Les analyses de Jacques Cheminade

Alcatel, entreprise sans usines ou
le stade ultime du capitalisme financier

vendredi 8 juin 2001, par Jacques Cheminade

En annonçant, le 29 juin à Londres, au cours d’un colloque organisé par le Wall Street Journal - tel chien, tels maîtres - que « nous allons être bientôt une compagnie sans usines », Serge Tchuruk, PDG d’Alcatel, a consacré la soumission des entrepreneurs français à la logique démentielle du capitalisme financier, sans foi ni loi, ni frontières. La moitié des usines (50, dont 3 en France) de son groupe, celles liées à la production grand public, seront cédées à des sous-traitants d’ici à la fin 2002, avec les 13 500 salariés qu’elles emploient. C’est bien entendu un scandale social, une stupidité économique mais ce n’est, surtout, qu’un symptôme de la crise d’ensemble frappant un système devenu suicidaire.

M. Tchuruk affirme que « rien de ce qu’il fait n’est en relation avec les marchés financiers » mais « obéit à la loi de l’offre et de la demande » - comme si cette dernière était un principe « objectif » n’ayant rien à voir avec la cupidité des premiers ! Il entend recentrer son groupe sur la matière grise et les services, et ne conserver que les activités relevant de la technologie de pointe : espace, réseaux sous-marins et, surtout, composants et réseaux optiques. L’objectif est d’abaisser les coûts fixes par tous les moyens et de se procurer du cash en vendant tout ce qui relève du « sale boulot de la production » (dirty business of manufacturing), comme l’a baptisé une récente étude de Strategy Analytics. Il s’agit, en d’autres termes, de transformer les coûts fixes en coûts variables en fonction des commandes - la « loi du marché » dans son stade ultime ! L’entrepreneur « à l’anglo-saxonne » se dit cyniquement qu’il conservera ainsi les parts les plus élevées de la valeur ajoutée - la « création de valeur pour l’actionnaire » - et se débarrassera des tâches « moins nobles ». Dans son jargon « nouvelle économie », cela donne : « Il y a quelques année, le corps social d’Alcatel était constitué d’ouvriers. Aujourd’hui, le modèle social de la société, c’est un ingénieur devant son P.C. L’externalisation est un moyen de répondre à cette évolution. »

M. Tchuruk affirme que sa stratégie ne lèsera pas ses travailleurs. Il ne faut pas, selon lui, confondre licenciements et externalisation : « La cession des usines ne signifie pas la fermeture des sites, ni l’arrêt de leur production mais leur soustraitance dans le cadre de partenariats avec des groupes manufacturiers ».

Le nez du PDG a dû beaucoup s’allonger en prononçant ces belles paroles. Tout d’abord, comme le constate un salarié de l’usine Alcatel de Laval cédée au singapourien Flextronics, « depuis que Tchuruk est arrivé, c’est simple, presque la moitié de l’effectif a disparu ». En 1997, l’équipementier employait environ 230 000 personnes, contre 130 000 aujourd’hui et, en réalité, autour de 100 000 demain, après les dernières décisions ! Ceux qui travailleront dans les sites repris par les sous-traitants verront désormais une épée de Damoclès menacer leurs emplois. Les sous-traitants électroniques acheteurs dans des conditions semblables n’ont en effet aucun scrupule à procéder à des « réajustements douloureux ». L’américain Solectron et le groupe de Hong Kong, Flextronics - tiens, comme on se retrouve - sont des spécialistes du « désossage ». Solectron vient, par exemple, de supprimer 12 600 postes, avec notamment la fermeture de ses usines à Pessac (Gironde) et à Tatinghem (Pasde-Calais).

Quant à Alcatel, il admet qu’il vendra au moins trois usines en France : il s’agirait des établissements de Saintes (Charente-Maritime), Annecy (HauteSavoie) et Coutances (Manche), auxquels il convient d’ajouter les sites de la SAFT basés à Bordeaux (Gironde), Nersac (Charente) et Poitiers (Vienne). M. Campagna, délégué central CGT, a fort bien analysé le processus en cours : « Alcatel va faire supporter les aléas du marché aux repreneurs qui vont se présenter, et ces repreneurs vont reporter ces aléas sur les salariés. Sans compter qu’en changeant de groupe, ils vont perdre les avantages sociaux acquis chez Alcatel. » Il est clair qu’Alcatel se « défausse » des licenciements sur ses soustraitants avec une parfaite hypocrisie.

Même selon les critères du marché, M. Tchuruk est un assez piteux gestionnaire. Il y a six ans, il avait annoncé qu’il allait perdre 25,6 milliards et avait recentré le conglomérat d’alors sur les télécommunications. Le titre s’était effondré en Bourse, puis s’était fortement repris avec la « bulle » spéculative dans le secteur. Aujourd’hui, c’est à nouveau l’effondrement : l’action Alcatel valait 97,05 euros le 4 septembre 2000, elle dépasse à peine 24 euros aujourd’hui ! Au printemps, alors que toutes les compagnies de télécoms annonçaient une forte baisse de leurs profits, Alcatel se pavanait encore, annonçant qu’il ne fallait pas s’en faire car « son positionnement sur les marchés était différent ».

Plus fondamentalement, le rêve de « l’entreprise sans usines » est une imbécillité économique. Si, financièrement, un bénéfice immédiat peut apparaître - à condition que tout le marché ne s’effondre pas - à la longue, on cède des compétences, on perd des équipes de travail et on ne contrôle plus la qualité des productions. Vouloir fabrique sans hommes aboutit à une impasse totale : comment créer de la richesse réelle, physique, économique, si on sépare l’intelligence et l’innovation dans la conception des fabrications ?

En réalité, la décision de M. Tchuruk est une simple adaptation à la loi du court terme financier, à la thèse absurde d’un capital financier n’ayant, tel un dieu, d’autre source qu’en lui-même ! Elle n’a rien de « créateur », si ce n’est dans le fait qu’elle intervient trop tard, au moment même où le système financier et monétaire international s’effondre. Derrière elle, l’on pourrait imaginer, dans la logique d’une entreprise sans usines, une humanité sans production et une terre sans humanité ou, plutôt, une économie inhumaine où des foules produisant en quasi-esclavage subiraient la loi de quelques privilégiés concevant. Le monde d’Aldous Huxley, de Julian Huxley et, aujourd’hui, de Fukuyama - le stade ultime du capitalisme financier, un darwinisme social à l’échelle mondiale. Tout ce contre quoi nous combattons ici.