliable evidence has yet been found to show that the typography of China or Korea influenced that of Europe ] . »

Pour moi, après avoir suivi d’un peu près les relations culturelles entre le monde arabe, la Chine, les Mongols et l’Occident, il me paraît inacceptable de soutenir, au sens précis du mot inventer, que Gutenberg ait inventé l’imprimerie. Il n’a fait qu’adapter à notre alphabet, compris sous forme alphabétique, une technique alors connue sur tout le continent eurasiatique qu’avait unifié l’empire de Kubilaï Khan.

Dira-t-on également qu’il faut être idolâtre de la Chine pour connaître le livre de Lin Yu-tang, A History of the press and public opinion in China, qui parut à Chicago en 1936 par les soins de The University of Chicago Press ? Nous y apprenons que, dès la dynastie des Tang, c’est-à-dire entre 618 et 906, on imprima en Chine ce qu’il faut bien appeler des journaux, puisque c’est bien le même caractère qu’on y emploie, le caractère pao, le même qu’on trouve aujourd’hui dans le Jen-min Je-pao (Renminribao), on avait alors le Pien-pao, ou Journal des frontières, le Tchao-pao ou Journal du matin, le Yi- pao ou le Courrier. Le plus connu est pourtant le K’ai-yuan tsa-pao, le Magasin de l’ère K’ai-yuan (au sens où nous disions, jusqu’à ces temps derniers, un Magasin pittoresque).

Les Chinois, eux, n’ont aucun doute à ce sujet. Dans un article intitulé « Ancient Chinese Book Production », paru à Pékin, dans Chinese Literature en, mai 1962, l’auteur écrit, page 75 :

The invention of printing revolutionized book production, enabling books to be produced on a large scale. The people of China invented not only block-printing but also movable-type printing. The germ of Chinese printing is to be found in the use of seals and the taking of rubbings from stone inscriptions, but the date of its origin is still uncertain.

 [7]


[1Dans l’original, en allemand : "In keine andere Stadt der Erde aber gehört das Weltdruckmuseum als nach Mainz. Hier, im Hofe zum Gutenberg, wurde kurz for dem Jahre 1400 der grosse Erfinder der Druckkunst als Spross der alteingesessenen Patrizierfamilie der Gensfleisch geboren ; hier hat er seine unsterbliche Erfindung vollendet ; hier stellte er um 1446 das im Mainzer Gutenberg-Museum verwahrte "Fragment vom Weltgericht", den ersten Typendruck Europas, her ; hier schuf er in der Zeit von 1452 bis 1455 die 42 zeilige Bibel, das Meisterwerk der Buchdruckerkunst aller Zeiten ; hier, in der Franziskanerkirche, wurde im Februar 1468 zur letzten Ruhe gebettet, was an ihm sterblich war.

In Mainz lebt das Andenken an das unvergleichliche Genie der Menschheit"

[2Note d’Etiemble : Je ne résume, à dessein, que les plus flagrantes impostures impérialistes : « le grand inventeur de l’imprimerie » naquit peu avant 1400 dans une vieille famille patricienne, à Mayence ; « c’est là qu’il paracheva son immortelle découverte ». S’il trouva en 1468 la paix de la mort, la ville de Mayence continue à penser avec une force qui ne s’est point atténuée à « l’incomparable génie de l’humanité ». Ce qui est un mensonge intolérable puisque l’on sait que Chinois et Coréens, bien avant Gutenberg, étaient allés aussi loin que lui et avaient, bien avant lui, imprimé des livres qui ne sont pas inférieurs en qualité aux plus réussis qu’il ait en effet produits, mais avec des siècles de retard sur l’inventeur chinois de l’impression à caractères mobiles. Ce n’est là qu’un témoignage de racisme. Un de plus !

[3Je souligne ! Mayence serait donc, décidément, de l’avis unanime tant des gens que des peuples cultivés, le lieu où fut inventée cette imprimerie, que le monde entier s’appropria.

[4Suite du texte original en allemand : "in unverminderter Starke fort ; hier erhebt sich sein stolzestes Denkmal, das der grosse Thorwaldsen dem größeren Gutenberg schuf ; hier lebt und arbeitet seit über einem halben Jahrhundert das Gutenberg-Museum, das Heimat und Vater- haus aller Drucker der ganzen Welt sein und werden will.

Mainz ist die Heimat der Druckkunst. Mag auch in Ostasien schon mit Kupferwôrtern gedruckt worden sein, als Gutenberg noch ein Knabe war ; mögen auch einige die Theorie verteidigen dass Laurens Janszoon Coster in Haarlem oder auch andere vor Gutenberg Metallbuchstaben gossen : in dem Punkte aber sind sich alle Gelehrten und alle Kulturvölker einig. dass die Druckkunst, die sich die Welt eroberte, in Mainz erfunden wurde und von Mainz aus ihren Siegeszug über den Erdball antrat.

[5... « le succès [de l’imprimerie] non seulement a marqué une ère nouvelle de la civilisation, mais a procuré à d’innombrables artisans un moyen de subsister durant les cinq siècles qui ont depuis lors passé ». Mais l’auteur anglais peut se permettre de corriger l’impérialisme germanique et d’avouer que ce fragment du Jugement dernier « est le tout premier témoignage qui subsiste de la typographie occidentale ». Tiens ! tiens ! Il y aurait donc, pudiquement voilée, une typographie autre que l’occidentale. Les Français, eux, n’ont droit qu’au mensonge pangermanique.

[6« Les gens qui de Chine reviennent en Europe, les ecclésiastiques en particulier, ne peuvent pas avoir omis de divulguer des nouvelles sur la grande diffusion des livres en Chine. »

[7Traduction : « L’invention de l’imprimerie révolutionna la production des livres en permettant aux livres d’être produits en grande quantité. Les habitants de la Chine inventèrent non seulement les planches imprimées, mais aussi l’emploi des caractères individuels. L’origine de l’imprimerie chinoise remonte à l’emploi de sceaux (...) mais la date de son origine reste incertaine ».