Reprenons le combat de Ben Barka !

vendredi 18 mars 2016

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Vendredi 29 octobre 1965. A 12h30, devant la brasserie Lipp, au 151 du boulevard Saint-Germain à Paris, Mehdi Ben Barka est interpellé par deux hommes se présentant comme des policiers, qui le font monter dans une Peugeot 403 banalisée. Il ne sera jamais retrouvé. Un complot savamment orchestré, en vue de faire disparaître l’un des leaders politiques les plus influents du tiers-monde. Qui était-il pour subir une telle fin ? Pourquoi est-il aujourd’hui si important de raviver sa lumière face à ceux qui hier le firent assassiner et qui aujourd’hui entraînent le monde au désastre ?

Par Benjamin Bak, militant S&P.

Lorsque les manœuvres ne suffisent pas à entamer la combativité et la détermination des mouvements populaires de libération, le colonialisme agonisant a recours, derrière une légalité néocolonialiste ou à la faveur d’une intervention téléguidée de l’ONU, soit à la balkanisation des nouveaux Etats indépendants, soit à la division systématique des forces vives, politiques ou syndicales, et, en cas de désespoir, comme au Congo, il va jusqu’au complot, à la répression policière et armée, aux coups de force, à l’assassinat et à la liquidation physique. (Mehdi Ben Barka, Option révolutionnaire au Maroc.)

La lutte contre le colonialisme

Fils d’un petit commerçant de Rabat, Mehdi Ben Barka est professeur de mathématique et compte le futur roi Hassan II parmi ses élèves. Il participe, en 1943, à la création du parti de l’Istiqlal, premier parti politique du Maroc. Il jouera un rôle de premier plan dans la lutte contre le protectorat français : en 1955, lors des négociations exigeant le retour de Mohamed V au Maroc —que les autorités françaises avaient exilé à Madagascar— et en 1956, à la fin du protectorat.

De fait, celui que ses amis surnomment déjà « Dynamo », en raison de son activisme politique inépuisable, sera le président de l’Assemblée consultative du Maroc de 1956 à 1959. Mais Ben Barka ne s’arrêtera pas là. En 1959, il provoquera une scission au sein du parti de l’Istiqlal, qu’il juge trop conservateur, pour créer l’Union nationale des forces populaires (UNFP). Le nouveau parti, réclamant la démocratisation de la vie publique, l’application d’une réforme agraire visant à sortir de la féodalité et une vraie solidarité avec l’Afrique et les pays arabes révolutionnaires, constitue par sa seule existence une attaque contre le Makhzen, système d’organisation de l’Etat marocain caractérisé par l’allégeance féodale à la personne du roi.

Le futur Hassan II, aspirant à succéder au plus vite à son père, appelle à réprimer sans pitié la « subversion », ce qui force Ben Barka à s’exiler à Paris. Hassan II a en effet une intention politique diamétralement opposée à celle de son ancien professeur de mathématiques : non seulement il tient à conserver le Makhzen, mais de plus, il refuse toute solidarité avec les pays arabes et africains révolutionnaires, afin de pouvoir bénéficier du soutien des Etats-Unis et de la France.

Et l’opposition ne s’arrête pas là : Hassan rejette complètement l’idée d’un Maroc industrialisé et dynamisé par une population grandissante d’universitaires, de chercheurs et d’ingénieurs, qu’il refuse au profit d’une politique de séduction vis-à-vis de l’investisseur étranger grâce à une main d’œuvre bon marché. Hassan II correspond en tous points à ce que Ben Barka appelle un pouvoir néocolonialiste. [1]

Pourtant, lorsqu’Hassan II monte sur le trône en 1961 après la mort de Mohamed V, il annonce vouloir faire la paix avec Ben Barka. Et de fait, Mehdi Ben Barka est de retour au Maroc en 1962.

De gauche à droite : le colonel Dlimi, Ben Barka et le général Oufkir.

Mais l’accalmie est de courte durée. Le 16 novembre 1962, Ben Barka échappe à un attentat fomenté par les services du général Mohamed Oufkir et du colonel Ahmed Dlimi, que la version officielle décrira comme un accident de la route : la Volkswagen de Ben Barka a été projetée dans un ravin par une voiture de police la doublant dans un virage.

En juin 1963, voulant dissoudre l’UNFP, Hassan II accuse Ben Barka de complot contre la monarchie, le poussant à l’exil et le condamnant par contumace le 14 mars 1964 avec Cheikh-al-Arab pour complot et tentative d’assassinat contre le roi. Ce qui amène le général Oufkir au poste de ministre de l’Intérieur.

La Tricontinentale

L’exil de Ben Barka ne fera que donner une plus grande importance encore à celui qui devient, selon l’expression de l’historien Jean Lacouture, un « commis-voyageur de la Révolution ». Partant d’abord pour Alger, il y rencontre Che Guevara, Amilcar Cabral, Malcolm X ou encore Kwame Nkrumah.

En vue de la Conférence tricontinentale de 1966, il se rend ensuite au Caire, à Rome, à Genève et à La Havane, afin de fédérer les mouvements révolutionnaires du tiers-monde. Il présidera la commission préparatoire de la Conférence tricontinentale pour en définir les objectifs : aide aux mouvements de libération, soutien à Cuba soumis à l’embargo américain, soutien au Vietnam, démantèlement des bases militaires étrangères et abolition de l’Apartheid en Afrique du Sud. Une importance politique qui dérange les grandes puissances de l’époque, notamment les Etats-Unis.

L’enlèvement

En avril 1965, Ben Barka « bénéficie » de la grâce accordée par Hassan II aux prisonniers politiques. Il rencontre le prince Moulay Ali, cousin du roi, le 25 à Francfort en vue d’une réconciliation.

Dans le même temps, le journaliste français Philippe Bernier, ami de Mehdi Ben Barka, est contacté par un Marocain dénommé Chtouki, qui prétend travailler pour les services du général Oufkir. Il enjoint Bernier de persuader Ben Barka de rentrer au Maroc, sinon ce dernier sera enlevé en Algérie et échangé contre le colonel Sadok, opposant du président algérien Ben Bella, réfugié au Maroc.

Chtouki propose 400 000 francs à Bernier en échange de sa collaboration. Bernier refuse et fait prévenir Sadok et Ben Barka de ce qui se trame. Beaucoup d’historiens et de journalistes ayant vécu ces évènements pensent qu’il s’agissait de restreindre l’influence de Ben Barka en le ramenant sur le territoire marocain pour qu’il n’en reparte pas. Mais l’affaire ne s’arrête pas là.

En effet, Philippe Bernier travaille sur un projet de film-documentaire consacré à la décolonisation. Impliqué dans le projet comme conseiller historique, Ben Barka propose le titre : Basta ! Bernier se met à la recherche d’un producteur. Ce sera George Figon, ex-voyou reconverti dans l’édition que Bernier croise souvent à Saint-Germain-des-Prés. Figon greffera le cinéaste Georges Franju comme réalisateur et Marguerite Duras comme dialoguiste.

Attardons-nous sur Georges Figon : c’est un fils de bonne famille dévoyé qui a passé trois ans en hôpital psychiatrique et onze ans en prison. Il en sort en 1961 et noue des amitiés avec des intellectuels parisiens aussi différents que François Mauriac et Marguerite Duras. Son rôle dans « l’Affaire » est plus que trouble.

En effet, Figon impliquera un certain Antoine Lopez, inspecteur principal d’Air France à Orly. Lopez est également un informateur du SDECE (ancêtre de la DGSE) et entretient des relations suivies avec des hauts dignitaires marocains comme... le général Oufkir !

Ayant commencé sa carrière dans les réseaux de la Gestapo française, Georges Boucheseiche rejoint après guerre le « Gang des Tractions avant ». Arrêté en 1947, il écope d’un an de prison et sept ans de travaux forcés pour son passé. Il sera condamné par contumace dans le procès de l’Affaire Ben Barka.

Il compte également parmi ses relations un certain Georges Boucheseiche, qui sera condamné par contumace dans le procès de l’Affaire Ben Barka. Ancien de la Gestapo française et du « Gang des Tractions avant », il était également réputé pour avoir rendu quelques services au SDECE lors de l’indépendance du Maroc et de la guerre d’Algérie. Lors de sa garde à vue, Antoine Lopez reconnaîtra avoir agi pour le compte de Larbi Chtouki, l’émissaire du général Oufkir.

Le 29 octobre 1965, Ben Barka a rendez-vous à 12h15 avec Georges Figon, Georges Franju et Philippe Bernier à la brasserie Lipp pour une séance de travail sur le film. A 12h30, Ben Barka est interpellé par deux hommes se présentant comme des policiers français qu’il suivra pour ne jamais revenir. [2]

L’implication du général Oufkir, protégé par Hassan II, ne fait aucun doute et provoque la colère de De Gaulle, qui accuse directement le gouvernement marocain.

Aujourd’hui, cinquante ans après les faits, les archives du SDECE sont loin d’avoir livré tous leurs secrets et 1800 documents sur Ben Barka sont détenus par la CIA sans possibilité de les consulter. La famille Ben Barka réclame toujours la vérité sur cette affaire.

L’héritage politique

Quel héritage politique, me direz-vous ? La disparition de Ben Barka a probablement tué son action politique dans l’œuf ! De fait, la Conférence tricontinentale de janvier 1966 perdra beaucoup de son impact du fait de l’absence du leader marocain.

Et le monde arabe s’éloigne toujours plus de son combat socialiste, panafricaniste et anticolonialiste pour se déchirer dans des guerres de religions de plus en plus violentes, attisées par l’Occident et ses alliés dans la région.

Pourtant, lors du sommet à Fortaleza (Brésil) les 15 et 16 juillet 2014, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud,) prennent une décision historique visant à rompre avec un système économique moribond.

En effet, parmi les 72 points de la déclaration de Fortaleza, se trouve la création de la Nouvelle banque de développement. Cette initiative, imaginée au départ par notre allié aux Etats-Unis, l’économiste Lyndon LaRouche, permet la création d’une institution alternative au FMI, portant en germe une nouvelle architecture financière internationale échappant à la City de Londres et à Wall Street.

Mehdi Ben Barka a disparu, mais son œuvre politique a traversé le temps et peut devenir une nouvelle inspiration pour remporter la bataille contre le système financier de la City de Londres et de Wall Street. Cette victoire doit aujourd’hui être définitive, faute de quoi nous serons tous entraînés vers un destin auquel Mehdi Ben Barka, lui, ne put échapper.

Quels réseaux en France ont participé à l’enlèvement de Ben Barka ?

Penchons-nous sur les réseaux de Mohammed Oufkir. Ancien de l’Armée française, il a ses entrées à Paris : son ami Roger Frey, ministre de l’Intérieur, qui fréquente le club des « Vieux de la Vieille » au Don Camillo, dans lequel on peut croiser des policiers, des truands ainsi que les chefs du Service d’action civique (SAC).

A travers ses subordonnés, le préfet de Paris Maurice Papon et le commissaire Jean Caille, il est en relation direct avec l’autre personnage-clé de l’affaire, Pierre Lemarchand. Député gaulliste, avocat de Georges Figon et chef du groupe de barbouzes qui ont combattu l’OAS, il joue un rôle crucial dans le piège tendu à Ben Barka. Lemarchand propose à Oufkir de faire appel à une équipe qu’il connaît bien, le « Gang des Tractions avant ».

Son chef Joe Attia, ancien résistant et agent d’une efficacité redoutable – il avait fait enlever le colonel Argoud (chef de l’OAS) en Allemagne pour le livrer à la police française, ligoté dans le coffre d’une voiture – refuse l’opération Ben Barka par prudence. Mais son équipe, elle, accepte l’offre, ainsi que Antoine Lopez et Georges Figon, refermant le piège sur Ben Barka.


[1Option révolutionnaire au Maroc, Mehdi Ben Barka, 1962.

[2Affaire Ben Barka, le dernier secret, documentaire France 5.