Poutine-Abe : nouvelle phase d’une coopération renforcée

mercredi 11 janvier 2017

Le Président russe Vladimir Poutine reçoit le premier ministre japonais Shinzo Abe en Russie le 15 décembre 2016 pour d’importantes discussions stratégiques.
kremlin.ru

La rencontre du président russe Vladimir Poutine les 15 et 16 décembre 2016 au Japon avec le premier ministre Shinzo Abe, dans sa circonscription de Yamaguchi puis à Tokyo, représente un pas de géants dans l’amélioration des relations entre les deux pays.

Par Mike Billington,
rédacteur de l’Executive Intelligence Review (EIR)

Dans ce processus le Japon s’est engagé sans demi-mesure dans le développement de l’Extrême-Orient russe, démontrant par-là qu’il est capable d’agir indépendamment des politiques impériales britanniques qui dominent Washington depuis les seize dernières années de sabotage sous George Bush et Barack Obama.

Ce changement s’étend au-delà des simples relations entre les deux pays, participant au changement général de l’ensemble de l’Asie, loin des divisions créées par les politiques d’Obama qui visent l’encerclement de la Chine et de la Russie aux niveaux économiques et militaires, amenant le monde au bord d’une guerre thermonucléaire.

Afin d’éviter cela, l’Asie s’unit de plus en plus derrière le nouveau concept de la paix par le développement mutuel, notamment autour du programme de Nouvelle Route de la soie lancé par la Chine et soutenu sans retenue par la Russie.

Bien que les délicates revendications territoriales – qui ont empêché la signature de tout traité de paix entre la Russie et le Japon depuis la IIe guerre mondiale – n’étaient pas réglées pendant la visite de Poutine, la voie d’une solution vient d’être trouvée : elle s’appuie sur le développement conjoint des Îles Kouriles (appelées au Japon les Territoires du Nord) et d’un important investissement du Japon dans le développement des infrastructures de la Russie.

Deux Japons

L’économiste américain E.Peshine Smith, employé par le gouvernement Meiji de 1871 à 1876.
larouchejapan.com

L’homme politique américain Lyndon LaRouche a toujours affirmé qu’il existe deux Japons.

D’abord, il y a le Japon de la Restauration des Meiji, profondément influencé par le système américain hamiltonien introduit au Japon par l’économiste E. Peshine Smith. Premier conseiller étranger du gouvernement Meiji de 1871 à 1876 et ami de l’économiste Henry Carey spécialiste du « Système Américain d’économie politique », Smith aida le Japon à passer d’une société féodale à une puissance industrielle moderne.

Le second Japon a émergé sous l’influence de l’Empire Britannique ayant réussi à convaincre certains dirigeants japonais des Meiji qu’en tant que nation isolée, à l’image des Britanniques, le Japon devait devenir un Empire, en colonisant militairement les autres nations afin d’avoir accès aux matières premières dont il a besoin. Cette faction mena aux horreurs de la IIe guerre mondiale, commençant avec l’occupation militaire japonaise de la Chine dans les années 30.

Le Japon d’après-guerre, encouragé en cela par le général américain Douglas Mac Arthur, revint au Japon du développement pacifique, devenant rapidement l’une des plus grandes puissances industrielles mondiales tout en conservant sa clause constitutionnelle l’empêchant de repartir en guerre.

Le grand-père de l’actuel premier ministre Shinzo Abe, Nobusuke Kishi qui fut premier ministre de 1957 à 1960, et le père de Shinzo Abe, Shintaro Abe qui fut ministre des Affaires étrangères de 1982 à 1986, ont tous les deux contribué à rétablir des relations avec la Russie, malgré l’hystérie anglo-américaine à cette époque de la guerre froide contre la Russie.

Le conflit principal entre le Japon et la Russie était (et est toujours) la question de l’appartenance territoriale des Îles Kouriles (les Territoires du Nord), ces quatre îles au nord d’Hokkaido, dans l’arc insulaire du Kamchatka, occupées et revendiquées par l’Union soviétique vers la fin de la IIe guerre mondiale.

En 1956, le Japon et l’URSS étaient tombés d’accord pour se partager ces îles - deux de chaque côté - mais le secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles, porte-parole dévoué toute sa vie aux intérêts impérialistes de la City et de Wall Street, menaça le Japon, si celui-ci échouait à imposer sa tutelle sur l’ensemble des quatre îles, de se voir renier par les Etats-Unis la garantie de récupérer Okinawa sous tutelle japonaise.

Après cela, l’URSS, puis la Russie post-URSS, ont refusé de renouveler leur offre de partage des îles. Un second effort pour atteindre un accord similaire en l’an 2000 a une nouvelle fois échoué après que le Japon se soit retiré des négociations - probablement sous la pression des Etats-Unis.

Le Président Poutine est conscient de ce problème - à savoir que le Japon est encore d’un certain point de vue un pays occupé, qui a parfois agi contre ses propres intérêts sous la pression de Washington.

Dans un entretien avec le quotidien japonais Yomiuri Shimbun et NipponTV à Moscou le 13 décembre, juste avant sa visite, Poutine a bien voulu préciser sa position dans l’éventualité d’un accord à ce sujet :

Ecoutez, nous avons des échanges bilatéraux qui sont des plus importants et continuons à assouplir nos liens commerciaux, comme vous le savez. Cependant, le Japon nous a imposé des sanctions économiques. Pourquoi ? à cause des évènements en Ukraine ou en Syrie ? Pourtant, le Japon et les relations russo-japonaises ont peu à voir avec les évènements en Syrie ou en Ukraine. Ainsi, le Japon est dépendant de ses alliances - nous les respectons, mais nous avons besoin de comprendre le degré de liberté du Japon et jusqu’où il est prêt à aller. Nous devrions en parler, car ce ne sont pas de petites questions. La base pour signer un accord de paix dépendra de la réponse à ces questions. C’est ici la différence entre les actuelles relations russo-japonaises et, pour l’instant, les relations russo-chinoises. Je ne veux pas argumenter plus encore - vous m’avez demandé quel était l’enjeu : il s’agit de créer un climat de confiance.

Le Nouveau Paradigme

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Néanmoins, Poutine a bien accueilli la demande d’Abe à rouvrir l’agenda des négociations de 1956, arguant qu’après une période de développement conjoint des îles, qui reçoivent désormais les visites d’anciens habitants japonais, d’hommes d’affaires et de touristes, le transfert de tutelle pour deux îles pourrait une nouvelle fois servir de base à une détermination finale et un traité de paix.

Le processus des échanges entre ces deux dirigeants au cours de l’année 2016 est intéressant. Il a commencé par la planification d’une visite d’Abe pour rencontrer Poutine à Sotchi en mai.

Malgré l’insistance d’Obama pour qu’Abe n’aille pas dans cette direction, les deux dirigeants se sont quand même rencontrés, et se sont engagés à résoudre tous leurs différends en procédant par le développement mutuel. Le Japon avait imposé contre la Russie des sanctions mineures, « pour la forme » sous la pression d’Obama après le coup d’Etat en Ukraine orchestré par les Etats-Unis eux-mêmes, mais Poutine les a essentiellement ignorées comme quelque chose de secondaire.

Des sources au Japon proches des gouvernements russes et japonais ont alors dit à EIR que la question de la territorialité serait seulement discutée en coulisses, mais que la voie d’une résolution en 2017 ou 2018 sera ouverte avec la mise en place d’un développement mutuel.

Lyndon LaRouche, examinant les huit points de la proposition de co-développement mis sur la table par Abe à Sotchi, s’est posé la question : « le Japon va-t-il réellement faire cela ? Si c’est le cas, c’est une véritable avancée pour l’ensemble de l’Asie. »

L’offre japonaise pour l’Extrême-Orient russe propose le développement du pétrole et du gaz, des installations médicales et de transport, le développement des ports et plus encore.

La crise économique occidentale

Peu après la rencontre de Sotchi, le Japon a organisé le sommet du G7 - sans la Russie, exclue de l’ancien G8. Abe y a mis au défi Obama et les autres dirigeants du G7 en refusant de s’aligner sur leur propagande mensongère martelant que les économies occidentales se portent bien, qu’une reprise solide est en cours et que la folie spéculative menant le système financier transatlantique au bord du gouffre n’existe pas.

Abe a cassé l’ambiance, annonçant lors du sommet qu’il y avait un risque sévère « d’affronter une crise si nous ne donnons pas en temps et en heure les réponses politiques appropriées. » Il a déclaré après l’évènement à la presse que « nous sommes face à une importante crise comportant de grands risques. »

Le Yomiuru shimbun a rapporté : « le premier ministre a comparé la situation actuelle à celle existant avant la crise financière systémique déclenchée par l’effondrement de Lehman Brothers. » Abe en appelle à une relance financière conjointe avec les autres nations du G7, citant en exemple ses propositions de développement du vaste Extrême-Orient russe, ainsi que les autres investissements du Japon en Asie comme un modèle à suivre.

Obama et les britanniques ne voudront rien entendre. Bloomberg s’est réjouit que « le premier ministre japonais Abe n’a pas réussi son pari d’amener les dirigeants du G7 à tirer la sonnette d’alarme, au sujet du risque de crise économique générale, dans le compte-rendu final du sommet ». Au lieu de quoi le compte-rendu a ressorti la litanie que les pays du G7 « ont renforcé la résilience de nos économies afin d’éviter de tomber dans une autre crise. »

Abe s’est ensuite rendu à Vladivostok au mois de Septembre pour assister au Forum Économique Oriental, où il s’est concentré sur le développement de l’Extrême-Orient de la Russie au cours d’un autre entretien privé avec Poutine.

18 projets de développement, répartis en cinq grandes catégories, ont été discutés et présentés à la presse, comme par exemple des aéroports, des zones économiques spéciales avancées, une coopération de Port Libre, des fonds conjoints pour du développement urbain, des parcs industriels conjoints, un tunnel ou un pont pour transporter de l’énergie et autres biens de Sakhalin à Hokkaido, sans oublier une coopération sur le développement d’une route maritime dans l’océan Arctique.

Dans l’ensemble tous ces projets ont été approuvés au cours de la visite de Poutine au Japon en Décembre – et ce n’est qu’un début. Plus de 60 projets et accords de coopération ont été signés, pour un montant total d’environ 2,5 milliards de dollars ; un fond d’investissement conjoint d’1 million de dollars a aussi été établi, avec des plans pour lancer 20 projets dès les premiers mois de 2017.

En parallèle des projets de construction de la ligne ferroviaire Sakhalin-Hokkaido, le Japon pourrait participer à la construction d’un tunnel reliant Sakhalin à la métropole russe. Ces deux tunnels relieraient l’ensemble du Japon au chemin de fer Transsibérien, et ainsi à toute l’Eurasie en train, avec l’accès aux nouvelles lignes ferroviaires construites dans le cadre de l’initiative Une ceinture, une route de la Chine.

La coopération nucléaire est aussi sur la table : le géant du nucléaire russe, Rosatom, a signé un accord de développement du nucléaire civil avec le ministre japonais de l’Economie, du commerce et de l’industrie, incluant l’augmentation des livraisons russes d’uranium enrichi vers le Japon.

La déclaration conjointe signée par Poutine et Abe précise : « Le début des négociations en vue d’une activité économique commune entre la Russie et le Japon, au sujet des Îles Kouriles du Sud, pourrait devenir une étape importante vers la signature d’un traité de paix. »

Les gouverneurs de la région russe de Sakhalin et de la préfecture japonaise d’Hokkaido se sont rencontrés le 18 décembre, et le gouverneur de Sakhalin Oleg Kozhemyako a déclaré : « nous sommes prêts à fournir aux compagnies japonaises l’opportunité de développer différents projets dans les Îles Kouriles du Sud, comme la construction de maisons et de routes, la mise en place d’installations de traitements des déchets ou encore le développement de l’aquaculture. »

Lors d’un entretien avec l’agence russe TASS suite à la visite de Poutine, Abe a déclaré :

J’ai appris de mon grand-père [ le premier ministre Kishi ] que si tu crois qu’une politique est la bonne – si c’est la conclusion à laquelle tu as abouti après de sérieuses considérations – alors tu dois la mener de façon ferme et décidée, parfois même au risque de ta vie.

Concernant les accords avec Poutine, il a précisé : « A mon sens ce sont les relations japonaises-russes qui ont le plus de potentiel, et nous pouvons dire que ces possibilités sont illimitées. »

Le rôle de la Chine

La signification historique de cette nouvelle relation pour l’ensemble de l’Asie, et du Monde, a été largement ignorée en Occident, ou lorsqu’on l’évoque elle est présentée comme un effort du Japon pour travailler avec la Russie en tant que « rempart contre la montée de la Chine », supposant que la Russie et le Japon sont tous deux inquiets quant à la soi-disant menace chinoise.

En fait, dans son interview avec Yomiuri shimbun à Moscou avant son voyage au Japon, Poutine a fortement insisté sur le partenariat stratégique extrêmement solide qui existe entre la Russie et la Chine, précisant qu’un tel niveau de confiance était la base nécessaire pour que les relations entre la Russie et le Japon avancent. Il a rappelé son profond respect pour la culture japonaise (soulignant son amour pour le Judo depuis son enfance), avant d’ajouter qu’il aimait cependant plus la Russie et devait agir sur la base des intérêts fondamentaux de la Russie.

Alors que la méfiance entre la Chine et le Japon depuis la seconde guerre mondiale est bien plus difficile à dépasser que celle entre le Japon et la Russie, c’est précisément la coopération entre les nations sur des projets de développement physique à grande échelle qui a servi de base à l’initiative chinoise Une ceinture, une route, où le Japon (et les Etats-Unis) a aussi été invité à participer.

La Chine a fait connaître sa préoccupation par rapport aux tentatives d’Abe d’abandonner la clause constitutionnelle anti-guerre du Japon, ce qui l’autoriserait à se joindre aux guerres extérieures comme toute éventuelle guerre américaine contre la Chine. Cependant, au cours des dernières années, Abe a su modérer ses envies d’un tel changement – face à une forte opposition intérieure et internationale – même si, pour lui, cela reste une préoccupation sérieuse.

S’appuyant sur le concept de la Nouvelle Route de la soie comme base d’une coopération gagnant-gagnant entre les nations, nous pouvons, et nous devons, remplacer les concepts impérialistes de la géopolitique, cette compétition à somme nulle n’engendrant que des conflits parmi les nations et les peuples du monde. Les accords Russie-Japon sont une étape importante de plus vers une autre vision, celle du futur.