Shakespeare instrumentalisé pour tenter de couler Trump

lundi 26 juin 2017, par Pierre Bonnefoy

Scène de la pièce Jules César de Shakespeare, jouée par le Public Theater de New York avec le metteur en scène Oskar Eustis. Le personnage de Jules César présente une ressemblance immanquable avec Donald Trump.

Le 14 juin dernier, le député américain républicain, Steve Scalise, a été grièvement blessé, ainsi que d’autres personnes, alors qu’il jouait au base-ball, par les tirs d’un militant d’extrême-gauche qui avait posté des tweets virulents contre le Président des Etats-Unis. Le tireur a été ensuite abattu par la police. Le geste d’un déséquilibré isolé ? Peut-être, mais essayons de comprendre dans quel environnement ce genre d’acte se produit.

C’est pratiquement instinctif : chaque fois que le nom de Donald Trump est évoqué, c’est comme un sentiment de répulsion qui s’empare de la plupart d’entre nous, en particulier ceux qui, dans les milieux cultivés, lisent le New York Times ou Le Monde. D’autres qui avaient pensé voir s’opérer un changement miraculeux au moment de l’arrivée au pouvoir du 45e président des Etats-Unis, se disent six mois plus tard que leurs espoirs sont déçus. Admettons provisoirement que tout ce que nous voyons dans les médias au sujet de Trump soit vrai, et commençons à réfléchir calmement à des questions plus fondamentales.

Si l’on considère les relations entre Trump et le FBI, le moins qu’on puisse dire c’est qu’une machine très puissante a été mise en branle avec les manœuvres de James Comey, l’ancien directeur du FBI limogé par Trump, et son prédécesseur, Robert Mueller, pour obtenir la destitution du président américain (voir notre article : Assiste-t-on à une tentative de coup d’Etat contre Donald Trump ?). Pourtant, si l’on compare ce qui est reproché à Trump avec les actes commis par ses deux prédécesseurs immédiats en toute impunité, tout le monde devrait se scandaliser de la différence de traitement.

Le FBI, cette institution fondée par Edgar Hoover, un homme qui a fait chanter toute la classe politique américaine depuis les années 1920, voudrait « prouver » ici que Trump est un traître du fait que lui et son entourage auraient eu des relations avec la Russie. Quelle affaire ! C’est le rôle de tout responsable dans ce type de poste d’avoir de tels canaux de communication – surtout en période de tension. Néanmoins, Mueller s’efforce d’éplucher tout ce qui concerne Trump de près ou de loin pour trouver un moyen de le faire partir. Trump, quant à lui, a déclaré dans une ironie toute shakespearienne, sans doute après avoir lu Jules César, que « Mueller est un homme honorable ».

D’un autre coté, après 16 ans de politique de guerre, Bush, Cheney et Obama nous ont mis au seuil d’un affrontement militaire entre les Etats-Unis et la Russie. Bush et Cheney ont sciemment envahi l’Irak sur la base de renseignements trafiqués ; Obama, avec l’aide des Anglais et des Français, a attaqué la Libye sans avoir l’autorisation préalable du Congrès. Dans les deux cas il s’agit de crimes de guerres passibles de destitution au simple regard de la Constitution américaine. De plus, le chaos qui en a résulté a permis le développement fulgurant et prévisible du terrorisme « islamiste ». Que faisaient alors Mueller et Comey ? Et que font-ils maintenant qu’un président affiche une certaine volonté de calmer le jeu et d’éradiquer le terrorisme ?

Selon le dicton, si l’on veut tuer son chien, on commence par l’accuser d’avoir la rage. De même si l’on veut se débarrasser d’une personnalité politique, on commence par lui trouver des « affaires ». Cependant, la frontière entre l’assassinat politique et l’assassinat physique peut être très rapidement franchie à partir du moment où toute une ambiance de haine est créée contre la personnalité ciblée. Il est connu de tous ceux qui doivent s’occuper de la sécurité de personnes publiques, qu’un tel environnement est propice à susciter des vocations criminelles chez des déséquilibrés.

Ce ne sont pas les exemples d’assassinats ou tentatives d’assassinats politiques commis par des « tueurs isolés » qui manquent aux Etats-Unis : Kennedy, Lincoln, Reagan, etc., suite à des campagnes de calomnies. Ceci est particulièrement notable dans le cas de Lincoln : son assassin, John Wilkes Booth, était un acteur de théâtre qui jouait le rôle de Brutus dans le Jules César de Shakespeare. La campagne anti-Lincoln a induit cet esprit malade à passer à l’acte et devenir un « Brutus américain ».

Certes, Trump n’est pas Kennedy mais, compte tenu du climat hostile qu’on voit se développer ces derniers temps contre lui dans les milieux des médias, de la jet set, des « intellectuels » politiquement corrects, etc., il n’est pas exagéré de dire qu’il est désigné explicitement comme cible à abattre. Ainsi, on trouve très facilement sur Internet des messages ou des vidéos de célébrités comme Robert de Niro ou Johnny Depp qui, dans un style poétique original qu’on reconnaît à son usage fréquent du mot F***, nous expliquent élégamment leur désir de « casser la gueule » à Trump ou de le voir tué.

Après le poids des mots, le choc des photos : l’actrice Kathy Griffin a fait circuler une vidéo d’elle tenant par les cheveux une fausse tête couverte du sang de Trump décapité. Certains appellent cela de l’art, mais nous sommes ici très proches des conceptions esthétiques des militants de Daesh qui ont compris depuis longtemps (vraisemblablement grâce à Hollywood) l’utilité de certaines images choc pour le recrutement de nouveaux talents enthousiastes.

Bien entendu, ce genre de provocation a suscité de nombreuses polémiques de part et d’autre. Il serait cependant utile de se pencher sur un cas particulier qui a le mérite de montrer que, malgré eux, les auteurs de ces appels au meurtre se montrent pires que le président contre lequel ils ont engagé leur croisade sacrée. Il s’agit justement de l’adaptation du Jules César de Shakespeare par le metteur en scène Oskar Eustis, jouée ces dernières semaines par le Public Theater de New York. On peut en voir quelques images ici.

Dans cette mise en scène, les personnages sont habillés en costumes d’aujourd’hui, et celui qui joue Jules César présente une ressemblance immanquable avec Donald Trump. Les assassins de ce César ont, quant à eux, les traits des différentes minorités « victimes » du président américain : noirs, latinos, femmes, etc. Le « message » du metteur en scène est donc transparent : l’assassinat collectif de Trump serait un acte de justice destiné à sauver le monde d’une nouvelle forme de fascisme. L’affaire a fait un tel scandale, qu’un certain nombre de sponsors du théâtre, comme Delta Airlines et Bank of America, se sont retirés, mais le grand journal des intellectuels, le New York Times, a interviewé complaisamment le metteur en scène.

Nos artistes contemporains sont-ils conscients du fait qu’à travers sa pièce, ce que Shakespeare attaquait, c’est précisément le type de culture qu’ils véhiculent eux-mêmes ?

Shakespeare luttait contre la folie collective qui s’était emparée de l’Europe à l’époque des guerres de religions. Comme tous les humanistes, il avait constaté que le sang appelait le sang, et il avait compris que pour arrêter ce cycle infernal, il fallait apprendre à ses contemporains à réfléchir sur les conséquences de leurs actes au lieu de se laisser guider par ses impulsions immédiates. Il ne voyait rien de régénérateur ou de purificateur dans le sang. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de violence dans le théâtre de Shakespeare, mais cette violence représentée indique le plus souvent l’échec de celui qui la pratique. C’est vrai, en particulier, dans le cas de Jules César.

Dans cette pièce, ce n’est pas César le personnage principal. C’est son assassin, Brutus. Alors pourquoi Shakespeare n’a-t-il pas appelé sa pièce Brutus ? La réponse nous est peut-être donnée dans une remarque faite à Brutus par Cassius, l’un de ses complices, au début de la pièce :

Les hommes, à de certains moments, sont maîtres de leurs destinées. Si nous ne sommes que des subalternes, cher Brutus, la faute est en nous et non en nos étoiles.

Les assassins de César ne sont que des « subalternes ».

Cassius veut dire apparemment que s’ils laissent César devenir empereur sans saisir l’occasion de se débarrasser de lui, ils resteront ses subalternes. Mais du point de vue de Shakespeare, cela signifie aussi, plus profondément, qu’au bout du compte, Brutus et Cassius auront manqué une occasion de devenir grands en changeant le cours de l’histoire pour un avenir meilleur.

La fin de la pièce le confirme deux actes après l’assassinat de César : au moment de la bataille finale pour le pouvoir entre Brutus et Cassius contre Marc-Antoine et Octave, les deux premiers se suicident alors que la victoire est encore possible pour eux. D’où l’ironie de Shakespeare : ce Brutus, qualifié sans arrêt de « vertueux » et d’« honorable », n’est qu’un médiocre dont les actes et surtout les omissions seront lourds de conséquences.

La pièce s’arrête sur la victoire, par défaut, de Marc-Antoine et d’Octave, mais les conséquences historiques de l’assassinat de César sont connues de tout le monde et sont d’ailleurs décrites par Suétone dans ses Vies des douze César. Le vertueux Brutus s’est résigné à tuer son ami César parce que ce dernier était sur le point de se faire déclarer empereur par le peuple de Rome qu’il caressait dans le sens du poil comme tout véritable populiste. Brutus prétendait donc qu’il fallait tuer César pour sauver la République romaine. Or, quelles sont les conséquences historiques de cet assassinat ? La transformation de la République en empire, chose que Brutus disait précisément vouloir empêcher !

La lecture de Suétone nous montre une descente aux enfers de Rome et de l’ensemble du monde « civilisé » de l’époque, avec des empereurs de plus en plus horribles comme Tibère, Caligula, Néron, etc. Brutus avait donc raison de vouloir sauver la République, mais à travers son échec pitoyable, Shakespeare veut surtout nous montrer ce qu’il ne faut pas faire.

Quelle est la faute de Brutus ? A première vue, Shakespeare semble nous dire qu’il était « un homme honorable » et qu’il voulait sincèrement sauver la liberté de Rome. Ce sentiment est-il partagé par les autres conspirateurs qui l’ont recruté à leur projet de tuer César ? Manifestement non : ce que Cassius exprime dans la citation ci-dessus, ce n’est pas un sentiment républicain, mais de manière plus prosaïque, un désir de prendre la place de César. Le vertueux Brutus aurait pu sans doute trouver des associés plus humanistes que ceux qu’il a rejoints…

Brutus aurait donc été un aveugle animé de bonnes intentions ? Pour répondre à une telle question, il faut avoir une idée claire de la différence entre un véritable républicain et un populiste. La république est un projet qui vise l’intérêt général et qui se bâtit donc nécessairement avec la participation des citoyens. Le défi pour un dirigeant républicain est donc d’éveiller chez les citoyens, la conscience de cet intérêt général. En particulier il faut leur donner à voir quelle société on veut bâtir dans le futur, non pas seulement pour le peuple mais aussi par le peuple. Le populiste essaie au contraire de les séduire en tournant leur attention vers leurs désirs particuliers. Il ne leur donne pas à penser au futur, mais il leur propose des gratifications immédiates. L’émotion sans la pensée.

Pour le dire autrement, le républicain aime les gens – non pas pour ce qu’ils sont à un moment donné, car ils sont souvent des « veaux », mais pour ce qu’ils peuvent devenir. Le populiste méprise le peuple qu’il utilise pour satisfaire ses propres objectifs. Ceci étant posé, nous pouvons revenir au passage du Jules César de Shakespeare, lorsque l’un des conjurés décrit à ses complices une scène qui vient de se produire, où le peuple de Rome acclamait César :

[(…) les badauds vociféraient, et claquaient des mains, et faisaient voler leurs bonnets de nuit crasseux, et, (…) exhalaient une telle quantité d’haleines infectes que César en a presque été suffoqué ; car il s’est évanoui, et il est tombé. Et pour ma part je n’osais pas rire, de peur d’ouvrir les lèvres et de recevoir le mauvais air.

L’attitude des futurs assassins de César vis-à-vis du peuple n’est pas tellement différente de celle de César lui-même. Dès lors, en quoi leur complot pour remplacer César aurait-il l’air légitime ? Parce que le vertueux Brutus est parmi eux ? Voyons donc comment Brutus lui-même se comporte face au peuple.

A la scène II de l’Acte III, Brutus paraît devant la foule avec les mains barbouillées du sang de César qu’il vient de poignarder. D’une manière assez sèche, il leur dit qu’il vient de tuer son meilleur ami, César, parce que c’était son devoir et qu’il est vertueux, et il ajoute que Marc-Antoine va venir maintenant faire l’éloge mortuaire de César. Et c’est tout. Brutus se retire, laissant Marc-Antoine libre de parler. Marc-Antoine saute sur l’occasion, et sous couvert de faire l’éloge de César, il excite le peuple contre Brutus en répétant comme un leitmotiv ironique que « Brutus est un homme honorable ».

Sous des apparences vertueuses, Brutus a, de fait, une attitude très méprisante vis-à-vis de la population romaine. Il a tué César, un point c’est tout. Il ne dit rien au peuple sur ce qu’il veut faire pour l’avenir de la société, et rien n’indique d’ailleurs qu’il ait réfléchi à un quelconque projet à ce sujet. Puisqu’il est vertueux, il n’a rien à leur expliquer.

Evidemment, cette attitude rappelle exactement ce qu’Hillary Clinton a dit à propos des « déplorables » qui ont voté pour Donald Trump. En réalité, Trump n’a pas véritablement gagné l’élection ; c’est plutôt Hillary qui l’a perdue à cause de son mépris du citoyen oublié. Et c’est également le même mépris qu’expriment tous ces pseudo-intellectuels anti-Trump qui ont vu leur petit monde s’écrouler en novembre 2016.

Répétons-le pour finir : Trump n’est ni Lincoln, ni FDR, ni JFK. Mais il n’est pas non plus César. Il a compris que la politique de guerre de ses prédécesseurs devait être arrêtée et remplacée par une politique de coopération « gagnant-gagnant » telle qu’elle a été proposée avec force, par Xi jinping et Poutine, au sommet des Nouvelles Routes de la soie qui s’est tenue à Beijing les 14 et 15 mai derniers. Cela peut-il réussir ? Certains le pensent et c’est pour cela qu’ils veulent liquider Trump. A-t-il une idée claire de ce qu’il faut faire ? Probablement pas. Il exprime une intention, et c’est une occasion à saisir et à soutenir sans angélisme.

Exciter la rage populaire contre ses dirigeants, sans avoir de projet positif à proposer et à défendre pour l’avenir, c’est la marque même du « populisme ». Un mot très à la mode ces derniers temps, mais qui ne désigne que la face cachée de l’oligarchie. Vive la République !

Extraits de la pièce mise en scène par Oskar Eustis :