John Pilger : avec les sanctions américaines démarre un conflit mondial

lundi 7 août 2017


Le journaliste, écrivain et scénariste australien John Pilger a été correspondant de guerre au Viêt-nam, au Cambodge, en Égypte, en Inde, au Bangladesh et au Biafra. L’un de ses premiers films, Year Zero (Année Zéro) a attiré l’attention de la communauté internationale sur les violations des droits de l’Homme commises par les Khmers rouges au Cambodge. Pilger a obtenu de nombreux prix de journalisme et d’associations des droits de l’Homme (le Prix Sophie en 2003), dont, deux fois, le prix britannique du Journalist of the Year.

Aujourd’hui, en réaction à l’adoption par le Congrès américain la semaine dernière, des sanctions contre la Russie, la Corée du nord et l’Iran, il a publié le texte suivant sur son site.

On the beach 2017 – Les signes d’une guerre nucléaire

le 4 août 2017.

Le capitaine du sous-marin américain dit : « Nous devons tous mourir un jour, tôt ou tard. Le problème est qu’on n’est jamais vraiment prêt, parce qu’on ne sait pas à quel moment cela doit arriver. Et bien, maintenant nous le savons et nous n’y pouvons rien. »

Il dit qu’il sera mort en septembre. Il lui faudra environ une semaine pour mourir, bien que personne ne puisse le savoir précisément. Ce sont les animaux qui vivent le plus longtemps.

La guerre s’est terminée en un mois. Les États-Unis, la Russie et la Chine en étaient les principaux protagonistes. On ne sait pas si cela a commencé par accident ou par erreur. Aucun n’en est sorti victorieux. L’hémisphère nord est désormais contaminé et la vie y a disparu.

Un nuage de radioactivité est en train de se déplacer vers l’Australie et la Nouvelle Zélande, ainsi que vers l’Afrique du sud et l’Amérique du sud. En septembre, les dernières villes, villages et hameaux succomberont. Au nord, la plupart des bâtiments sont toujours debout, certains étant encore illuminés par les derniers soubresauts d’électricité.

C’est ainsi qu’est arrivé la fin du monde
Non par un bang mais par un gémissement

Ces deux phrases sont tirées du poème de T.S. Eliot, The Hollow Men, et elles apparaissent au début de la nouvelle On the beach de Nevil Shute ; elles me mettent les larmes aux yeux. Les éléments de la couverture portent la même signification.

Publiée en 1957 au cœur de la Guerre froide alors que trop d’écrivains restaient silencieux, cette nouvelle est un chef d’œuvre. Au premier abord, le langage apparaît un peu comme austère ; toutefois, rien de tout ce que j’ai lu sur la guerre nucléaire est aussi rigoureux. Aucun livre n’exprime aussi bien l’urgence.

Certains lecteurs se souviendront du film Hollywood en noir et blanc, dans lequel Gregory Peck, dans le rôle du Commandant de l’US Navy, conduit son sous-marin jusqu’en Australie, afin d’attendre le spectre silencieux et invisible sur la dernière terre vivable du monde.

J’ai lu On the Beach pour la première fois l’autre jour, le terminant au moment où le Congrès votait une loi de guerre économique contre la Russie, la seconde puissance nucléaire mondiale. Rien ne justifiait ce vote malsain, si ce n’est une perspective de pillage.

Les « sanctions » visent également l’Europe, principalement l’Allemagne, qui dépend du gaz naturel russe, ainsi que les entreprises européennes travaillant légitimement avec la Russie. Dans la parodie de débat que l’on a pu voir au Capitole, les sénateurs les plus loquaces n’ont pas caché le fait que l’embargo avait pour but de forcer l’Europe à importer le gaz américain, plus cher.

Leur but semble être la guerre – une guerre réelle. Une provocation aussi extrême ne peut rien suggérer d’autre. C’est comme s’ils en mouraient d’envie, alors que les Américains n’ont presque aucune idée de ce qu’est la guerre. La Guerre civile de 1861-1865 est la dernière à s’être déroulée sur leur sol. La guerre, ce sont les États-Unis qui la font, mais aux autres.

C’est la seule nation à avoir utilisé les armes nucléaires contre des êtres humains, à avoir détruit nombre de gouvernements, dont beaucoup de démocraties, réduisant à néant des sociétés entières – les millions de morts en Irak n’étant qu’une fraction du carnage en Indochine, que le président Reagan a qualifié de « noble cause » et que le président Obama a redéfini comme une tragédie pour « un peuple exceptionnel » ; et il ne faisait pas référence aux Vietnamiens.

Au cours d’un tournage l’an dernier au Lincoln Mémorial à Washington, j’ai entendu un guide du parc national expliquant à un groupe scolaire de jeunes adolescents : « écoutez. Nous avons perdu 58 000 jeunes soldats au Vietnam, et ils sont morts pour défendre votre liberté ».

D’un coup, la vérité était inversée. Aucune liberté n’a été défendue. La liberté a été détruite. Un pays de paysans a été envahi et des millions d’habitants ont été tués, estropiés, dépossédés, empoisonnés ; parmi les envahisseurs, 60 000 y ont laissé la vie. C’est plutôt comme ça qu’il faudrait l’entendre.

Une lobotomie est appliquée à chaque génération. Les faits sont effacés. L’Histoire est altérée et remplacée par ce que le Time Magazine appelle « un éternel présent ».

Harold Pinter décrivait cela comme

une manipulation du pouvoir à l’échelle mondiale, tout en se travestissant en la force du bien universel ; une hypnotisation brillante, même très spirituelle, très réussie, créant l’illusion que rien n’est jamais réellement arrivé. Rien n’est arrivé. Même au moment où des événements se déroulent, il ne se passe rien. Cela ne compte pas. Cela n’a pas d’intérêt.

Ceux qui se qualifient comme des libéraux ou comme « la gauche » sont des participants enthousiastes à cette manipulation et ce lavage de cerveau, qui peut se résumer aujourd’hui en un seul nom : Trump.

Trump est un fou, un fasciste, un dupe de la Russie. C’est aussi un cadeau pour « les esprits libéraux pétrifiés dans le formol de la politique identitaire », comme l’a écrit Luciana Bohne de façon mémorable. L’obsession pour Trump l’homme – non Trump en tant que symptôme et caricature d’un système à bout de souffle – devrait représenter pour chacun d’entre nous un présage de grand danger.

Les médias narcissiques comme le Washington Post, BBC et le Guardian châtrent de son essence l’affaire politique la plus grave de notre époque, pendant que les va-t-en guerre continuent leur plan anti-russe, en lui donnant des dimensions dont je n’ai pas souvenir de mon vivant.

Le 3 août, en contraste avec la large couverture donnée aux imbécillités sur la prétendue collusion entre Trump et les Russes (réminiscences des diffamations de l’extrême-droite contre John Kennedy, qui l’accusait d’être un « agent soviétique »), le journal a relégué en page 16 le fait que le président des États-Unis avait été forcé de signer la loi du Congrès déclarant la guerre économique à la Russie.

Contrairement aux autres signatures faites par Trump, celle-ci s’est faite en quasi secret, et elle a été jointe à une note de Trump en personne disant qu’elle était « clairement inconstitutionnelle ».

Un coup [d’Etat] est en cours contre l’homme qui occupe la Maison-Blanche. Non pas parce que c’est un être odieux, mais parce qu’il ne veut pas de guerre contre la Russie.

Cet éclair de lucidité, ou peut-être de simple pragmatisme, est un véritable blasphème pour les gardiens de la sécurité nationale qui veillent sur un système basé sur la guerre, le contrôle social, l’armement, les menaces et le capitalisme extrême. Martin Luther King les appelait « les plus grands fournisseurs de violence du monde d’aujourd’hui. »

Ils ont encerclé la Russie et la Chine avec un arsenal de missiles, y compris nucléaires. Ils ont utilisé des néo-nazis afin de mettre en place un régime agressif et instable à la frontière russe – Hitler avait agit de la même manière, conduisant à la mort de 27 millions de personnes. Leur objectif est de démanteler la Fédération de Russie moderne.

En réponse, Vladimir Poutine use constamment du mot « partenariat » – tous les moyens sont bons pour stopper cette course évangélique à la guerre qui gagne les États-Unis. En Russie, l’incrédulité semble avoir laissé place à la peur et peut-être à une certaine résolution. Les Russes ont très certainement des capacités de contre-attaque nucléaire. Ils ont l’habitude des raids aériens. Leur histoire leur suggère de se tenir prêts.

La menace est simultanée : la Russie d’abord, puis la Chine. Les États-Unis viennent tout juste de terminer un vaste exercice militaire conjoint avec l’Australie, sous le nom de Talisman Sabre. Ils ont simulé un blocus du détroit de Malacca et de la mer de Chine méridionale, par où passent les voies commerciales et économiques vitales de la Chine.

L’amiral commandant la flotte pacifique américaine a dit que « si nécessaire », il utiliserait l’arme nucléaire contre la Chine. Qu’il puisse dire publiquement une chose pareille dans le climat malsain actuel donne à la fiction de Nevil Shute une certaine réalité.

Tout ceci n’est pas nouveau. Personne ne semble faire le lien avec le carnage de la bataille de Passchendaele, il y a un siècle. Les reportages honnêtes ne sont plus les bienvenus dans la plupart des médias. Les blablateurs qu’on appelle les « experts » occupent la scène : les chefs des rédactions pratiquent soit l’ « infotainment » soit le contrôle de la ligne éditoriale. La pratique de l’édition secondaire d’autrefois a laissé la place à une débauche de clichés convenus. Les journalistes ne faisant pas allégeance aux nouvelles normes sont défenestrés.

Cette situation alarmante a de nombreux précédents. Dans mon film The Coming War on China, John Bordne, ancien membre d’un escadron de missiles tactiques de l’US Air Force basée sur l’île d’Okinawa au Japon, décrit comment en 1962 – lors de la crise des missiles de Cuba – lui et ses collègues ont « reçu l’ordre de lancer tous les missiles » depuis leurs silos.

Équipés de têtes nucléaires, les missiles visaient la Chine et la Russie. Un jeune officier a demandé la confirmation de l’ordre, qui a fini par être annulé.

Au plus fort de la Guerre froide, l’hystérie anti-communiste aux États-Unis était telle que les personnalités américaines travaillant officiellement en Chine étaient accusées de trahison et renvoyés. En 1957 – l’année où Shute a écrit On the Beach – aucun responsable au Département d’État ne pouvait parler la langue de la nation la plus peuplée du monde. Ceux qui parlaient le Mandarin étaient purgés à travers des restrictions faisant écho à la loi anti-russe qui vient d’être votée au Congrès.

Cette loi est bipartisane. Il n’y a aucune différence entre les Démocrates et les Républicains. Les termes « gauche » et « droite » n’ont plus aucun sens. La plupart des guerres modernes américaines n’ont pas été lancées par les conservateurs, mais par les libéro-démocrates.

Au moment où il a quitté la Maison-Blanche, Obama menait un nombre record de sept guerres, y compris la guerre la plus longue et une campagne sans précédent d’assassinats extrajudiciaires – des meurtres – par drones.

Au cours de la dernière année de son mandat, selon une étude du Conseil des Relations Étrangères, Obama, « le guerrier libéral malgré lui », a lâché 26 171 bombes – 3 par heure, 24 heures par jour. Après avoir promis de contribuer à « débarrasser le monde » des armes nucléaires, le prix Nobel de la paix a fait construire plus de têtes nucléaires qu’aucun président depuis la Guerre froide.

En comparaison, Trump est un petit joueur. C’est Obama – avec sa secrétaire d’état Hillary Clinton à ses côtés – qui a détruit la Libye en tant qu’état moderne, provoquant cette vague de réfugiés vers l’Europe. Aux États-Unis, les immigrés le surnommaient « le chef des déportations ».

L’une des dernières actions d’Obama en tant que président a été de signer une loi attribuant un budget record de 618 Md$ au Pentagone, reflétant l’ascension fulgurante d’un militarisme fasciste dans la gouvernance des États-Unis. Trump l’a approuvée.

Dans cette loi, passant inaperçue, se trouvait l’établissement d’un « Centre pour l’analyse et la réponse à l’information ». C’est un ministère de la Vérité. Sa tâche est de fournir « une interprétation officielle des faits » qui nous préparera à la possibilité réelle d’une guerre nucléaire – si nous ne l’arrêtons pas.