Marie Stuart de Schiller : l’idéal est-il compatible avec le pouvoir ?

vendredi 18 mars 2016, par Jacques Cheminade

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Invité par l’Institut Schiller à la demande de la troupe l’Ane vert, Jacques Cheminade donnait le 27 novembre dernier une conférence sur la pièce Marie Stuart de Friedrich Schiller. Des propos d’une actualité brûlante en cette période d’extrême danger où nos élites, se dérobant au courage que la fonction impose, nous mettent tous face à la question de la responsabilité. Un beau plaidoyer aussi en faveur du retour des arts et de la philosophie classique pour forger le caractère, dans une culture et un système scolaire – du primaire à l’ENA – de plus en plus rongés par l’utilitarisme.

Ci-dessous la vidéo et ensuite le résumé de la présentation de Jacques Cheminade :

Pour situer le lieu de la pièce Marie Stuart, il faut déjà discerner le nôtre. Quand on parle aujourd’hui à la télévision, c’est pour dire ce qu’on sait : c’est un monde affirmatif où l’on impressionne pour persuader. Au théâtre (surtout chez Schiller), le spectateur est au contraire porté vers le questionnement : qui est-il par rapport aux personnages, comment aurait-il pu intervenir dans la tragédie qui s’est déroulée devant lui ?

Par ses personnages, Schiller confronte l’être humain au pouvoir, mais aussi à la liberté et la justice. La question est toujours : les valeurs idéales sont-elles compatibles avec une existence terrestre et le désir de pouvoir ? Ce dernier n’est-il pas condamné à anéantir notre part d’humanité ?

Marie Stuart se déroule au XIVe siècle, juste après la Saint-Barthélemy. Si la pièce date de 1799, Schiller en a conçu l’idée dès 1782. Entretemps la Révolution française a bouleversé le monde. Schiller, fait citoyen d’honneur de la République française en 1792, placera d’immenses espoirs dans cet événement, y voyant la possibilité que l’idéal y soit incarné dans le réel. Pourtant, parmi ceux qui l’ont fait citoyen français, nombreux sont ceux qui, comme Danton, seront exécutés :

Le moment était très favorable mais a trouvé une génération corrompue, écrira-t-il [1]. Un grand moment de l’Histoire a échu à un peuple petit.

Alors, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, il va fixer à l’enjeu du pouvoir un grand dessein, au delà du politique : si le peuple a été petit, le devoir du dirigeant est de le faire grandir.

Selon Schiller, la Révolution française a vu s’affronter deux extrêmes : les « sauvages », prisonniers de leurs « instincts sensibles », portés à la destruction et la violence ; et les « barbares », prisonniers de leurs « instincts formels », croyant faire prévaloir leurs solutions « idéales » par tous les moyens – alors qu’il ne peut exister d’idéal absolu sur terre. C’est donc sur l’élévation du caractère des hommes, anoblis par le beau et le vrai, que devront reposer les espérances. Schiller est convaincu que pour changer les hommes, il ne faut pas changer les constitutions, mais d’abord changer les hommes. Alors, de ce double égarement (sauvagerie et barbarie) qui a gagné ses contemporains, « La beauté doit les faire revenir » dira-t-il dans sa Dixième lettre. La beauté, c’est le rôle de l’artiste. C’est de ce point de vue qu’il composera son théâtre.

Ainsi écrit-il dans la Neuvième lettre :

Toute amélioration dans l’ordre du politique doit partir de l’ennoblissement dans l’ordre du caractère ; or comment le caractère pourrait-il s’ennoblir s’il subit les influences d’une constitution politique barbare ? Le but à atteindre exigerait donc que l’on cherchât un instrument que l’État ne fournit pas, et que l’on ouvrît des sources qui demeurassent pures et limpides quelle que fût la corruption dans l’ordre politique. Me voici arrivé au point vers lequel toutes mes considérations précédentes ont tendu. L’instrument recherché est le bel art ; ses modèles immortels sont les sources qui s’ouvrent à nous.

La pièce Marie Stuart

Une scène de Marie Stuart : Marie agenouillée devant la reine Élisabeth.

Le sujet de la pièce est le combat entre deux femmes de pouvoir : Marie Stuart, reine d’Écosse, catholique et prétendante au trône d’Angleterre, et Élisabeth 1ère, reine d’Angleterre et anglicane. Marie, qui a tenté de s’emparer de la couronne d’Angleterre, a été faite prisonnière par Élisabeth. Cette dernière se trouve face à un enjeu terrible : pour obéir à la raison d’État (mettre fin à l’instabilité politique et religieuse qui sévit dans le pays), elle doit faire exécuter cette prétendante, « sœur » en consanguinité et en ambition.

Cet ordre d’exécution, en plus de répondre à la nécessité historique, soulagerait certes l’instinct de vengeance de la Reine, mais il sacrifierait son sens personnel et familial de justice... et son idéal symbolique de femme. Toute la pièce raconte ce dilemme. En Élisabeth, bien plus en raison des contraintes du pouvoir que de son caractère personnel, la nécessité ne peut plus se concilier avec la liberté, jusqu’à ce que les contraintes du pouvoir façonnent peu à peu son caractère personnel et la portent à signer (même indirectement) l’arrêt d’exécution.

Parmi les autres personnages, Burleigh, le serviteur « incorruptible » d’Élisabeth, incarne la raison d’État avec toute sa froide passion et l’« instinct formel » dévoyé des protestants, qui haïssent tout ce qui touche aux sens et n’appliquent que la seule « règle ». A la manière d’un jacobin enragé de la Révolution, il donnera raison au peuple en réclamant « la tête de Marie ». On a aussi Mortimer, qui veut libérer Marie, mais en qui prévaut l’instinct de mort et de destruction. Jeune et exalté, ses motifs nobles vont vite se trouver manipulés par les papistes, qui représentent au contraire l’« instinct sensible » dévoyé (l’apparat de Rome, l’encens, les grandes cérémonies, etc.). Quand il rencontre Marie et la serre de force contre lui, il abuse d’elle plutôt qu’il ne l’aime, car le pouvoir l’a rendu fou : « Lorsque je combattrai pour vous, j’égorgerai mon oncle ; je veux te sauver mais je veux aussi te posséder. » Enfin il y a Leicester, ballotté par les opportunités, tantôt amoureux de Marie, tantôt d’Élisabeth. Personnage antipathique, il est guidé par son pur instinct de survie et sa conception pratique du pouvoir.

Quant à Élisabeth, elle peine devant les exigences du pouvoir : durant toute la pièce, elle sera tentée de fuir ses responsabilités :

Les rois ne sont que les esclaves de leur rang et ne peuvent suivre l’impulsion de leur cœur. » [II, 2] Puis : « Après tout je ne suis pas faite pour être souveraine, en vérité je suis lasse de la vie et du pouvoir.

Toute la pièce porte donc sur le pouvoir, ses contraintes, sa solitude, ses sacrifices, ses égarements. Mais chez Schiller, ce n’est pas comme à Hollywood : il n’y a pas les bons et les mauvais, mais des êtres humains qui se débattent face au poids de la responsabilité.

Pourtant, face aux eux, il est un véritable héros schillérien : le vieux comte Talbot. Bien qu’ayant sauvé Élisabeth d’un assassin catholique, il n’est aucunement inspiré par la vengeance : il réclamera la grâce de Marie, parce que la grâce exprimant la justice est la plus haute manifestation de la liberté dans le pouvoir de la monarchie. Et quand Élisabeth lui explique qu’elle ne peut aller contre les positions de toutes les cours de Justice et du Parlement, qui sont pour l’exécution de la prisonnière, il répond (et c’est très important à l’époque de la Révolution française) :

La majorité des voix n’est pas une preuve du droit. L’Angleterre n’est pas le monde (...) L’Angleterre d’aujourd’hui n’est pas l’Angleterre de demain, de même qu’elle n’est plus l’Angleterre du passé (…) Abandonnez-vous sans hésitation à la bonté qui vous est propre (...) Les fondateurs de ce royaume, en accordant ainsi aux femmes les rênes de ce gouvernement, ont montré que la sévérité ne doit pas être en ce pays la vertu des rois.

Épargner Marie est certes risqué, mais c’est surtout grandir le pouvoir en lui donnant un sens totalement nouveau et supérieur par rapport à la manière dont il est vu à cette époque.

Mais Marie sera décapitée. Et Talbot dira à la Reine : « Ce que j’ai fait compte peu, je n’ai pu sauver la meilleure part de vous-même. »

Jeanne d’Arc ou le sublime en politique

Était-il possible d’éviter ce dénouement tragique ? Comment élever le politique à sa dimension sublime ? Comment dépasser le dilemme entre raison d’État et raison personnelle, entre instinct formel et instinct sensible ? Comment utiliser la beauté au sens où l’entend Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique ?

Dans Marie Stuart, il faudra attendre la mort – avec l’exécution de Marie – pour atteindre subjectivement la grandeur morale et le sublime. Car cette femme, frivole et intrigante, était incapable, de son vivant, de se hisser au niveau de responsabilité qu’impose le pouvoir.

Mais le sublime sera porté encore plus loin dans une autre pièce de Schiller, Jeanne d’Arc. Ce sublime, il faut l’entendre au sens de l’avantage d’autrui au péril de sa vie. Individuellement, ça veut dire donner sa vie, comme Jeanne d’Arc, non par devoir mais par l’effort d’être en harmonie avec un monde et d’exprimer la justice, par patriotisme aussi. Notons que Schiller prend ses aises avec l’histoire originale : son intention est de faire ressortir la notion d’ennoblissement du caractère. Ce qu’il montre au cours de la pièce, c’est le passage entre cette Jeanne d’abord déterminée par une mission émanant d’un Dieu extérieur, et une Jeanne accédant à un Dieu intérieur, notamment après l’épreuve de sa faute.

Car Schiller va introduire un élément fictif, cocasse mais surtout très profond : la Jeanne d’Arc de sa pièce a une faiblesse sentimentale pour un ennemi anglais, Lionel. Mais elle la surmontera au nom de sa mission. Ce que montre Schiller, c’est la dynamique d’un être humain qui est capable de s’élever. A la fin de sa pièce, la parole de Jeanne rejoint un peu, bien qu’allant au-delà, celle de Marie Stuart quand elle s’exclame : « Je m’élance vers l’éternelle liberté. » Ainsi, Jeanne d’Arc dira-t-elle, en mourant au combat : « Brève est la vie, éternelle la joie ! » La voilà qui accède à un moment d’éternité, or c’est cela qui, individuellement, est au cœur de la politique. Non pas qu’il faille mourir comme elle dans l’exercice de ce choix, mais accepter d’en prendre le risque ; pas pour soi, mais pour autrui. Car à l’origine de la démarche de Schiller, se pose cette question essentielle : qu’est-ce qui fait qu’un être humain est vraiment humain ? Qu’est-ce qui le différencie des autres formes de vie qui l’entourent, du point de vue de sa responsabilité pour le monde dans lequel il vit ?

Schiller contre les séries TV

Dans sa Huitième lettre du même recueil, Schiller écrit :

Non seulement [la] lumière de l’intelligence ne mérite l’estime que dans la mesure où elle se réfléchit sur le caractère, mais encore elle part dans une certaine mesure du caractère – car le chemin qui mène à l’esprit doit passer par le cœur. La formation du sentiment est donc le besoin extrêmement urgent de l’époque (…)

Si on le ressent avec Marie Stuart, on peut le ressentir aussi avec Don Carlos, Wallenstein, etc. Schiller écrivit d’ailleurs une pièce presque pour chaque pays d’Europe, afin de donner à chacun quelque chose qui lui soit propre (ce fut Jeanne d’Arc pour la France). Et aujourd’hui, alors que les monstres sont parmi nous, que triomphent les séries TV comme Games of Thrones, qui est vu par presque tous les jeunes de la planète, avec son cortège d’« humains » commettant des crimes pour s’emparer du pouvoir tout en méprisant les autres, l’esprit de Schiller est là pour nous rappeler que c’est à l’élévation, ou « formation » du sentiment, que l’artiste doit travailler pour éviter l’écueil entre anarchie et soumission à l’État :

Si l’homme est d’accord avec lui-même, il sauvera sa particularité même en universalisant au suprême degré sa conduite ; et l’État sera simplement l’interprète de son bel instinct, la formule plus distincte de sa législation intérieure. Par contre, si dans le caractère d’un peuple il subsiste entre l’homme subjectif et l’homme objectif une opposition et une contradiction telle que celui-ci ne puisse triompher qu’en opprimant celui-là, l’État devra lui aussi recourir à la rigoureuse sévérité de la loi ; et pour ne pas être victime des citoyens, il devra sans égard fouler au pied des individualités qui se sont montrées si rebelles.(Quatrième lettre)

L’état esthétique

Le sauvage et le barbare, c’est aussi l’opposition entre état de nature et raison froide, entre le multiple et le un. Pour Schiller, tout cela doit être en harmonie :

Le sauvage méprise l’art et honore la nature comme sa souveraine absolue, le barbare tourne en dérision et déshonore la nature, mais plus méprisable encore que le sauvage, il continue assez souvent à être l’esclave de son esclave. (…) Lorsque donc la raison introduit son unité morale dans la société physique, elle n’a pas le droit de porter atteinte à la multiplicité de la nature. Lorsque la nature aspire à affirmer sa multiplicité dans l’édifice moral de la société, il ne faut pas que l’unité morale en éprouve un dommage quelconque ; la Forme victorieuse est à égale distance de l’uniformité et du désordre. Il faut donc qu’un peuple possède un caractère ‘total’ pour qu’il soit capable et digne d’échanger l’état de la nécessité contre l’état de la liberté.

Pensez aux personnages de Schiller. Dans une note de bas de page de sa Treizième lettre, on pense à Talbot : « Le caractère vraiment supérieur est celui de l’homme en qui la sévérité à l’égard de soi-même va de pair avec l’indulgence à l’égard d’autrui. » Pourtant, « le plus souvent quiconque est indulgent vis-à-vis d’autrui l’est aussi vis-à-vis de soi et celui qui est sévère envers soi le sera également envers autrui. Quant à l’indulgence pour soi jointe à la sévérité pour les autres, c’est le fait d’un caractère méprisable entre tous ».

Enfin, sa Neuvième lettre contient l’un des plus beaux passages. Il s’agit d’une réflexion adressée à un jeune qui s’engage en politique :

Engage le monde sur lequel tu agis dans la direction du bien ; alors le calme déroulement du temps amènera l’épanouissement. Cette direction, tu la lui auras donnée si par tes enseignements tu élèves ses pensées vers ce qui est nécessaire et éternel, si par tes actes ou tes créations tu transformes ce qui est nécessaire et éternel en un objet de ses instincts. L’édifice des illusions et de l’arbitraire tombera (…) ; mais il doit fléchir dans l’homme intérieur, non pas seulement dans celui qui paraît au dehors.
Dans le silence pudique de ton cœur éduque la vérité victorieuse, puis manifeste-la dans la beauté afin que la pensée ne soit pas seule à lui rendre hommage et que les sens aussi perçoivent avec amour sa figure. Et pour qu’il ne t’arrive pas de recevoir de la réalité le modèle que tu dois lui donner, ne te risque pas dans son équivoque compagnie avant de t’être assuré qu’un cortège de figures idéales est présent dans ton cœur [et c’est ce cortège de figures idéales avec leurs difficultés mais aussi avec leur combat intérieur, que Schiller essaie de représenter dans son théâtre]. Vis avec ton siècle mais sans être sa créature.
Dispense à tes contemporains non les choses qu’ils vantent, mais celles dont ils ont besoin. (...) Si tu as à agir sur eux, que ton esprit se les représente tels qu’ils devraient être, mais si tu es tenté d’agir pour eux, qu’il se les représente tels qu’ils sont. (...) L’austérité de tes principes les fera fuir loin de toi. Mais ils les supporteront sous forme de jeu ; leur goût est plus chaste que leur cœur, et voilà par où tu dois saisir ces fuyards apeurés. C’est en vain que tu livreras assaut à leurs maximes, que tu condamneras leurs actes ; mais ta main d’artiste peut essayer de les prendre par leur désœuvrement. (…) En quelque lieu que tu les trouves, entoure-les de formes nobles, grandes, pleines d’esprit ; environne-les complètement des symboles de ce qui est excellent, jusqu’à ce que l’apparence triomphe de la réalité et l’art de la nature.

La meilleure forme de gouvernement d’après Lessing

Cette tragédie du pouvoir évoque celle de notre époque et nous devons tous nous sentir concernés en voyant Marie Stuart. Que faire pour éviter ce dénouement, qui jette en nous-mêmes le défi de notre propre engagement politique ?

Il y a cette réponse de Gotthold Ephraim Lessing, essayiste et philosophe allemand, ami de Schiller et auteur en 1779 de Nathan le sage, une très belle pièce que Schiller mettra en scène. Avec Moses Mendelssohn, Lessing illustre les Lumières de l’Est, qui, au-delà de l’affiliation religieuse, s’expriment dans le domaine de la beauté et de la perfectibilité de l’homme.

Dans le Dialogue entre Ernst et Falk, Lessing fait poser à ses personnages cette question (que l’on retrouve dans l’ouvrage traduit en français, L’éducation du genre humain) : quelle est la meilleure forme de gouvernement ? Pour l’un, il faut une formule idéale. Pour l’autre, qui allie l’instinct sensible à l’instinct formel, une forme idéale de gouvernement en tant que telle conduirait fatalement, si l’on s’en tient à elle seule comme un bien en soi, à imposer quelque chose à autrui : cela reviendrait à violer l’idéal humain de liberté.

Établie une fois pour toutes, cette forme idéale de gouvernement sécréterait en effet son propre dogmatisme. Dès lors, que va défendre Lessing ? Un effort constant d’éducation du caractère, respectant le libre-arbitre de l’homme. Pour lui, le vrai humaniste doit ouvrir l’esprit d’autrui, éveiller sa créativité, comme un jardinier arrose ses graines puis ses plantes, sans imposer de programme prévu d’avance. Cette discussion reflétait une réflexion en cours avant la Révolution française. Dans L’éducation du genre humain, Lessing écrit :

L’humanité poursuit une longue et lente marche vers un avenir qu’elle ne connaît pas, mais qui ouvre le chemin vers quelque chose de moins imparfait dans le monde

... sans avoir la prétention de trouver la perfection absolue.


[1Lettre au duc Chrétien-Frédéric de Holstein-Augustenbourg, à qui il adressera son recueil, les 25 Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme.