Les analyses de Jacques Cheminade

L’autre Jean-Marie de trop :Vivendi-Universal, un Enron franglais

vendredi 3 mai 2002

A Paris, beaucoup de bruit médiatique a entouré l’éviction de Pierre Lescure. L’enterrement de « l’esprit Canal + » (bohème, fric et dérision) n’est toutefois qu’un symptôme secondaire d’un événement bien plus important : la chute de Jean-Marie Messier et de la maison Vivendi. La grenouille française qui a voulu se faire aussi grosse qu’un bœuf de l’oligarchie américaine est arrivée en effet au bout de sa fuite en avant. A la décharge de J ex 6M, l’on peut dire que ses collègues Michel Bon, de France-Télécom, et surtout Serge Tchuruk, d’Alcatel, ont fait encore plus ou tout aussi mal que lui, car il s’agit bien d’un phénomène de génération et de caste. De purs produits du système français, énarques ou non, qui se sont lancés sur la scène mondiale avec des « méthodes américaines » ; - acheter à tour de bras en empruntant pour « étendre son périmètre » dans le secteur des « nouvelles technologies » - se retrouvent, loin du marigot natal, cul par dessus tête et endettés jusqu’au cou. Comme de vulgaires « Kenny Boy » (surnom que George Bush donnait au PDG d’Enron, Kenneth Lay), ils ont bénéficié de complaisances de l’Etat et des milieux politiques, mais sans plus de succès que leur alter ego d’outre-Atlantique.

Il s’agit, en un mot, d’un scandale révélateur du système financier dont nous sommes prisonniers. L’examiner de près aide à comprendre le rejet dont ont fait l’objet nos hommes et nos institutions politiques dans le premier tour de l’élection présidentielle.

La stratégie de Jean-Marie Messier

Aujourd’hui, le très conformiste Jean-Pierre Gaillard affirme que « personne ne comprend plus rien à la stratégie de Jean-Marie Messier ni aux comptes de Vivendi ». Dans le petit monde de la finance et du journalisme parisien, on souligne l’ampleur de l’endettement de Vivendi-Universal (30 milliards d’euros officiellement, en réalité plus de 50), on constate que les pertes affichées (13,6 milliards) sont les plus fortes jamais enregistrées par un groupe français, on s’indigne de la hausse du salaire de Messier en 2001 (2,38 millions d’euros après impôts, soit plus 66 % par rapport à 2000), on s’esclaffe sur le coût de son appartement new-yorkais (près de 20 millions d’euros), offert par Vivendi, et on montre du doigt son Airbus privé avec ses immenses fauteuils en cuir. Enfin, on commente avec des mines affligées la baisse de l’action en bourse, de plus de 50 % en un an.

Pourtant, c’est avec toute la fine fleur du capital français - Marc Vienot, ex-PDG de la Société générale, Jean-Louis Beffa, de Saint-Gobain, Serge Tchuruk, d’Alcatel, Bernard Arnault, de LVMH, Claude Bébéar, d’Axa, René Thomas, ex de la BNP, tous membres du conseil d’administration de Vivendi - que J6M a conduit ses troupes à Waterloo. Il y a encore deux ans, on encensait le narcisse dodu qu’aujourd’hui on voue aux gémonies.

Que s’est-il passé ? Jean-Marie Messier, polytechnicien, énarque, issu du cabinet d’Edouard Balladur et passé par la banque Lazard Frères, a été intronisé comme successeur vedette par Guy Dejouany, l’ex-PDG de la Générale des Eaux. Messier a alors nourri un grand dessein : utiliser les immenses gains du secteur eau et environnement de la « Générale » - et donc sa capacité à obtenir du crédit - pour se bâtir un empire médiatique universel.

Banquier d’affaires qui achète et qui vend, plus que patron de multinationale, et patron de multinationale plus qu’entrepreneur, il s’est mis à acheter, acheter, acheter à tout va. Depuis le crash des « technologies du futur » (communications, internet, télécom), il a partout perdu : achat il y a seize mois à Universal-Seagram surpayé, achat en décembre 2001 (après avoir promis en octobre de se calmer) d’USA-Networks pour 11,5 milliards d’euros, également surpayé, acquisition d’un « droit d’entrée » dans le bouquet satellite d’Echostar pour 1,7 milliards d’euros, création du pôle internet Vizzavi qui a coûté des dizaines de milliers d’euros et rapporté rien ou presque et finalement transformation de Canal + en un « Canal minus » déficitaire, plombé par l’acquisition de la chaîne à péage italienne Telepiu (les 3/4 des pertes du groupe Canal +).

Le dos au mur, après avoir séparé Vivendi-Universal (communications) et Vivendi-Environnement (le vieux secteur très bénéficiaire de l’eau et du traitement des déchets), il s’est mis en tête de vendre une partie de Vivendi-Environnement pour se procurer du cash et monter une de ses astuces comptables dont il est, avec ses conseillers américains, devenu familier. Il s’agissait, pour ce joueur invétéré, de passer au-dessous de 50 % du capital de Vivendi-Environnement en encaissant 1,7 milliards d’euros et en « faisant sortir » la dette de Vivendi-Environnement (14 milliards d’euros) des comptes de Vivendi-Universal (VU) pour les améliorer artificiellement. Ce n’est en effet qu’au-dessus de 50 % du contrôle qu’on est tenu d’afficher les comptes d’une filiale.

Messier, qui avait dit auparavant que les comptes de VU étaient « mieux que bons » et que « l’externalisation » d’un trop payé de 14,5 milliards d’euros dans les comptes n’était qu’un « simple jeu d’écritures comptables », s’est alors heurté au cartel des bien-pensants de la finance française.

Ceux-ci, au cours du conseil d’administration et de l’Assemblée générale du 24 avril, ont fait reconnaître à Messier et à ses amis qu’ils s’agissait en fait de vraies « pertes en valeur ». Et ils ont mis le holà à la vente de Vivendi-Environnement. Car ainsi, l’ex-Générale des eaux, qui assure (arrosage politique aidant) le traitement des eaux d’une très grand nombre de villes et de 4 600 collectivités locales françaises, serait probablement passée sous contrôle étranger. Or personne ne veut perdre ainsi sa « vache à eau », et le patron de celle-ci, Henri Proglio, a su mobiliser le gotha parisien pour arrêter Messier.

Cependant, Messier n’a pas été viré comme un malpropre. Simplement, on a laissé l’assemblée des actionnaires repousser sa résolution sur les stocks options qu’il se réservait à lui-même et « aux talents qu’il a besoin d’attirer ». Car si l’on était allé plus loin, le scandale aurait éclaté dans toute son ampleur et les requins américains se seraient tout de suite précipités sur leurs confrères français. Déjà, la famille Bronfman et le très curieux milliardaire John Malone ont pris Messier pour cible. Leur objectif est de mettre le français imprudent sous la tutelle de son « ami » Barry Diller, l’homme de Wall Street.

Alliés et chute collective

Comment expliquer que cela ait pu se produire en France ? Hélas, la réponse est à trouver partout dans notre classe politique - arrosée tous azimuts - mais, en particulier, dans les milieux proches du Parti socialiste.

Bien qu’Henri Proglio ait plutôt été un sympathisant politique de Bruno Mégret, il a « fait affaire » avec Jean-Jacques Laurent, chargé des relations entre l’ex-Générale des eaux et le P.S. et proche de Laurent Fabius ! C’est un député P.S., Eric Besson, comme l’affirme Le Canard enchaîné du 17 avril, salarié de Vivendi, qui était chargé à l’Atelier de Lionel Jospin des relations avec les entreprises ! Ce mécano de l’ex-Générale a donc crié très fort, avec Henri Proglio, à la braderie des intérêts français par un Messier allant trop loin !

Jusque-là, jusqu’à être ainsi touché dans sa partie la plus sensible, le gouvernement Jospin avait soutenu Messier et sa flamboyante stratégie hollywoodienne. C’est le gouvernement Jospin qui a confié la gestion informatique de la carte Vitale à Cégétel, la filiale de VU. Il a laissé se réaliser tranquillement la fusion Vivendi-Canal +. Au moment de la fusion Vivendi-Universal, Jospin, convaincu par Messier lui-même, a accordé au groupe une exonération fiscale de 5 milliards de francs.

Actuellement, cependant, le temps de ces petits arrangements et passe-droits se termine. Le cyclone s’est mis à souffler et Messier n’a plus l’étoffe pour manœuvrer. Il devra, comme il l’a promis, accepter de « ne plus se surmédiatiser ». Quant aux Français qui l’ont accompagné dans son aventure - gouvernements, partis politiques, responsables, « grands » de la finance - ils devront se soumettre pieds et poings liés à l’« unilatéralisme » de Wall Street. Ils n’ont fait, à l’Assemblée générale, que gagner du temps.

Mais Wall Street lui-même pratique, sur une bien plus grande échelle, la même fuite en avant que Messier. Vivendi-Universal tombera ainsi avec les vrais « grands » de ce monde et deviendra alors, au plein sens du terme, un Enron franglais. L’on peut ajouter qu’il ne sera pas le seul.