Pierre le Grand, un tsar en France, 1717

mercredi 21 juin 2017, par Christine Bierre

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Un des livres achetés par Pierre Le Grand à Paris : le descriptif de la ’Machine de Marly’, un gigantesque dispositif de pompage des eaux de la Seine, construit pour alimenter en eau les jardins du château de Versailles.

Finie la « diplomatie de l’invective », place à une grande diplomatie fondée sur les relations historiques à long terme entre les nations et inspirée par leurs échanges culturels, philosophiques et scientifiques.

Le cadre de l’exposition consacrée au 300e anniversaire du voyage du Tsar Pierre le Grand en France en 1717, était parfaitement choisi pour la rencontre Macron-Poutine destinée à relancer les relations entre les deux pays, tombées au plus bas sous le dernier quinquennat.

150 œuvres – peintures, sculptures, tapisseries, instruments scientifiques – datant de cette époque, étaient réunies dans cette exposition organisée au Grand Trianon par le château de Versailles et le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.

Livre de Jean Pigeon, décrivant sa "sphère mouvante".

Les plus inattendues sont celles où l’on voit l’attrait de l’empereur pour les machines, les fortifications, les instruments scientifiques.

A Paris, en effet, le Tsar a visité les principaux centres scientifiques : l’Observatoire, le Jardin des Plantes, l’Académie royale des Sciences et la Bibliothèque Mazarine.

Il a acheté, lors de son séjour, des instruments scientifiques de précision, des livres de géométrie, de mathématiques et d’astronomie, des plans de la machine de Marly alimentant en eau les fontaines du palais de Versailles, des cadrans solaires et, chez Jean Pigeon, « une sphère mouvante très curieuse » suivant le système de Copernic.

Pierre le Grand est même devenu, en 1717, membre honoraire de l’Académie royale des sciences.

On est loin de l’image de l’autocrate imposant une modernisation forcée à la Russie, où les têtes tombaient aussi facilement qu’on coupait les barbes et les jupes des « popes » orthodoxes !

L’éloge de Fontenelle

Bernard le Bovier de Fontenelle (1657 -1757).

Si l’exposition au Grand Trianon lève le voile sur la personnalité de Pierre 1er de Russie, la lecture de « l’Eloge » consacré au Tsar à sa mort en 1725 par Fontenelle [1] nous permet de mesurer le caractère exceptionnel du personnage.

Pour moderniser son pays, qui se trouvait dans une arriération indescriptible, Pierre, qu’aucune éducation particulière n’avait destiné à cette tâche, a dû devenir lui-même constructeur de navires, ingénieur, géographe et physicien.

La Moscovie, rapporte Fontenelle, était encore dans une ignorance et dans une grossièreté presque pareilles à celles qui accompagnent toujours les premiers âges des Nations (…) toute industrie était étouffée ; les paysans nés esclaves et opprimés par des Seigneurs impitoyables se contentaient qu’une Agriculture grossière leur rapportât exactement de quoi vivre (…) Le Christianisme même (…) laissait le Clergé dans des ténèbres aussi épaisses que le peuple. (…) Les Czars y avoient contribué en ne permettant point que leurs sujets voyageassent, peut être craignaient qu’ils ne vinssent à ouvrir les yeux sur leur malheureux état.

Construire la Marine

En 1683, alors que le jeune Pierre n’a que 11 ans, il forme son premier régiment d’une cinquantaine d’hommes qu’il rejoint en tant que tambour, commençant son long apprentissage de l’art de la guerre. Quelque temps plus tard, la découverte d’une chaloupe hollandaise éveille en lui la passion pour la navigation. La prise d’Azov sur la mer Noire en 1697, où il dut faire appel aux Vénitiens pour construire quelques galères afin de lui assurer la victoire, le convainc que la Russie doit se doter de sa propre marine. C’est ainsi qu’en 1697-98, Pierre organise une ambassade qui se rend aux Pays-Bas et en Angleterre pour apprendre les secrets de la construction navale, ambassade à laquelle il se joint lui-même incognito afin de pouvoir mettre la main à la pâte ! C’est cette méthode qu’adoptera le Tsar pour faire progresser la Russie, en progressant lui-même, n’hésitant pas à mettre entre parenthèses son autorité d’empereur, persuadé qu’il était que la « naissance seule n’était point un titre suffisant pour obtenir des dignités » et détestant plus que tout « la pompe » autour de sa personne.

En toute occasion, il songeait à faire progresser son pays, rapporte Fontenelle. Lors des opérations militaires, « il faisait prendre par des Ingénieurs le plan de chaque ville, et les dessins des différents moulins et des machines qu’il n’avait pas encore, il s’informait de toutes les particularités du labourage et des métiers, et partout il engageait d’habiles artisans qu’il envoyait chez lui. A Gottorp dont le Roi de Danemark était alors maître, il vit un grand globe céleste en dedans, et terrestre en dehors, fait sur un dessin de Tycho Brahé. Douze personnes peuvent s’asseoir dedans autour d’une table, et y faire des observations célestes, en faisant tourner cet énorme globe. » Après en avoir demandé la permission au roi du Danemark, il fit venir une frégate pour ramener le globe à Saint-Pétersbourg.

En 1704, convaincu de la nécessité d’avoir un accès à la mer, il commence à bâtir sur la Baltique sa capitale Saint-Pétersbourg, dont il fait une très belle ville à l’occidentale et l’une « des meilleures forteresses du monde ».

Connaître son pays

Pour connaître parfaitement tous les avantages naturels d’un Etat, son chef doit le connaître « en géographe et en physicien », disait Fontenelle. Or le Tsar « possédait si exactement la carte de son vaste Empire, qu’il conçut sans crainte de se tromper les grands projets qu’il pouvait fonder », notamment dans les domaines de l’aménagement fluvial et des mines.

Voisin d’une grande partie de l’Europe et de toute l’Asie, [la Russie a] de grandes rivières, qui tombent en différentes mers, la Duvine dans la Mer Blanche, partie de l’Océan, le Don dans la Mer Noire, partie de la Méditerranée, la Volga dans la Mer Caspienne. Le Czar comprit que ces rivières jusque-là presque inutiles réuniraient chez lui tout ce qu’il y a de plus séparé, s’il les faisait communiquer entre’elles, soit par de moindres rivières qui s’y jettent, soit par des canaux qu’il tirerait. Il entreprit de grands travaux, fit faire tous les nivellements nécessaires, choisit lui-même les lieux où les canaux devaient être creusés, et régla le nombre des écluses.
La jonction de la rivière de Volkoua, qui passe à Saint-Pétersbourg, avec la Volga, est présentement finie et l’on fait par eau à travers toute la Russie un chemin de plus de 800 lieues depuis Saint-Pétersbourg jusqu’à la Mer Caspienne, ou en Perse. Le Czar envoya à l’Académie le Plan de cette grande communication où il avait tant de part comme ingénieur ; il semble qu’il voulut faire ses preuves d’académicien.

Mais le Tsar va plus loin. Leibniz étant devenu son conseiller, il s’intéresse à l’une de ses hypothèses :

Il voulut savoir quelle était sa situation à l’égard de l’Amérique (...) si la Mer du Septentrion (l’Arctique) donnait un passage dans ce grand continent, ce qui lui aurait encore ouvert le nouveau monde.

Deux bateaux construits pour cette expérience avaient échoué. En 1717 Pierre fit construire deux autres bateaux pour retenter le coup. Finalement, c’est le danois Vitus Béring, chargé par Pierre, qui a pu finalement franchir le détroit qui aujourd’hui porte son nom entre la Sibérie orientale et l’Alaska !

Il s’intéressa de près aussi à la richesse minière de la Russie, et « fit venir d’Allemagne des gens habiles dans la science des métaux, et mettre en valeur tous ces trésors enfouis ; il lui vint de la poudre d’or des bords de la Mer Caspienne, et du fond de la Sibérie ; (...) Le Fer beaucoup plus nécessaire que l’or, devint commun en Moscovie, et avec lui tous les arts qui le préparent ou qui l’employaient ».

L’héritage de Pierre

Durant son règne, « le Czar ouvrit ses grands états jusque-là fermés (...) et attira chez lui tout ce qu’il put d’étrangers capables d’en apporter à ses sujets, officiers de terre et de mer, matelots, ingénieurs, mathématiciens, architectes, gens habiles dans la découverte des mines et dans le travail des métaux, médecins, chirurgiens, artisans de toutes les espèces. »

Suivant sa propre nature ainsi que les conseils prodigués par Leibniz, il légua à la postérité un Etat profondément modernisé dont on peut mesurer l’ampleur par ces ouvrages dont la liste est établie par Fontenelle :

  • Une infanterie de 100 000 hommes, dont la plupart des officiers sont moscovites ;
  • Une marine de 40 vaisseaux de ligne et de 200 galères ;
  • De fortifications selon les dernières règles de l’art ;
  • Une académie de Marine et de Navigation ;
  • Des collèges à Moscou, à Saint-Pétersbourg et à Kiev pour les langues, les belles lettres et les mathématiques ; de petites écoles dans les villages, où les enfants des paysans apprennent à lire et à écrire ;
  • Un collège de médecine et une belle apothicairerie publique à Moscou, qui fournit de remèdes les grandes villes et les armées ;
  • Des leçons publiques d’anatomie ;
  • Un observatoire, où des astronomes ne s’occupent pas seulement à étudier le ciel, mais où l’on renferme toutes les curiosités d’Histoire naturelle, qui apparemment donneront naissance à un long et ingénieux travail de recherches physiques ;
  • Un Jardin des plantes où des Botanistes qu’il a appelés rassembleront avec notre Europe connue, tout le nord inconnu de l’Europe, celui de l’Asie, la Perse et la Chine ;
  • Des imprimeries, dont il a changé les anciens caractères trop barbares ;
  • Des interprètes pour toutes les langues des Etats de l’Europe et de plus pour la Latine, pour la Grecque, pour la Turque, pour la Calmouque, pour la Mongule et pour la Chinoise, marque de la grande étendue de cet Empire et peut être présage d’une plus grande ;
  • Le changement général comprit aussi la religion, qui a peine méritait le nom de religion chrétienne.

Présentation de l’ambassade de Pierre le Grand à Paris

Extrait du site consacré à l’exposition du Grand Trianon :

Au cours de son voyage en France, Pierre le Grand s’intéresse particulièrement aux institutions et aux productions scientifiques et techniques. Il visite les établissements qui font la réputation du Paris de la Régence en la matière : Observatoire, Manufacture des Gobelins, Jardin des plantes, Monnaie des médailles, bibliothèques, académies, cabinets des curiosités.

Le Tsar achète es instruments de mathématiques et d’astronomie qui prendront place à la Kunstkamera, le cabinet de curiosités de Saint-Pétersbourg. Il emporte aussi de France une abondante documentation : estampes du Cabinet du roi gravées sous Louis XIV, plans de places fortes et de maisons de plaisance, dessins d’architecture et d’ingénierie, cadran solaire, ‘sphère mouvante’ indiquant le mouvement des planètes.

C’est dans le domaine scientifique que la visite de Pierre a les conséquences le plus fécondes. Le 22 décembre 1717, l’Académie royale des sciences élit Pierre membre honoraire ‘hors de tout rang’, Trois ans plus tard, le tsar envoie à l’Académie une carte révisée de la mer Caspienne.

Par la suite, il charge son médecin, Laurent Blumentrost, d’envoyer à l’Académie des sciences et à l’Académie des inscriptions plusieurs curiosités provenant de ses Etats. Sous l’égide de l’abbé Jean Paul Bignon, la Bibliothèque du roi concourt avec les académies à tisser des liens plus étroits avec la Russie : le bibliothécaire fait acquérir régulièrement des livres imprimés en Russie ; il charge l’interprète pour le russe et le slavon e former plusieurs nouveaux traducteurs au sein de la Bibliothèque.

En 1724, l’Académie des sciences française salue la création d’une compagnie-sœur à Saint-Pétersbourg. Il s’agit plutôt d’un établissement d’enseignement, d’une ébauche d’université, que d’une Académie au sens français. La France y est représentée par le géographe Joseph-Nicolas Delisle. Sous sa direction, de nouvelles cartes de l’Empire sont dressées et de nouvelles expéditions partent vers les régions du grand Nord et de la Sibérie orientale reconnues par Béring.

Seul limite de cette exposition, autrement très riche, presque rien n’est dit sur le rôle que joua le grand savant et philosophe allemand, Gottfried Leibniz, devenu conseiller du Tsar à partir de 1712.

Les lettres échangées par Leibniz avec le Tsar et avec son ’chef de cabinet’, le général Lefort, révèlent combien Leibniz plaida auprès du Tsar pour la création dans de très nombreuses villes de Russie, des Académies comme celle qui fut créée, en effet, en 1724.

L’idée aussi de vérifier s’il y avait un passage entre la Russie et l’Amérique, via l’Alaska, ce que Béring confirma après la mort du Tsar, était l’un des projets phares de Leibniz.

Nombre d’autres orientations du Tsar que la lecture de l’éloge de Fontenelle nous apprend, tel que l’intérêt pour les langues régionales, avaient été discutés par le Tsar avec Leibniz.

On pourrait avoir l’impression que tout ceci nous éloigne de l’Académie des sciences fondée par Jean-Baptiste Colbert en France. Mais c’est une fausse impression car Leibniz fut un collaborateur assidu de cette Académie dont il fut membre lui-même. Il collabora notamment avec Christian Huygens, et avec Denis Papin pour la mise au point des premières machines à combustion et à vapeur, qui était le grand projet du siècle !