L’art contemporain, prisonnier d’une oligarchie ?

lundi 10 juillet 2017, par Véronique Charuel

Edwin Juno-Delgado, enseignant-chercheur en droit de la culture et des industries créatives, dénonce, dans un article publié en 2015 dans Le Monde, le musellement de l’art par « une oligarchie » qui l’a réduit à une activité purement lucrative. Il est essentiel, selon M. Juno-Delgado, de retrouver un renouveau de la création artistique contemporaine.

Discuter de la légitimité de l’art contemporain devient possible, et ce n’est plus tabou ! Cependant il faudrait aller plus loin encore : repenser l’art "moderne" en général, non pas comme l’art qui rejette toute exigence et critère esthétique mais plutôt, comme celui qui permet de représenter le monde en rendant visible l’invisible.

L’art contemporain prisonnier d’une oligarchie

Un nombre très réduit de créateurs dominent le marché de l’art contemporain. Leurs œuvres font objet de spéculation, réduisant l’horizon de la création à sa valeur marchande.

Par Edwin Juno-Delgado, dans Le Monde, 20 oct 2015.

Qui n’a jamais entendu, à la sortie d’une exposition d’art contemporain, prononcés des commentaires du genre « La plupart des œuvres sont, comment dirais-je, “particulières” », « Quels étaient ces objets bizarres ? », ou encore « Pour aimer ces horreurs, il faut être ou bien un ignorant ou bien un érudit… et comment je ne suis ni l’un ni l’autre je n’aime pas l’art contemporain ! ».

Voilà qui exprime le ressenti sincère du public. Car, limpide de toute analyse scientifique et de toute sorte d’expertise ou de positionnement doctrinal, l’impression juste après un événement illustre bien la valeur que chaque personne octroi à une manifestation artistique ou culturelle. Se confronter à l’art contemporain et ensuite en parler n’est pas chose facile pour le commun des mortels. Parce qu’il dérange, réveille les consciences, trouble nos structures mentales sur l’art construites autour de l’esthétique et du beau.

À l’origine de l’art contemporain, il y a une révolte contre cette dictature du beau et du traditionnel. Car pour les enfants terribles de l’art, les artistes contemporains, la « dictature du beau » – historique et mondialisée – avait fini pour étouffer l’esprit créatif. La première génération des jeunes artistes contemporains avait trouvé son inspiration dans cette folle envie de casser les principes de l’harmonie, de détourner la théorie des couleurs, la maîtrise des matériaux, bref de mener une véritable rupture avec des formes dites classiques.
 

La révolution en train de se museler

De ce fait l’art contemporain était révolutionnaire. Cependant, quelques années plus tard, on commence à se demander si ladite révolution n’est pas en train de se museler avec la créature qu’elle-même avait engendrée. Nous savons pertinemment que le risque de toute révolution triomphante et de donner naissance, par la suite, à un monstre, une nouvelle dictature.

Il est particulièrement vrai dans l’art contemporain car pour exister il a besoin que la dialectique créatrice « destruction-construction » soit maintenue en permanence sinon la porte est ouverte au conservatisme, au sentiment de déjà-vu. Deux phénomènes semblent aller dans ce sens : le nombre restreint d’artistes reconnus sur l’espace artistique contemporain et le poids de l’argent sur le marché.

D’après une étude réalisée par Artprice, parmi les 49 000 artistes contemporains recensés aux enchères, uniquement dix artistes se partagent 35 % des recettes globales, et même trois artistes 18%. Vu le cercle exclusif des artistes contemporains reconnus et admirés partout dans le monde, on peut se demander si l’art contemporain est rentré dans sa phase de destruction. Car ces dix noms sont devenus aujourd’hui une espèce d’oligarchie artistique, une caste dominante qui gouverne et dicte les commandements de la création contemporaine. Le premier symbole du déclin de l’art contemporain se trouve là.

Le deuxième phénomène est le rôle saisissant que les nouvelles technologies de la communication, du marketing artistique et surtout la valeur financière, jouent dans la détermination de la « valeur artistique ». Certes, le rapport entre argent et création artistique a toujours été complexe, particulièrement en France. Or il semble que les artistes contemporains soient totalement décomplexés vis-à-vis l’argent. Tant mieux, car le mythe de l’artiste pauvre n’enthousiasme guère plus ni les créateurs ni les étudiants des écoles de beaux-arts.

Mais la spéculation obscène sur le prix d’une création contemporaine finit par dégrader sa valeur artistique. D’autant plus que cette oligarchie artistique permet aux opérateurs de pouvoir s’enrichir plus facilement et rapidement, car les « produits » artistiques sont tous connus et peu nombreux. Un investissement sûr donc. Les arguments pour convaincre un « client » qui a les moyens de se payer une œuvre contemporaine sont là. À cela s’ajoute l’argument infaillible du rôle d’une création contemporaine sur l’image sociale et l’ego de l’acheteur. Voilà le deuxième signe qui montre que l’art contemporain est en décadence.

Est-il possible de renverser ce processus ? Je suis convaincu que oui. Pour y arriver, le renouvellement des générations d’artistes est essentiel. Les écoles des beaux-arts doivent assumer leur rôle. Construire ensemble plus d’espaces de créations. Inventer des nouvelles formes de collaboration non seulement entre artistes, mais aussi entre artistes, prescripteurs et public. Enfin, en finir avec les grands-messes d’art contemporain, aujourd’hui consacrées uniquement aux initiés et aux riches acheteurs…
 
Edwin Juno-Delgado est enseignant-chercheur, responsable de la spécialisation management des industries culturelles et créatives du Groupe ESC Dijon-Bourgogne.