Einstein contre Russell : pourquoi nous sommes tous « relativement » idiots !

vendredi 13 mai 2016, par Jacques Cheminade

[sommaire]

Alors que Russel (à g.) était « sérieux » , Einstein n’avait aucun respect pour des référentiels de pensée qu’il découvrait inadéquats.

Voici la transcription de l’exposé de Jacques Cheminade aux journées de formation de Solidarité & Progrès, les 19 et 20 mars.

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Face aux défis de l’histoire – crise financière, morale, crise de civilisation – on commence à entendre partout qu’il faut changer de manière de penser. Ceci dit, la plupart des gens qui le disent ne savent généralement pas très bien de quoi ils parlent. Je vais donc essayer de donner quelques pistes, des éléments pour que face à ces défis de l’histoire, au plus profond de vous-même, vous trouviez le courage et l’intelligence d’y faire face et d’agir. C’est le but de ce que je tenterai de faire ici.

Je vais prendre deux êtres humains, l’un qui ne l’était pas beaucoup et l’autre qui l’était énormément, Bertrand Russell et Albert Einstein, qui ont marqué, dans des sens opposés, toute la période du XXe siècle jusqu’à nos jours. Je vais commencer par un paradoxe.

Le 9 juillet 1955 paraît un manifeste signé par Bertrand Russell et Albert Einstein (ce dernier l’avait signé en avril, quelques jours avant sa mort), appelant les principaux dirigeants du monde à rechercher des solutions pacifiques aux conflits internationaux et à bannir pour toujours l’arme nucléaire. « Il faudra, disent-ils, développer une nouvelle pensée politique si nous voulons éviter un désastre absolu. »

Voilà donc Einstein et Russell dans le même camp. Pour la paix du monde. Ce qui montre qu’on peut dire la même chose à un certain moment pour des raisons totalement opposées et que, si l’on ne fouille pas à fond les motivations de ceux qui agissent, on se trompera totalement, en étant empirique, en étant pratique, sur ce qu’on doit faire à un moment donné de l’histoire.

Russell part de principes mathématiques, d’un univers formé d’axiomes, de postulats dont il déduit, en nombre aussi restreint que possible, des propriétés. Dans cette conception, c’est la logique qui prévaut, c’est l’esprit qui organise et ordonne.

Einstein part, lui, de l’action physique dans l’univers. On peut dire que Russell, c’est la logique, alors qu’Einstein, c’est ce qu’il appelle lui-même la gedankenexperiment : l’expérimentation de la pensée dans l’univers physique. Pour lui, l’univers est intelligible, on peut le comprendre, mais il n’est pas du tout logique. Pourquoi ? Parce que la logique définit ce que l’on sait déjà. Et si l’on applique ce que l’on sait déjà, on ne découvrira jamais rien ! Il faut donc partir de quelque chose qui sera « par-delà les mots ».

Ce qui disait Einstein, qui aimait beaucoup plaisanter (contrairement à Russell, qui aimait les petites expressions cyniques de sa supériorité), c’est que « tant que les gens ne passent pas aux actes, je dois les laisser dire tout ce qu’ils veulent, parce que moi aussi, j’ai toujours dit ce qu’il me plaît ». Tant que les gens ne passent pas aux actes…

Nous avons affaire à deux façons de penser, deux conceptions du monde parfaitement opposées mais qui ont abouti aux mêmes effets à un certain moment, en 1955, dans leur opposition aux armes nucléaires. Ce qui montre bien qu’il ne faut pas s’en tenir aux effets mais examiner les causes.

Pour Einstein, ce monde est toujours intelligible. Il a dit un jour à Niels Bohr (père de la théorie des quanta appliquée à une vision probabiliste de l’univers, un jeu de probabilité), lors de la conférence de Solvay de 1927 à Bruxelles : « Dieu ne joue pas aux dés. » A quoi Niels Bohr lui aurait répliqué : « Qui êtes-vous, Albert Einstein, pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ? » Einstein pouvait le dire, peut-être pas à Dieu, mais au nom d’une science qui exprime la cohérence de l’univers dans lequel nous vivons.

J’ajouterai que si nous voulons combattre efficacement l’ennemi, il faut maîtriser l’épistémologie fondamentale pour aller aux causes, par-delà les effets, c’est-à-dire comprendre ce qui, dans les effets, constitue la trace, l’ombre des causes.

Je vais vous montrer comment Russell voit le monde, avec les conséquences que cela entraîne. C’est en réalité quelqu’un de très pauvre intellectuellement, mais très habile dans la façon de manipuler des concepts, du moins à un niveau académique ou universitaire.

Voilà ce que dit Russell sur ses idées philosophiques : « J’ai trouvé, pour prendre un exemple important, que par l’analyse de la physique et de la perception, on peut entièrement résoudre le problème du rapport de l’esprit et de la matière. » On fait partir ainsi la physique de la perception. « Les mathématiques furent donc pour moi le principal objet d’intérêt et la principale source du bonheur. » Il part de la logique, appliquée dans les mathématiques.

D’ailleurs il dit, dans sa Philosophie mathématique, « la logique mathématique a pour but, non de donner aux mots un statut ontologique, qui pourrait être mis en doute, mais plutôt de diminuer le nombre de mots dont la signification directe est de désigner un objet ». Diminuer le nombre de mots, simplifier, simplifier, simplifier !

Les mathématiques

« La beauté des mathématiques est froide et austère comme celle d’une sculpture sans référence à quelque partie de notre nature fragile, sans les magnifiques illusions de la peinture ou de la musique. » Les mathématiques se définissent sans les magnifiques illusions de la musique… « Et pourtant pures et sublimes [les mathématiques], car d’une stricte perfection que seuls les grands peuvent montrer. » Voilà cet univers mathématique qui part des perceptions, mais qui exclut le sensible dans l’art, la peinture, la musique… Et dans ses Principes éthiques : « Une chose est ce qu’elle est, et pas autre chose. » [1]

Evidemment, il faut déduire les choses à partir de principes simples et Russell passe les œuvres de tous les philosophes au rabot de ce qu’il pense être sa connaissance du monde. Il a écrit un livre sur la philosophie, en particulier sur Leibniz, qu’il réduit à un mathématicien exprimant la recherche d’un système logique et cohérent auquel il ne parvient pas, parce qu’il introduit l’harmonie du monde – quelque chose de tout à fait illogique qui, selon Russell, gâcherait tout.

En 1900, il rédige ses Principia Mathematica avec Norman Whitehead. Toute science y est, dès le départ, associée automatiquement à la logique. On décompose le processus de penser en le réduisant à un ensemble de règles, à un minimum de mots, à des transformations simples appliquées à des données brutes à partir desquelles on engendre, comme il dit, des « fonctions propositionnelles ». On peut ainsi générer une infinité de propositions, puis des théorèmes qui seront déclarés vrais ou faux lorsqu’on les compare à la réalité. Le hic, c’est qu’ainsi on ne part pas de la réalité, mais de la composition logique « des choses ».

La méthode scientifique en philosophie (c’est son objectif), est de montrer la voie à suivre pour que, étant donné un monde possédant les propriétés que les psychologues trouvent dans le monde sensible, il soit possible au moyen de constructions purement logiques de le traiter mathématiquement, en définissant des séries et des classes de données sensibles qui puissent respectivement s’appeler particules, points et instants.

Particules, points et instants, des éléments séparés où il n’y a point d’idée de mouvement ni d’harmonie mais simplement des corrélations.

La vérité doit, selon lui, ignorer absolument toute considération morale. En cela, il s’oppose totalement à Platon car ce dernier est toujours porté à définir des idées correspondant à des gens vertueux. Platon ne serait donc jamais intellectuellement honnête parce qu’il se laisse aller à juger les doctrines en examinant leurs conséquences sociales, ce qui le conduirait fatalement à des distorsions et donc à l’erreur.

Russell parle au nom de son milieu. Il appartient à la « société de pensée » de l’Empire britannique, avec, entre autres, John Burdon Sanderson Haldane (1892-1964). Généticien, président de la Genetical Society en 1932-36, Haldane est le partisan progressiste d’un eugénisme « de gauche ». Il signe, en 1939, le manifeste des généticiens, aux côtés de quelqu’un qui deviendra le premier directeur général de l’UNESCO, le biologiste Julian Huxley. Tous s’intéressent à l’application des mathématiques aux espèces vivantes pour comprendre les phénomènes génétiques, essentiels, et leurs applications biologiques (nous sommes en 1939 !). Cette société eugéniste « de gauche » britannique compte aussi dans ses rangs John Maynard Keynes. Tous sont convaincus que l’œuvre du monde doit être confiée à une élite qui, à travers cette « conspiration ouverte » préconisée par H.G. Wells, régira les choses. Pour Haldane, ce monde n’est pas très ragoûtant : « God has an inordinate fondness for beetles » (Dieu a eu un penchant excessif pour les cafards), car à l’opposé de l’élite, c’est l’espèce la plus nombreuse sur Terre !

On a des citations extraordinaires de Russell sur les conséquences sociales réelles de ce qu’il pense. Dans Science, puissance et violence (écrit en 1954, un an avant la conférence contre les armes nucléaires), il dénonce les méfaits de la science :

En intensifiant l’organisation de la société, la technique scientifique a considérablement augmenté la part d’existence où l’individu n’est qu’un rouage dépourvu de toute autonomie.

La science est dangereuse parce qu’elle crée une technique qui dépouille l’individu de toute autonomie. Cet individu devient alors dangereux et, du point de vue de Russell, il faut donc faire appel à une élite pour tenter de le contrôler. La production elle-même oriente vers une intervention dans le monde qui, de ce point de vue, peut s’avérer extrêmement destructrice. Toujours dans le même ouvrage, Russell affirme sans sourciller :

L’agriculture représenta un progrès technique aussi essentiel que beaucoup plus tard le machinisme. Le processus par lequel l’agriculture s’est imposée représente un terrible avertissement pour notre époque. L’agriculture instaura l’esclavage de la servitude, les sacrifices humains, la monarchie absolue et de terribles guerres [il parle ici de l’agriculture du néolithique]. Car au lieu d’améliorer la condition d’existence des hommes, elle n’améliora que les conditions d’une minorité restreinte de gouvernants [chose, bien entendu, manifestement fausse], elle ne fit qu’augmenter la population.

Voilà le grand danger ! La science permet d’accroître le nombre d’humains, qui sont très dangereux lorsqu’ils prolifèrent comme des coléoptères… « Bref, l’agriculture ne semble avoir augmenté que la somme des misères humaines. Il n’est pas exclu que l’industrialisme soit en train de suivre la même voie. »

L’agriculture et l’industrie sont donc suspectes parce qu’elles font augmenter la population, ce qui est particulièrement gênant pour lui et ses amis ! D’où les pratiques malthusiennes et l’eugénisme, bien qu’on ne l’appliquera pas comme les nazis, c’est-à-dire qu’en principe on ne se livrera pas à des massacres. On utilisera préférablement des méthodes de contrôle de population, de contrôle des naissances. Russell dira, toujours dans Science, puissance et violence :

Il y a trois moyens de stabiliser une communauté quant à sa population : 1) la limitation des naissances ; 2) l’infanticide ou les guerres réellement meurtrières ; 3) la misère générale.

Même si l’on essaiera autant que possible de recourir à des méthodes douces, comme la contraception, il avait écrit en 1923, dans Prospect of Industrial Civilisation, que :

Les races moins prolifiques devront se défendre contre les plus prolifiques par des méthodes qui sont répugnantes même si elles sont nécessaires.

Vous voyez la logique de cette pensée : si vous admettez qu’au départ, vous êtes dans un univers abstrait, limité, dans lequel vous êtes déconnecté de toute action physique susceptible de le transformer, alors, si quelque chose permet d’en développer les fondements et de faire apparaître davantage d’êtres humains, grâce à l’agriculture et l’industrie, cela devient extrêmement dangereux par rapport aux ressources dont on dispose, et il faut l’empêcher pour le bien des générations à venir.

Mieux encore, pour Julian Huxley comme pour son frère Aldous, il est nécessaire d’encadrer à tout prix la science et l’art, parce que de par leur nature universelle et leur caractère imprédictible, ils sapent les fondements de la logique existante. Ils ne sont qu’un décor arbitrairement et dangereusement humain.

Dans la Supériorité de l’espèce humaine basée sur le pouvoir arbitraire, Russell conclura :

Nous pouvons détruire les animaux plus facilement qu’ils ne peuvent nous détruire. C’est la seule base solide de notre prétention de supériorité. Nous valorisons l’art, la science et la littérature parce que ce sont des choses dans lesquelles nous excellons. Mais les baleines pourraient valoriser le fait de souffler, et les ânes pourraient considérer qu’un bon braiement est plus exquis que la musique de Bach. Nous ne pouvons prouver qu’ils ont tort, sauf par notre pouvoir d’exercice arbitraire. Tous les systèmes éthiques, en dernière analyse dépendent des armes de la guerre.

C’est d’une cohérence implacable ! Mais c’est une cohérence de mort, une cohérence destructrice. Il faut rappeler que tous ces gens-là, Russell, Haldane, les frères Huxley, ont promu l’eugénisme. Comme c’était mal vu après ce qui s’était passé durant la guerre et que leur « eugénisme de gauche » ne passait pas, ils se sont dit : pour l’instant, on abandonne, mais comme le dira Julian Huxley lors de son discours inaugural de l’UNESCO, « un jour, on s’apercevra peut-être que c’est un bien nécessaire ». Donc, après-guerre, ils préparent déjà les conditions pour établir (sans bien sûr le côté vulgaire et vraiment déplaisant des nazis) un contrôle de société qui, pensent-ils, doit être beaucoup plus efficace. Dans un esprit totalement pessimiste dont Russell fait montre dans Pourquoi je ne suis pas chrétien (1957), il écrit :

Tout le labeur effectué au cours des âges, toute l’éclatante expression du génie humain sont voués à disparaître dans l’extinction générale de notre système solaire, et tout l’édifice des réalisations humaines sera inévitablement enfoui sous les décombres d’un univers en ruine.

Russell incarne caricaturalement la pensée de l’Empire britannique. Celui-ci vise à contrôler le monde par tous les moyens, y compris la guerre et la violence. On essayera de trouver des moyens plus élégants mais en cas d’échec, on n’hésitera pas à utiliser des méthodes « répugnantes ». Avant d’en arriver là, comme Russell le dira lui-même, on aura fait en sorte que, lorsqu’un enfant dira que la neige est blanche alors que nous avons convenu avec les autres enfants que la neige est noire [2], cet enfant sera ostracisé, éliminé, et on fera passer cela pour un signe de déviance sociale qui ne doit pas être toléré. On a donc convaincu tout le monde que la neige est noire, en se prenant pour un Dieu qui aurait le pouvoir de définir arbitrairement ce qu’il faut croire ou pas [3]. En clair, on n’a plus besoin de recourir à la guerre, parce qu’on contrôle les gens par des méthodes de manipulation mentale. Ou mieux encore, on plonge les êtres humains dans une somme d’expériences virtuelles qui les réduisent à une somme d’actions et de réactions, les dépouillant progressivement de leur capacité de jugement sur leurs conséquences.

Il est très important de voir sous ses vraies couleurs cet homme qui a été considéré comme « l’apôtre de la paix », qui a condamné la guerre, le nucléaire, etc. (nous verrons après ce qu’il en est en réalité), de prendre sa pensée au sérieux et de mesurer quels en sont les effets. Aujourd’hui plus que jamais, car les moyens de contrôle de la pensée sont, à travers le contrôle des données, les plus puissants de toute notre histoire : Russell gonflé aux stéroïdes des algorithmes. Dans Homo Deus, l’historien Yuval Noah Harari envisage que « tous les pouvoirs seraient concentrés aux mains d’une élite qui possèderait les algorithmes, les robots et les voitures autonomes... Les algorithmes et le big data donneront la possibilité de pirater les êtres humains et de les manipuler. Si nous ne faisons rien, cela se terminera en dictature numérique ». Il est donc temps de penser comme Einstein, par-delà une logique qui nous enferme dans cet univers sans possibilité d’en sortir, faute d’être autre chose que la somme de nos données attachées à des émotions qui sont, elles, irrationnelles !

Einstein, intuition et beauté artistique et morale

Albert Einstein part d’un point de vue totalement opposé, qui n’a rien à voir avec la logique formelle. Dans un texte adressé à la Ligue allemande des droits de l’homme, en 1932, il écrit :

Bien que je sois un solitaire typique, ma conscience d’appartenir à la communauté invisible des gens assoiffés de beauté et de justice m’empêche de me sentir isolé.

Einstein appartient à une vaste communauté humaine, Russell à un petit groupe de privilégiés obéissant à leur règle du jeu.

L’expérience la plus belle et la plus profonde qu’un homme puisse vivre est le mystère. C’est le principe sous-jacent de la religion et de toute entreprise artistique ou scientifique digne de ce nom.

L’art et la science sont donc fondamentaux :

Celui qui n’a jamais connu cette expérience est au minimum aveugle, si ce n’est mort.

Pour lui, Russell est un mort-vivant !

C’est cela la piété : le sentiment que derrière tout ce que nous connaissons se trouve quelque chose qui échappe à notre esprit et dont la beauté et la sublimité nous atteignent indirectement comme une faible réflexion.

Cet homme, que Niels Bohr accuse de penser à la place de Dieu, manifeste devant la beauté et le développement de l’univers une réelle humilité, puisqu’il dit qu’on ne peut en voir que la réflexion et pas la réalité.

En ce sens, je suis religieux, et il me suffit de m’émerveiller devant ses secrets et de tenter de saisir humblement par la pensée une simple image de la grandiose structure qui nous entoure.

Et en effet, Einstein ne part pas d’une logique, d’une construction de postulats et d’éléments, il part d’une expérience de pensée, ce qu’il appelle gedankenexperiment. (Johann Friedrich Herbart et Johann Heinrich Pestalozzi, sans oublier Wilhelm von Humboldt, avaient travaillé dans cette direction pour explorer les capacités créatrices de l’être humain, une direction tout à fait opposée à celle de Russell et de l’empirisme « pratique » britannique.)

D’où Einstein puise-t-il cette expérience de pensée ? Il a découvert la relativité restreinte en 1905 et communiquera sa découverte dans une série de quatre articles. Là se trouve le cœur de sa manière de penser, lorsqu’il affirme :

La découverte de la relativité restreinte m’est arrivée par intuition [on est très loin de la logique] et la musique était la force motrice derrière cette intuition. Ma découverte est le résultat de la perception musicale.

L’inspiration par la pratique de la musique, pas la réduction à une logique pratique ! Et il poursuit :

Je tiens suffisamment de l’artiste, l’imagination est plus importante que le savoir. La connaissance est limitée, mais l’imagination enveloppe le monde.

Il s’agit d’une conception absolument opposée à celle que nous venons de voir chez Russell. A un moment, l’esprit fait un bond, appelez cela intuition ou ce que vous voulez, il se situe soudain sur un plan de connaissance plus élevé, mais bien incapable d’expliquer comment il est arrivé là [4]. C’est très intéressant, car il n’existe pas de logique vous permettant d’expliquer comment vous arrivez à quelque chose de nouveau. Ce genre de « bond » s’est produit pour toutes les grandes découvertes, et ce n’est ni logique, ni linéaire, ni extrapolation.

Einstein, soulignons-le, a joué du violon dès son jeune âge, et il voyait en Mozart « l’homme dessinant l’harmonie invisible du monde ». Pour lui, la musique, c’est cette ressource-là :

Dans les grandes compositions musicales, vous avez le déroulement d’un thème, d’une idée, jusqu’au point où arrive quelque chose d’autre, qui est l’intrus, et cet intrus introduit une singularité, quelque chose de différent, bien que cohérent, avec ce qui précède. C’est un intrus dans le paysage qui nous amène sur un plan supérieur à partir duquel nous ne le voyons plus comme un intrus.

Ce paysage animé par un « intrus » n’est donc pas le cliché net de l’appareil logique russellien.

C’est ce fonctionnement de l’esprit humain tel que le concevait Einstein, qui a rendu fous de rage les pouvoirs en place aux Etats-Unis. Edgar Hoover, le directeur du FBI, le haïssait. Il l’a mis sous écoute, le prenant pour un espion russe, et il était sans arrêt après lui. Comme quoi tout a un aspect politique ! Einstein en était convaincu plus que quiconque. Lorsqu’il est invité en France en 1922, il ne demande à voir qu’une seule chose : la dévastation des champs de bataille de la Première Guerre mondiale – on est quatre ans après 1918. Il veut pouvoir communiquer aux autres ce qu’est la barbarie humaine lorsqu’elle s’enferme dans une barbarie logique.

Pour Einstein, comme pour tous ceux qui pensent de cette façon, la musique, c’est là où va puiser l’imagination créatrice, l’intuition. Parler, c’est aussi faire de la musique, parce que l’homme n’utilise pas la parole pour « représenter » l’univers, comme le diraient les logiciens à la Russell, mais pour le transformer. Cette parole transformatrice de l’univers est quelque chose d’absolument fondamental. Si Einstein adorait Mozart, qui était pour lui cet esprit créateur, il détestait Wagner, en qui il ne voyait que l’accumulation de sons, d’images et de bruits.

Examinons l’aspect directement politique de cette question. Le 5 novembre 1935, Walt Disney, aux Etats-Unis, sort un film intitulé Music Land. Ce n’était pas dirigé directement contre Einstein, mais bien contre sa façon de voir le monde. Ce film retraçait la guerre déclarée par « le pays du jazz » au « pays de la symphonie ». Alors qu’avec le jazz, les cuivres éclataient comme des coups de canons, la symphonie faisait entendre l’Acte 3 de la Walkyrie de Wagner. Il s’agissait d’enfermer les gens dans une conception dévoyée de la musique en déchaînant les sensations, dans la logique purement sensuelle d’un univers éclaboussant de couleurs et de sons, sans aucun lien avec cet univers rationnel dont Einstein postulait l’existence.

En 1905, Einstein découvre la relativité restreinte, qu’on présente comme une représentation « relative », et non pas absolue, comme chez Newton, de l’espace. Il rejette l’idée de « l’éther », cette substance dans laquelle se dérouleraient le temps et l’espace. Pour lui, il ne peut y avoir de substance immatérielle dans l’univers, tout y est défini par le mouvement et l’énergie, ce qu’il appelle l’électromagnétisme des corps en mouvement. Dans son article sur « La nature corpusculaire de la lumière », Einstein montre qu’elle se comporte à la fois comme une onde et comme un corps, c’est-à-dire comme un flux de particules. La même année paraît l’article « L’inertie d’un corps dépend-elle de son contenu en énergie ? » C’est de là que sort la fameuse équation E = mc2, c’est-à-dire l’équivalence énergie = masse par le carré de la vitesse de la lumière.

Ces hypothèses seront examinées lors de la conférence Solvay en Belgique, en 1911, où Einstein affronte tout l’establishment scientifique de l’époque. Il a de son côté Max Planck, Marie Curie et Paul Langevin. Tous les autres voient avec suspicion ce qu’affirme Einstein, parce qu’il détruit leur système, c’est-à-dire le système newtonien. On verra plus tard de quoi il s’agit. Pour montrer que la bagarre dans ce milieu est sanglante, à Marie Curie, qui se plaint d’avoir été attaquée en raison de ses relations intimes avec Langevin, Einstein répond : ne vous en faites pas, cela n’a aucune importance. De toute façon, ce que j’ai vu à cette conférence, c’est un « sabbat de sorcières ». Il avait la langue bien pendue !

Sa fameuse photo où il tire la langue est un défi aux idées reçues, aux choses qu’on répète, à la logique établie. Russell, sur ses photographies, arbore plutôt un visage voltairien, entre tension et sarcasme. Je crois que cela donne une idée de ce qui se trouve en jeu, bien qu’il ne soit pas très charitable d’opposer ainsi deux images. Cependant, ne pensez pas à leurs visages, mais à ce qu’ils traduisent de leur façon de penser. Et aux conséquences. Il existe une autre photo encore plus parlante de Russell, où il ressemble à un vautour.

Dans sa théorie de la « relativité générale » de 1915, Einstein établit que la lumière peut être déviée par de fortes masses pour prendre une trajectoire courbe (figure 1) et non pas rectiligne. Cela a été confirmé par les observations d’astronomes anglais, plus précisément par Eddington lors de l’éclipse solaire complète du 29 mai 1919 (voir p.164-165). La lumière est déviée par la masse du Soleil.

Figure 1. Courbure de l’espace-temps : selon la relativité générale, la trajectoire de la lumière est déformée par la courbure de l’espace-temps provoquée par les corps massifs (le Soleil, par exemple).

Einstein à Paris

Einstein arrive à Paris en 1922. Il est déjà célèbre car il a écrit sur la relativité restreinte en 1905 et sur la relativité générale en 1915. Il tente de montrer que la réalité est toujours déconcertante et d’apparence irrationnelle par rapport au système existant. Parce qu’on doit rendre compte de la contradiction avec le système existant qu’apporte un phénomène nouveau. Mais c’est intelligible : cela fait appel à une conception supérieure qu’on doit établir et développer. On n’est donc plus dans le domaine de la logique, car cela apparaîtrait alors comme irrationnel, mais dans celui d’une raison supérieure, que d’autres appelleront « l’intelligence », dans lequel on établit un principe physique nouveau qui rend compte du phénomène nouveau. Cela ne peut se déduire de l’expérience passée, comme le fait Russell. Celui-ci n’aurait jamais rien pu découvrir dans l’univers. Son approche peut développer les propriétés des choses déjà connues, mais certainement pas découvrir un principe.

C’est ici qu’il faut revenir en politique. Vous voyez des gens qui ont des propositions, ou des éléments à fournir, les fameux « éléments de langage », lors de ces discussions qu’on appelle talk shows. Cependant, il n’y a aucun principe physique nouveau. Ceux qui apportent des principes physiques nouveaux, on les appelle des visionnaires. Et les visionnaires, vous l’avez vu lorsque j’ai évoqué la question de l’exploration spatiale dans ma campagne de 2012, cela ne fait pas partie du champ logique qu’on doit accepter. Toute sortie de la logique établie est jugée comme farfelue, qu’elle le soit ou pas. Nous sommes dans une société totalement russellienne, par la façon dont le pouvoir est exercé. Les Nouvelles Routes de la soie, avec leurs grands projets et leurs infrastructures, sont aujourd’hui le reflet d’une autre façon de penser où l’on accueille le nouveau, où l’on accueille l’autre. On s’efforce de trouver un sens à ce nouveau parce qu’on fait l’hypothèse que l’univers est intelligible et qu’on peut le comprendre, mais pas en termes de simple réflexion du système existant.

Notez qu’avec sa relativité restreinte, Einstein ne considère que des référentiels en mouvement rectiligne uniforme, c’est-à-dire à vitesse constante, les uns par rapport aux autres. Ici, pour chaque observateur, quel que soit le référentiel auquel il est associé, la vitesse du rayon lumineux qu’il mesure est rigoureusement la même que celle que mesurent les autres observateurs, en dépit du fait qu’ils soient en mouvement les uns par rapport aux autres. Par la suite, la relativité générale prendra en compte les accélérations et les changements de direction, mais la vitesse de la lumière restera une constante pour tous les observateurs comme dans le cas de la relativité restreinte.

Bien que sa théorie ait déjà été confirmée par les observations astronomiques d’Eddington, en arrivant à Paris, Einstein est confronté à des enthousiastes, mais aussi à des détracteurs. Et lorsqu’il traverse la frontière à Jeumont, où il aurait dû être accueilli par des représentants des autorités officielles, avec tout le flonflon de l’époque, il n’y a que deux personnes pour l’attendre sur le quai de la gare : l’astronome Charles Nordmann et surtout, le grand savant français, Paul Langevin. Ce dernier, qui avait été amené à s’intéresser à la musique, quoique tardivement, reconnut qu’il avait « sur le bout de la langue » les découvertes d’Einstein sur le caractère non absolu de l’espace et du temps, mais qu’il n’avait pas franchi l’étape et que c’est Einstein qui lui avait permis de le faire.

Einstein apparaît, face à l’ordre établi, porteur de la pensée d’un individu qui bouleverse, non pas pour le plaisir de bouleverser, mais parce qu’il sait qu’il y a un ordre supérieur qui doit rendre compte de ce qui se passe dans l’univers. Le 31 mars 1922, il est accueilli dans le grand amphithéâtre du Collège de France par une assistance très nombreuse. Puis, les 3 et 5 avril, il prend la parole dans une petite salle, où il affronte Paul Painlevé, homme politique dirigeant du Parti radical en même temps que scientifique réputé. Le 6 avril, se déroule le grand débat Bergson-Einstein à la Société française de philosophie. La Société de physique française et l’Académie des sciences refuseront cependant de le recevoir !

L’astronome Nordmann nous a laissé un récit de sa visite à Paris. Tout le monde est conscient que ce passage devant le Collège de France était un moment fondamental. « Nous éprouvions tous un sentiment de volupté intellectuelle » se souvient Nordmann. Auprès d’Einstein, il y a Langevin, son « Pylade intellectuel » (ami et appui d’Oreste dans la mythologie grecque), qui aiguille les discussions en France, où l’on n’aime pas que quelqu’un vienne remettre en cause la méthode cartésienne. Il y a également l’administrateur du Collège de France, qui est un homme de grand courage. Einstein déclare d’emblée :

L’abstraction mathématique, pas pour moi ! L’abstraction mathématique n’est point une chose ailée qui peut s’égarer au hasard, elle n’est que l’humble servante des choses telles qu’elles existent réellement. [Avant de préciser :] Moi, c’est l’expérience qui m’a porté à étudier cela.

Considérant le temps et l’espace, il constate qu’il y a des phénomènes dans le domaine électromagnétique qui montrent expérimentalement que ce temps et cet espace n’apparaissent pas comme des absolus séparés. Il faut donc se pencher sur la question d’un point de vue physique, strictement physique. Il faut savoir qu’Einstein, lorsqu’il arrive en France, est présenté par toute la presse comme « le nouveau métaphysicien » de la science. Il rejette ce qualificatif en disant : « Moi je regarde l’effet, je regarde ce qui se passe, sans obéir à un système établi. C’est pour cela qu’on m’a mis une étiquette de métaphysicien, mais ce que je cherche, c’est d’établir une physique supérieure, au-delà de la physique existante. »

Relativité restreinte & générale

A Paris, Einstein veut prouver qu’il y a une relativité dans le rapport entre les choses, c’est-à-dire que pour un individu se déplaçant à une certaine vitesse par rapport à un autre, les choses ne se passent pas de la même façon que pour celui qui est considéré comme immobile.

Prenez quelqu’un qui est sur un quai de gare (figure 2) et qui voit passer un train roulant à vitesse constante et uniforme. Au moment où il passe, deux horloges ultra précises, l’une installée sur le quai, l’autre dans le train, mesurent simultanément le temps au passage du train. Dans le train se trouvent deux miroirs parallèles, entre lesquels un rayon lumineux se déplace à la verticale. Comparons ce qui est observé par l’individu dans le train (en a) et ce qui est vu par l’individu resté sur le quai (en b).

Figure 2. L’expérience du train et des horloges imaginée par Einstein illustre un principe qui sera physiquement validé par la suite.

Il est clair qu’il s’agit ici d’une « expérience de pensée » dont toutes les conditions sont rigoureusement réunies dans l’esprit de ceux qui la conçoivent, ce qui en constitue le caractère théoriquement probant, bien qu’elle n’ait pu être concrètement effectuée pour des raisons pratiques évidentes.

En observant depuis le quai le rayon de lumière osciller entre les deux miroirs dans le train, on voit ce rayon faire une sorte de triangle, du fait que le train avance. Par contre, pour le passager du train, le rayon de lumière fait un aller-retour selon la verticale. Celui qui est sur le quai a donc l’impression que la lumière a parcouru un plus long chemin. Ceci en raison du fait que le mouvement vertical de la lumière et le mouvement horizontal du train se combinent. Il en résulte que, pour la personne sur le quai, le parcours de la lumière est plus long que pour la personne dans le train.

Jusqu’ici, il n’y a rien de nouveau par rapport à la physique classique. Cependant, le grand paradoxe de la lumière, c’est que sa vitesse est rigoureusement la même pour les deux observateurs, aussi bien pour celui qui est immobile que pour celui qui se déplace à une vitesse uniforme par rapport à celui-là. Or, pour la personne sur le quai, la lumière parcourt une distance plus longue avec la même vitesse. Si on imagine qu’un aller-retour de la lumière est ce qui définit le temps, pour la personne sur le quai, le temps s’écoule plus lentement dans le train que sur le quai : l’horloge du train a l’air d’être plus lente que la sienne. Par contre, du fait que le passager se déplace à la même vitesse que le train, il a l’impression que ce sont les autres qui bougent et lui qui est immobile, et il voit un temps qui s’écoule plus lentement chez la personne à quai que pour lui ! Chacun des deux a l’impression que le temps de l’autre est plus lent que le sien. C’est une illustration de la relativité restreinte, qui implique un principe de réciprocité.

Un des arguments qui avait été soulevé contre cette théorie était que ce n’était pas le temps qui variait, mais juste la perception qu’on en a. Einstein réfute cet argument : il s’agit ici d’une théorie physique, une théorie des phénomènes et des événements intervenant réellement dans l’univers, pas d’une perception.

Beaucoup de mathématiciens ne comprennent pas la théorie de la relativité bien qu’ils en saisissent les développements analytiques ; ils ont tort de n’y voir que des relations formelles et de ne pas méditer sur les réalités physiques auxquelles correspondent les symboles mathématiques employés.

C’est alors que Paul Painlevé pose un paradoxe à Einstein : je prends le train et je fais mettre les deux horloges à la même heure, au moment où il passe devant le chef de gare. A un moment donné, le train s’arrête et repart en marche arrière vers la gare. Le voyageur dans le train et le chef de gare ne penseraient-ils pas ensemble qu’il y a eu retard ou avance ? Y a-t-il réciprocité ? Pas du tout, dit Painlevé, parce que dans ces conditions, du point de vue du chef de gare, l’horloge du train retarde, alors que pour le voyageur dans le train, c’est celle de la gare qui avance. Painlevé note que ceci va à l’encontre de la théorie de la relativité car le principe de réciprocité n’est plus respecté. S’il y avait réciprocité, le chef de gare devrait dire au voyageur dans le train : ton horloge retarde, et le voyageur dans le train dire au chef de gare, non, c’est la tienne qui retarde ! Or ici ce n’est pas le cas, donc l’expérience n’est pas conforme au principe de réciprocité et Painlevé de conclure qu’Einstein a tout faux.

Vous avez faussé les conditions de l’expérience ! répond Einstein. Le train s’est arrêté, puis est reparti en marche arrière en reprenant de la vitesse. Cela fausse complètement la règle de départ qui était que la vitesse du train et sa direction doivent être constantes. On est passé dans un autre domaine et il faut répondre d’une autre façon. Il n’y a plus deux systèmes différents du temps, celui du chef de gare et celui du voyageur dans le train, mais trois, les deux premiers et un troisième, celui du train qui revient en accélérant. Et là, explique Einstein, on entre dans une autre situation, à laquelle j’ai répondu par la relativité générale. Painlevé doit alors s’incliner et reconnaître qu’Einstein a raison.

Les choses ne sont pas du tout évidentes à saisir, et le changement introduit lorsqu’on passe de considérations sur des vitesses uniformes à des vitesses accélérées, est essentiel. Langevin a également travaillé sur les vitesses accélérées à partir de 1911. Mais c’est en 1915 qu’Einstein aboutit à sa théorie de la relativité générale.

Dilatation du temps, contraction de l’espace

Quelles sont les conséquences de la relativité générale ? D’abord, s’il y a déplacement à une vitesse accélérée dans l’espace, quelle que soit la vitesse, le temps se dilate. C’est-à-dire qu’il y a un temps qui s’écoule de façon ralentie. Le phénomène se produit même lorsque vous marchez ou quand vous roulez dans un train à 80 km à l’heure, mais à ces vitesses, ce n’est pas perceptible par nos sens. C’est en s’approchant de la vitesse de la lumière que la dilatation du temps devient perceptible.

Comment mesurer ce phénomène ? Aujourd’hui, nous avons pour cela des accélérateurs de particules, d’énormes machines qui accélèrent des protons et des électrons à des vitesses très proches de celle de la lumière. Il se produit alors quelque chose de très intéressant : une particule instable se désagrège en une certaine fraction de seconde. Mais si vous l’accélérez au maximum, elle durera pour vous plus longtemps (bien que pour elle, sa durée reste la même). L’effet de la relativité est lié à la vitesse de l’objet considéré.

On a développé, depuis, des horloges atomiques ultra précises, au milliardième de seconde. Vous en placez une dans un avion reliant Paris et New-York : l’horloge qui a voyagé retarde réellement par rapport à une autre restée au sol. On a un temps qui se dilate.

Il y a une expérience de la pensée encore plus parlante, celle des fameux jumeaux de Langevin. Tous deux ont 20 ans au départ. L’un part dans une fusée à une certaine vitesse proche de celle de la lumière et l’autre reste sur Terre. Il se passe soixante ans. Celui qui revient de l’espace, après avoir fait soit une boucle autour de la Terre, soit un aller-retour, a alors 21 ans et celui qui est resté sur Terre en a 80 ! C’est un paradoxe, dit-on. En fait, ça ne l’est pas du tout ; c’est parce qu’il y a eu dilatation du temps pour celui qui est dans l’espace, par rapport à celui qui est resté sur Terre. Celui qui est dans la fusée ne le voit pas puisqu’il est dans le système de la fusée. Ce n’est qu’à son retour qu’il le voit, par comparaison avec son jumeau resté sur Terre [5].

Questions du public et réponses de Jacques Cheminade

Q : Quand vous parlez de dilatation de l’espace, qu’est-ce que vous voulez dire ?

JC : Il y a dilatation du temps, pas de l’espace ; l’espace se contracte, le temps se dilate. Dans cette dilatation, le temps passe plus lentement pour celui qui est dans la fusée : une année pour lui est devenue 60 ans pour celui qui est sur Terre.

Si vous poussez un peu plus loin, avec une fusée allant encore plus vite, vous pourriez rencontrer vos arrières petits-enfants, alors que ceux des générations précédentes seraient déjà morts.

Le temps de celui qui est dans l’espace est déterminé par la fusée en mouvement, alors que pour l’autre, c’est par la Terre telle qu’elle est. Il y a donc deux systèmes d’espace-temps différents. C’est une perception, mais c’est également une réalité physique.

Q : Le gars qui revient de l’espace, il a vraiment 21 ans ?

JC : Oui ! En gros, restez sans rien faire et vous vieillirez plus vite ! Ce n’est pas seulement psychologique ! En même temps, il y a contraction de l’espace. Supposons que vous êtes assis là et que vous voyez une fusée passer à une vitesse proche de la lumière. La fusée mesure 100 mètres, mais ce que vous en verrez, c’est par exemple 50. Il y a contraction apparente de la taille de la fusée, non de la fusée elle-même, et contraction de l’espace en même temps. Il y a donc, en même temps, contraction de l’espace et dilatation du temps, et on ne peut pas les considérer séparément.

(…) Tout est relatif : c’est la grande querelle entre Bergson et Einstein. Lorsqu’ils se rencontrent en 1922, Bergson écrivait un livre qui s’appelait Durée et simultanéité, où il essaie d’examiner ce qui se passe avec le temps. Einstein lui répond : c’est très simple, la simultanéité varie selon les observateurs, elle aussi est relative.

Les conséquences en sont extraordinaires quand nous parlons du futur et du passé : un événement peut être dans le futur d’un autre, dans son présent ou dans son passé, suivant le point de vue d’où on les observe. La distinction entre passé, présent et futur, disait Einstein, n’est qu’une « abstraite et persistante illusion de la réalité ». Cela ne se produit pas à l’échelle de la vie courante d’un être humain mais à l’échelle de l’univers et à de très grandes vitesses.

L’histoire des jumeaux de Langevin vous déroute parce que vous raisonnez implicitement du point de vue de ce que vous croyez savoir déjà. Alors vous voyez cette histoire comme un montage métaphysique et non comme une réalité. Or, c’est bel et bien, d’après tout ce qu’on peut mesurer, une réalité. Il y a des choses dont on n’est pas conscient et qui sont une réalité. J’aime beaucoup la publicité de l’Agence spatiale européenne qui dit que nous sommes tous des cosmonautes parce que nous filons tous dans l’espace. Et en effet on file dans l’espace à 100 000 km/h mais on ne s’en aperçoit pas, parce que la Terre a un mouvement approximativement uniforme. Il y a donc sur Terre des cosmonautes conscients de l’être, nous qui le savons, et des cosmonautes inconscients, c’est-à-dire tous ceux qui l’ignorent.

Qu’est-ce qui fait que la vitesse de la lumière, telle que nous pouvons la concevoir dans l’intelligibilité de notre monde, a une limite de 299 792 458 mètres par seconde ? C’est la condition pour que l’univers soit cohérent et intelligible ! Sinon, on serait dans la science fiction.

Je lisais, quand j’avais quinze ans, une série qui s’appelait Les patrouilleurs du temps. C’était des patrouilles qu’on envoyait dans le passé, à une vitesse plus grande que la lumière. Dans l’hypothèse irrationnelle où l’on irait plus vite que la lumière, on pourrait voir toute l’histoire du monde se dérouler à l’envers. La crucifixion de Jésus, par exemple. Cela suppose qu’on pourrait recomposer le passé, ce qui est une absurdité pour la cohérence du monde ! Qu’arriverait-il, et c’est l’exemple classique, si vous retrouviez votre mère quand elle a quinze ans et que vous l’assassiniez parce que vous ne l’aimez pas. Qu’adviendrait-il alors de vous ?

Ces histoires de Patrouilleurs du temps étaient totalement absurdes. Ils tentaient par tous les moyens de réparer le temps, et cela devenait complètement immoral. Par exemple, un brave type était passé avant eux, qui avait réussi à empêcher l’empoisonnement d’Alexandre. Mais comme cela allait créer le chaos dans le monde par la suite, les patrouilleurs du temps étaient envoyés pour assurer qu’Alexandre soit vraiment empoisonné ! C’est apparemment « logique » mais vous seriez alors plongés dans le monde de Russell, où il n’y a plus aucune cohérence physique dans l’univers.

Cela pose des paradoxes extraordinaires. Admettons qu’on puisse aller à une vitesse très proche de la lumière. Ce qui n’est pas possible jusqu’à maintenant, parce que plus vous vous rapprochez de la vitesse de la lumière, plus la masse de l’engin dans lequel vous êtes augmente, et il faut y mettre de plus en plus d’énergie. Mais supposons que ce soit possible et que vous arriviez par quelque moyen à vous rapprocher de la vitesse de la lumière, à 99,9999 % près. Vous voulez atteindre le système galactique le plus proche, Andromède, qui est à deux millions d’années-lumière de la Terre. Du fait que le temps de la fusée sera un temps très ralenti, combien cela vous prendra-t-il pour y parvenir ? Une année-lumière, c’est la distance parcourue par la lumière dans le vide en une année dite « julienne » (365,25 jours). Pour celui qui est dans la fusée, mettons que cela ferait six jours aller-retour, plus un an avant et après pour rétablir des conditions d’attraction gravitationnelle qui ne détruisent pas le corps humain, c’est-à-dire deux ans et six jours ! Sur Terre, combien de temps s’est-il écoulé ? Un peu plus de quatre millions d’années. C’est très intéressant de poser ainsi le paradoxe, parce que vous êtes à la limite de la lumière, face à un phénomène qui bouleverse tout ce que vous aviez pensé jusqu’à maintenant.

Poincaré et la géométrie euclidienne

Avant de revenir à la visite d’Einstein à Paris en 1922, je dois parler d’une controverse actuelle. Des patriotes français aveuglés par leur chauvinisme affirment que c’est Poincaré, un grand savant français, qui a découvert la théorie de la relativité et non Einstein. Poincaré a en effet donné une conférence en 1904 à Saint Louis (aux Etats-Unis). Il y a établi le fondement d’une Mécanique nouvelle et plus tard, lors de son retour à Paris, il adressa quatre lettres à Hendrik Lorentz affirmant effectivement que le temps et l’espace ne sont pas des absolus. Il construit alors un système en partant des Eléments d’Euclide, la géométrie qu’on étudie à l’école, en ajoutant le temps aux trois coordonnées de l’espace. Il conçoit ainsi un espace à quatre dimensions en un seul système de coordonnées, les trois dimensions « classiques » de l’espace, auxquelles il ajoute le temps.

Or les Eléments d’Euclide ne sont qu’une compilation en 13 livres de toutes les découvertes faites auparavant dans une géométrie appliquée à un espace physique absolu. Il y a un certain nombre de postulats : « Par deux points distincts, il ne peut passer qu’une droite et une seule », « tout segment d’une droite est prolongeable », « deux points distincts étant donnés, si l’un est le centre du cercle il n’y a qu’un cercle qui puisse passer par l’autre point »« tous les angles droits sont égaux entre eux », « par un point extérieur à une droite, il ne peut y avoir qu’une droite et une seule parallèle à cette droite ». Voilà la boîte à outils de M. Euclide.

Poincaré a essayé de mettre son espace-temps relatif dans cette boîte. Et visiblement cela ne marche pas pour la relativité générale qui nous force à quitter la géométrie euclidienne, bien que cela puisse sembler possible si l’on s’arrêtait à la relativité restreinte [6].

Le premier à remettre en question les postulats d’Euclide a été Gauss, suivi par Lobatchevski et Bolyai (deux géomètres). Cependant, ces deux derniers ne l’ont fait que d’un point de vue géométrique, c’est-à-dire en remplaçant certains postulats d’Euclide par d’autres postulats tout aussi arbitraires du point de vue de la physique. Le premier qui a explicitement rejeté la forme de pensée euclidienne, c’est Riemann qui affirma que les postulats de la géométrie ne sont que des hypothèses, et qu’ils doivent de ce fait, être confrontées à l’expérience dans le monde physique. Il développa des outils mathématiques permettant de rendre compte de déformations, de changements de géométrie de l’espace. Ses travaux furent utilisés avec succès par Einstein soixante ans plus tard.

A l’école où vous apprenez la géométrie euclidienne, on vous dit que la somme des angles d’un triangle fait 180°, mais si vous dessinez un triangle sur une sphère, ça fait plus de 180° ; si vous prenez une surface comme une selle de cheval, c’est-à-dire avec une courbure négative, et que vous mettez vos triangles dessus, la somme des angles fera moins de 180°.

Pour Einstein, c’est une erreur de s’en tenir aux Eléments d’Euclide, car il s’agit d’une compilation logico déductive qui ne rend pas compte de la réalité ; ce sont les éléments d’une science toute faite et pas une recherche de ce qui se passe dans le monde physique réel. C’est le monde de Russell et d’Aristote, de tous ceux qui regroupent des connaissances déjà établies et créent un système où ne peuvent s’insérer aucunes formes de connaissances et de principes nouveaux. La vraie géométrie correspondant à la nature des choses elles-mêmes n’obéit pas aux postulats d’Euclide. La géométrie d’Euclide permet de construire quantité de choses, la proportion d’édifices comme le Parthénon, mais pas de rendre compte de l’univers.

C’est comme le vrai développement, la vraie croissance économique qui est impossible dans l’Europe de l’euro, dans l’OTAN ou dans l’UE, c’est-à-dire dans un système existant antagoniste au principe de développement. Là non plus, on ne peut pas enfermer dans les Eléments d’Euclide la découverte de la relativité, ce que Poincaré a tenté de faire en y ajoutant le temps, mais en conservant l’architecture mentale euclidienne.

La rupture d’Einstein est au contraire fondamentale puisqu’elle rejette ce que Lyndon LaRouche définit comme la prison des postulats d’Euclide. Il en ouvre les portes, il donne une autre conception de la géométrie. La théorie de la relativité aboutit à contester notre univers habituel, qui est vu non plus depuis la Terre, mais au sein d’une identité galactique.

Débat Einstein-Bergson

En dehors de Langevin et Painlevé, Einstein rencontre aussi Bergson lors de sa visite à Paris en 1922. Mettons-nous à leur place et résumons en quelques mots un peu imagés la teneur de leur dialogue, qui concerne un point fondamental :

— Tu m’as convaincu, attaque Bergson, il n’y a pas d’horloge universelle de Newton. Je sais que l’espace et le temps sont relatifs. Mais pour que deux êtres humains puissent se comprendre, il faut un temps qui leur soit commun.
—  Ça, c’est de la psychologie, réplique Einstein, ce n’est pas la vérité : le temps des philosophes et des psychologues n’existe pas. Chaque système de référence a son temps propre.
—  Alors, le temps se dilate ? Certes, les temps dilatés n’ont rien de fictif puisque nous pouvons les mesurer. Mais, il faut une connexion, un nexus, un lien pour que celui qui est sur Terre puisse se comprendre avec celui qui est dans l’espace. 
—  Oui, la connexion c’est la relativité générale, qui fait qu’il y a quelque chose dans l’univers qui n’est pas un temps global, mais un espace-temps qui définit les choses. 
—  Mais tu dis que les jumeaux, c’est un raccourci dans l’espace-temps.

Einstein répondra plus tard que c’est un chemin qui consomme moins de temps. Dans l’espace-temps physique tel qu’il le conçoit, on peut voir quelque chose qui, au niveau de l’univers, est plus rationnel que la mesure faite par des instruments de mesure fixes. La seule manière de le faire, c’est de penser qu’il y a un invariant harmonique des perspectives et des choses.

Ceci m’amène au fait qu’il se produit un phénomène dans l’univers où il y a énormément d’énergie. On sait que dans l’univers, il y a des lieux où tout est absorbé, y compris la lumière, et on appelle cela les trous noirs. Jamais personne n’a vu de ses yeux un trou noir, mais grâce à nos instruments qui multiplient les capacités de nos sens, on voit deux formes très fortes d’absorption de lumière et d’énergie qui se rapprochent. Einstein parle d’ondes gravitationnelles. La collusion de ces énormes flux d’énergie va faire apparaître une déformation de l’univers. On a mesuré récemment ces ondes gravitationnelles, et c’est quelque chose d’absolument infime. Dans un interféromètre comportant deux tubes perpendiculaires de 10 km, on fait circuler des lasers et à la sortie, on mesure les deux parcours. On constate une très légère différence – un millionième d’atome – mais elle est là.

Ce qu’on veut faire maintenant, pour mieux identifier ces ondes gravitationnelles, c’est lancer le même type d’expérience dans l’espace, avec deux satellites distants de plusieurs millions de kilomètres, mais reliés entre eux par des faisceaux lasers. On a un projet de ce type pour 2034.

Quel est l’intérêt ? Les trous noirs produisent des ondes gravitationnelles, qui ont un impact perceptible dans l’univers mais n’émettent pas de lumière. On peut, grâce à cela, découvrir de nouveaux objets qui n’émettent pas de lumière. Nous allons passer ainsi d’une situation où tout ce que l’on connaissait de l’univers l’était en quelque sorte par la vue et par des instruments qui l’amplifient, à un univers où nous pourrons connaître des choses qui seront pour ainsi dire de l’ordre de l’écoute de l’univers. On acquerra un nouveau sens, supérieur, celui d’écouter les vibrations de l’univers, qui nous permettra de savoir ce qu’on ne pouvait expliquer jusqu’à maintenant.

Je vous ai dit tout cela pour que, même si c’était imparfaitement dit, vous ayez le sens qu’un être humain ne l’est qu’en étant révolutionnaire. Sinon, c’est Russell : on défend la logique du système existant. Une révolution, ce n’est pas se mettre un couteau entre les dents et sortir dans la rue en brandissant un panneau revendicatif, même si cela peut parfois en être un reflet. Une révolution, c’est avoir une façon de penser qui réponde beaucoup mieux à l’univers dans lequel nous sommes. Et penser que vous êtes quelqu’un d’actif, défini par son action transformatrice. Pour Vladimir Vernadski, le grand biogéochimiste russe, l’homme est une force géologique de cet univers, qui sera la plus transformatrice de toutes. Si vous êtes dans cet état d’esprit, votre pensée sera vouée à des choses qui n’ont jamais existé auparavant.

Alors, pour bien comprendre la différence entre l’homme et l’animal, entre Einstein et Russell (car Russell est un animal malfaisant), je vous ai amené quelques outils. Voilà apparemment les premières choses que les hommes ont réalisées, ce qu’il y a de plus élémentaire : un chopping tool, (il montre la photo d’un chopper). Quelle différence avec l’animal ? Un animal est capable de faire un outil, il casse un caillou et s’en sert pour couper ou creuser. Mais il le casse simplement, sans réfléchir à ce qu’il fait, sans avoir de projet en tête. Ce chopper est quelque chose qui n’a jamais existé auparavant, il a été fabriqué par l’homme par une série de retouches. C’est très grossier. Celui-ci vient du Portugal : il a un million d’années, un peu en retard sur la Géorgie, parce que ça ne s’est pas fait partout au même moment. Ensuite, ils ont été plus malins et ils ont fabriqué un autre type d’outil. Ils ont commencé à voir qu’on pouvait agir des deux côtés, à retoucher autour, pour avoir un objet plus opérateur dans l’univers, c’est moins grossier. Après, il y a eu cela : ils ont pris un caillou et l’ont travaillé pour en faire quelque chose avec quoi on pouvait gratter, préparer des peaux, etc. Enfin, vous avez cela (il montre la photo d’un biface). Celui-ci doit avoir 400 000 ans et vient de Mauritanie. C’est un biface, quelque chose d’impossible à trouver tel quel dans la nature ; il y a une double symétrie. C’est un élément actif dans la nature, un élément nouveau que l’homme a créé dans l’univers. Il a été qualifié de « couteau suisse de la préhistoire ».

Plus près de nous, on a l’aluminium. Ce matériau n’existe pas sur terre en tant que tel, c’est l’homme qui l’a fait exister, qui l’a « accouché ». Vous prenez de la bauxite, vous lui ajoutez de la soude, vous extrayez l’alumine, vous faites une électrolyse et vous obtenez l’aluminium. Il y a une géométrie physique de l’univers qui est celle du biface et de l’aluminium, que l’intervention humaine fait littéralement apparaître.

Chaque être humain, de ce point de vue, fait partie de la biosphère, de la vie et de la pensée – la noosphère – parce qu’il contribue de façon créatrice au sein de l’univers. Il se met ainsi en travers de la dégradation de l’univers, et participe de son développement anti-entropique. C’est ce processus créateur que je vous ai montré aujourd’hui, et si vous ne faites pas l’effort de comprendre cela, vous devenez contre-révolutionnaire. Très mauvaise habitude ! Vous pouvez le comprendre à travers la musique, la peinture, l’art. Ce que je vous ai dit là n’est qu’un petit élément de la science, de la relativité restreinte et un peu de la relativité générale d’Einstein. J’espère vous en avoir donné un avant-goût.

L’expérience humaine la plus universelle et la plus essentielle est précisément cette création dans l’univers. Les gens confondent l’idée de création, qui est un acte physique changeant les lois et les règles de l’univers, donnant naissance à un objet que personne n’a jamais connu ni vu auparavant, avec le fait de donner des coups de couteaux ou de peinture sur une toile en disant : voilà ma création. Cette pseudo-création n’a rien à voir avec les lois physiques de l’univers, c’est un caprice d’un moment, l’envie infantile de faire n’importe quoi.

Nous devons tendre vers un univers où cette création doit être la plus haute expression de bonté et d’amour ; à ce sujet, relisez ce que dit Diotime dans Le banquet de Platon et vous avez la plus belle des réponses, parce qu’il y a une continuité : on revient à cette idée de l’espace-temps physique, ce que LaRouche appelle simultanéité avec l’éternité. C’est le moment où tout l’univers entre dans votre esprit, une condensation de l’espace-temps physique, englobant en un instant ce qui se passe entre Platon et Einstein, par exemple ; vous les avez présents auprès de vous. Vous êtes en accord avec quelque chose qui a été découvert dans l’univers, vous partagez ce point commun qui est la recherche de cette découverte dans l’univers, et vous l’éprouvez, vous le ressentez ; cela peut être une œuvre d’art, une œuvre de science, ou quelque chose de bon pour votre entourage, à un niveau plus restreint.

Sans cette passion pour trouver ces instants-là, vous n’êtes pas tout à fait un être humain. On peut donc dire que la société dans laquelle nous vivons est russellienne et que notre mission historique est de la rendre einsteinienne.

Conclusion

Pour finir, revenons à 1955 et au manifeste signé par Bertrand Russell et Albert Einstein, appelant les principaux dirigeants du monde à bannir pour toujours l’arme nucléaire. Pour Einstein, le nucléaire est une découverte intéressante, mais qui ne doit pas être utilisée à des fins militaires. Pour Russell, qui est contre le nucléaire en tant que tel, c’est totalement différent. Pour lui, cela représente la création humaine et à ce titre, il faut l’empêcher. Il faut empêcher la technologie, la science de se développer. Comment ?

En 1945, dans le Bulletin of the Atomic Scientists, Russell, ce grand pacifiste, avait dit qu’il fallait mettre le monde sous contrôle d’un empire mondial dominé par les Anglo-américains, et empêcher les Russes d’arriver au nucléaire, y compris en les bombardant. Cinq ans après, lorsqu’on lui demanda s’il avait vraiment dit cela, il répondit : Oui, absolument. Mais aujourd’hui, c’est différent, on va faire un condominium russo-américain pour contrôler le nucléaire.

Il confond nucléaire pacifique et militaire car pour lui, il est naturel que cela soit utilisé pour la guerre puisque l’homme est enclin à faire la guerre. Il ne faut donc pas développer de nucléaire civil parce qu’on pourrait l’utiliser pour la guerre. C’est pourquoi il faut bloquer la science et la technologie. Mais dès lors que la guerre ne marche plus, qu’ont-ils trouvé, lui et ses associés ? Ecrit en toutes lettres par Leo Szilard, qui est un proche de Russell : l’écologie dévoyée, le culte de la Mère Nature opposée à l’humain !

Il a été ainsi lancé un mouvement « écolo » allant contre la science et la technologie. L’Empire financier mondialisé qui vise à contrôler le monde – pour le bien-être de l’humanité, car « nous savons mieux qu’elle ce qui est bon pour elle » – constitue ainsi son troupeau de dupes, rendu inoffensif par son détachement des capacités créatrices de l’homme. Et tout cela au nom du respect d’une morale répressive contre ceux qui créent, épargnant ceux qui spéculent sans rien créer et pouvant même s’afficher philanthropes ! Un empire financier construit hors du progrès, comme les paradis fiscaux sont hors de toute loi ou réglementation financière. Ainsi on pourra choisir tantôt la guerre, tantôt l’écologie, mais en tout cas on empêchera le développement de la science et de la technologie. Le destin final des poules écolo étant d’être dévorées par le renard financier dans un poulailler libre.

Cela implique un monde où l’art, la beauté, n’existe pas, sauf réduit à une forme d’expression des instincts les plus élémentaires. Aldous Huxley, qui faisait partie de ce groupe, l’a dit très clairement dans Le meilleur des mondes, inspiré par un livre de Haldane intitulé Dédale, la Science du Futur. Pour Haldane, Icare est nuisible et il a été justement puni parce qu’il veut développer le monde, tandis que Dédale, au contraire, réfléchit à long terme et limite son ambition.

Vous voyez ainsi comment ces deux hommes, Bertrand Russell et Albert Einstein, qui sont tous deux légitimement contre la guerre nucléaire, doivent être jugés d’après leurs arrière-pensées et ce qui arrive aujourd’hui. Ces écolos qui ont l’air si gentils, si bons, si pacifiques, qui veulent vivre gentiment à la campagne avec une ou deux vaches et du bio, ont en réalité été promus par des gens qui pensent utiliser cela pour contrecarrer la science et la technologie, considérées comme dangereuses parce qu’elles permettent à chaque homme de développer sa capacité de contribuer au futur et au développement. Qu’ils soient voués à être victimes à la fin du parcours ne change rien à la chose.

J’ai voulu partir de ce manifeste de 1955 pour y revenir à la lumière de ce qui s’est passé depuis. Vous pouvez voir que les façons de penser de Russell et d’Einstein sont totalement opposées, même si, à un certain moment, elles se sont réunies sur un point, et qu’en jugeant sur un seul point, on risque de se tromper complètement et d’aboutir à des résultats terribles pour l’avenir de l’humanité.

Pour retourner aux autres présentations de la formation : ici.


[1Cette tendance à épurer la pensée de toute ambiguïté créatrice se reflète dans la langue de Russell à laquelle pourraient s’appliquer ces deux vers de Nicolas Boileau :

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

C’est cette clarté d’expression qui éclaire toujours un paysage dans lequel il ne se passe jamais rien de réellement neuf, où ce qui est est, comme dans un cliché photographique.

[2Bertrand Russell, dans The impact of science on society (L’effet de la science sur la société), publié en 1951 :
« L’enseignant doit viser à détruire le libre arbitre afin que les élèves ainsi scolarisés soient incapables pendant toute leur vie de penser ou d’agir autrement que de la façon souhaitée par leurs maîtres d’école (…)
« Il revient aux futurs scientifiques de préciser ces maximes et de déterminer le coût exact, par tête, pour faire croire aux enfants que la neige est noire. Quand la technique aura été perfectionnée, chaque gouvernement ayant la responsabilité d’éduquer une génération, sera en mesure de contrôler ses sujets en toute sécurité sans le recours à une armée ou à des policiers. »

Certes, Russell s’exprime, comme à son habitude, de manière sarcastique. Cependant, comme Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes, ce qu’il expose est une possibilité qu’il envisage, même si prudemment il feint de s’en émouvoir, avec cette sorte de délectation amusée de celui qui est au courant de ce qui se trame entre gens d’un même monde.

[3Le philosophe et poète indien Rabindranath Tagore, après s’être entretenu avec Russell et ses amis, les juge ainsi : « Des hommes si agréables, qui aimeraient tant vouloir croire en Dieu mais en exigeant d’abord un reçu en bonne et due forme. »

[4Nicolas de Cues (1401-1464), qui établit la méthode expérimentale de découverte « moderne » dans la science, l’astronomie et la médecine, voyait sa source dans une puissance divine, une unité transcendante, se révélant comme pouvoir-est, pouvoir faire et pouvoir-même. Il mit ainsi en évidence que le développement de la pensée humaine créatrice, y compris dans l’épreuve de l’interrogation et du doute, présuppose ce qu’elle cherche et y fonde sa démarche. Le posse ipsum, le pouvoir-même, est ce qui est propre aux êtres humains pour passer d’un ordre logique inférieur à un ordre relativement supérieur, et définir des principes physiques nouveaux par-delà la règle de non contradiction logique, dans une coïncidence des opposés. De même pour Einstein, il ne peut y avoir de solution à un problème dans les termes logiques où il se trouve posé, cette solution ne pouvant donc être que non mathématique et relevant d’une autre logique elle-même transitoire.

[5Dans un contexte très hollywoodien, le film Interstellar joue sur ce paradoxe.

[6Il est évidemment difficile d’anticiper ce qu’aurait pu découvrir un homme décédé en 1912, s’il avait encore vécu pendant les trois ans qui séparent cette date de la découverte de la relativité générale. Mais pour avoir une idée de la direction dans laquelle il pensait, voici ce qu’écrivait Poincaré en 1902 dans La science et l’hypothèse, qu’Einstein a lu et dont on l’accuse de s’être inspiré :

« Les axiomes géométriques ne sont donc ni des jugements synthétiques a priori ni des faits expérimentaux.

Ce sont des conventions ; notre choix parmi toutes les conventions possibles, est guidé par des faits expérimentaux ; mais il reste libre et n’est limité que par la nécessité d’éviter toute contradiction. C’est ainsi que les postulats peuvent rester rigoureusement vrais quand même les lois expérimentales qui ont déterminé leur adoption ne sont qu’approximatives.

En d’autres termes, les axiomes de la géométrie (je ne parle pas de ceux de l’arithmétique) ne sont que des définitions déguisées.

Dès lors, que doit-on penser de cette question : la géométrie euclidienne est-elle vraie ?

Elle n’a aucun sens. Autant demander si le système métrique est vrai et les anciennes mesures fausses. Si les coordonnées cartésiennes sont vraies et les coordonnées polaires fausses. Une géométrie ne peut pas être plus vraie qu’une autre ; elle peut seulement être plus commode.

Or la géométrie euclidienne est et restera la plus commode :

  1. Parce qu’elle est la plus simple ; et qu’elle n’est pas telle seulement par la suite de nos habitudes d’esprit ou de je ne sais quelle intuition directe que nous aurions de l’espace euclidien ; elle est la plus simple en soi de même qu’un polynôme du premier degré est plus simple qu’un polynôme du second degré ; les formules de la trigonométrie sphérique sont plus compliquées que celle de la trigonométrie rectiligne, et elles paraîtraient encore telles à un analyste qui en ignorerait la signification géométrique.
  2. Parce qu’elle s’accorde assez bien avec les propriétés des solides naturels, ces corps dont se rapprochent nos membres et notre œil et avec lesquels nous faisons nos instruments de mesure. »

Riemann n’aurait pas été d’accord…