François Arago : organisateur du génie scientifique républicain

jeudi 14 juin 2018

C’est 75 ans après sa destruction, lundi 1 octobre 2017, qu’une nouvelle statue du grand scientifique français François Arago vient trôner dans le jardin de l’Observatoire.

Une initiative louable, certes. Hélas, modernisme oblige, on y voit un Arago essoré par la rotation de la Terre comme une vulgaire serpillière.

Ce grand scientifique ne mérite-t-il pas un peu plus de considération ?

Il faut reconnaître que, y compris dans les sciences, ce sont les « vainqueurs » qui en écrivent l’histoire. Ainsi, si on a éclipsé Alexandre de Humboldt et François Arago au profit de Charles Darwin et de Pierre-Simon de Laplace, ce n’est sans doute pas un hasard.

Les conséquences frôlent le tragique, car l’amitié et la ferveur républicaine qui unissaient Arago et Humboldt nous auraient permis de présenter aujourd’hui l’Europe sous un tout autre visage !

Voici un texte écrit par notre ami et ancien collaborateur L.R. et initialement publié le 15 décembre 1986 dans Nouvelle Solidarité, le journal de Solidarité & Progrès.

Karel Vereycken

Nous célébrons, ou aurions dû célébrer, cette année (1986) le bicentenaire de la naissance de Dominique François Arago, grand astronome et physicien qui, s’il n’attacha pas à son nom quelque loi ou unité célèbre, joua néanmoins un rôle considérable dans le développement des sciences, en particulier de la physique, pendant la première moitié du dix-neuvième siècle.

Si on lui doit quelques découvertes importantes, en particulier celle de la polarisation chromatique, c’est plus par ses talents de polémiste scientifique et de militant qu’il influa le développement de la science française au dix-neuvième siècle. C’est dans l’une des controverses scientifiques et épistémologiques les plus importantes de toute l’histoire des sciences, l’opposition entre la théorie newtonienne de l’émission de corpuscules lumineux et la théorie ondulatoire de la lumière qu’il donna toute la mesure de ses redoutables talents de polémiste.

Chercheur s’intéressant à tout, au point d’en être parfois éclectique, et n’hésitant pas à remettre en cause les théories admises par ce que l’on appelle parfois la « science officielle », tout-puissant secrétaire de l’Académie des sciences pendant un quart de siècle, député progressiste pendant la monarchie de Juillet et la République de quarante-huit, orateur fougueux, ministre et finalement premier président de la République française, François Arago ne se contenta pas de lutter pour le progrès des sciences, mais il fut aussi un homme d’Etat au cœur généreux, combattant contre l’esclavage et pour le progrès social.

II eût été dans l’ordre des choses que le président Mitterrand, qui inaugura son septennat en allant déposer en grande pompe une rose sur la tombe de Victor Schœlcher au Panthéon, pensât à célébrer cette année le bicentenaire de l’homme, ami politique de Schœlcher, qui signa le fameux décret abolissant l’esclavage dans les possessions françaises.

Mais l’anniversaire est bien passé, et l’année touche à sa fin, sans que rien n’ait été fait en ce sens. Et si ni la présidence de la République, ni l’Institut, ni l’Observatoire, ni le Bureau des longitudes, quatre institutions dont il fut le haut responsable, n’ont apparemment daigné célébrer cette année le bicentenaire de cet homme hors du commun, on pourrait arguer à juste titre que ce n’est pas à nous de chercher à réparer un oubli aussi regrettable.

Certes ... Mais une carrière aussi bien remplie ne mérite-t-elle cependant pas qu’on s’y arrête un peu plus ?

La jeunesse d’Arago

Né à Perpignan le 26 février 1786, dans une famille d’origine catalane, Dominique François Arago est un produit typique de la grande Ecole polytechnique, celle de Gaspard Monge.

Rêvant de devenir officier d’artillerie et reçu premier au concours d’admission de l’Ecole après avoir étudié lui-même, seul, le programme, il y entra en 1803, huit ans après sa fondation. Mil huit cent trois, ce n’est pas encore l’Empire, mais on sent déjà nettement les tendances tyranniques et monarchistes chez le Premier consul.

A l’image de son fondateur et père attentif Gaspard Monge, l’Ecole à la fibre profondément républicaine. Si elle admire sans doute les exploits et la gloire militaires de celui qui n’est encore que Bonaparte, elle s’oppose violemment aux tendances despotiques. Les manifestations s’y multiplient, contre le dictateur que l’on sent naître. Bien sûr, Arago en est.

Logé chez le géomètre Jean Hachette, ami et adjoint de Monge et professeur à l’Ecole, Arago s’y lie d’amitié avec un autre professeur de l’Ecole, le célèbre mathématicien Denis Poisson.

Tous deux issus de milieux populaires provinciaux, ils partagent en outre une aversion profonde pour le futur empereur. Poisson est au centre de l’agitation contre Bonaparte.

Conditions d’admission à l’Ecole Polytechnique en 1807.

Quand le Consulat est enfin transformé en Empire, le nouveau régime exige des élèves de l’Ecole la prestation d’un serment d’allégeance. Si la plupart des élèves n’osent refuser et se prêtent à la comédie ou se préparent à le faire, Brissot, le fils du conventionnel girondin guillotiné par la Montagne, annonce d’une voix de stentor qu’il refuse.

Le général Lacuée, gouverneur militaire de l’Ecole, ordonne à un détachement d’élèves commandé par Arago d’arrêter Brissot et de l’emmener. Arago et ses collègues refusent. La crise est grave, mais Brissot la dénoue en annonçant fièrement qu’il n’est pas besoin que des élèves s’abaissent à le conduire à ses quartiers d’arrêt, et qu’il s’y rendra lui-même. Trop content de se sortir d’une affaire où sont impliqués les meilleurs éléments de la promotion, Lacuée passe l’éponge.

Sans doute Napoléon est-il irrité par ces velléités d’indépendance de l’Ecole, mais il a trop besoin d’elle pour la brimer trop sévèrement. Aussi se contente-t-il de faire de l’Ecole une institution militaire à part entière et d’encaserner les élèves. Arago devra donc porter l’uniforme de l’établissement. Mais il ne connaîtra pas l’encasernement parce que, lorsque l’Ecole s’installe dans ses nouveaux quartiers à l’ancien collège de Navarre, en novembre 1805, il en a déjà été détaché pour devenir secrétaire de l’observatoire.

Observatoire de Paris.

A vrai dire, François Arago avait bien quelque peu hésité avant d’accepter cette faveur qui devait bouleverser sa vie. Rêvant toujours d’une carrière militaire, c’est l’insistance de Poisson et l’honneur d’être reçu par Laplace qui le poussa à accepter de remplacer Méchain à ce poste qui lui promettait de bien dangereuses aventures en Espagne à l’occasion de la mesure du méridien terrestre jusqu’à Formentera, aux Baléares. Il posa cependant une condition : pouvoir retourner ensuite au corps de l’artillerie. Il resta donc inscrit sur les registres de l’Ecole.

Quand il revint d’Espagne, il fut élu membre de la première classe de l’Institut (le nom donné alors à l’Académie des sciences), il était encore membre de l‘Ecole ; peu après, il faillit même être mobilisé dans la Grande Armée en vertu de cette appartenance, et il lui fallut menacer de se rendre à la caserne de conscription en tenue d’Académicien pour que le commandement décidât de le dispenser.

La société d’Arcueil

A son retour d’Espagne, Arago devint également membre d’une société scientifique privée qui eut une influence considérable sur la science de cette époque, la Société d’Arcueil.

La Société d’Arcueil avait été fondée progressivement entre 1802 et 1805 à l’initiative de deux des savants les plus célèbres de l’époque, qui s’étaient installés à Arcueil peu après leur retour de l’expédition d’Egypte, le mathématicien et astronome Pierre Simon Laplace [1] (1749-1827), et le chimiste Claude Louis Berthollet (1748-1822), un ami très proche de Monge et ancien collaborateur de Lavoisier.

Deux autres savants alors renommés en firent rapidement partie, le chimiste et industriel Jean-Antoine Chaptal (1756-1832), lui-aussi ancien collaborateur de Lavoisier, et le grand naturaliste et explorateur allemand Alexandre de Humboldt (1769-1859) [2].

Dans l’introduction du premier volume des Mémoires de physique et de chimie de la Société d’Arcueil (1807), Berthollet explique ainsi les buts de la Société :

Une société de quelques personnes qui cultivent les différentes branches de la physique et de la chimie s’est formée dans la vue d’accroître les forces individuelles par une réunion fondée sur l’estime réciproque et sur des rapports de goûts et d’études, mais en évitant les inconvénients d’une association trop nombreuse.

Rétrospectivement, cependant, la Société d’Arcueil fut bien plus que cela. En fondant cette société, ces quatre savants s’instituèrent en fait en patrons, protecteurs et mécènes de la science française, prenant sous leurs ailes de jeunes savants, leur offrant la possibilité d’utiliser le laboratoire et les équipements de Berthollet à Arcueil et de publier leurs découvertes dans les Mémoires de physique et de chimie de la Société d’Arcueil.

Outre François Arago, les plus célèbres de ces jeunes savants, Louis-Joseph Gay-Lussac, Jean-Baptiste Biot, Louis Jacques Thénard, Etienne Louis Malus, Pierre Louis Dulong et Denis Poisson [3], formèrent, aidèrent et protégèrent à leur tour une jeune génération d’hommes de science ; les plus célèbres étant sans doute Fourier, Fresnel, Ampère, Mitscherlich, Liebig, Dumas et Pasteur.

Un as de polémique

Gaspard Monge, buste de François Rude.

Quand Arago fut sollicité par Monge pour le remplacer comme professeur à l’Ecole polytechnique, ses cours furent jugés si lumineux qu’il éclipsa presque, dans l’esprit de ses contemporains, la proverbiale clarté de son ancien maître et illustre prédécesseur ; ils formèrent des générations de savants.

En tant que secrétaire perpétuel (de 1830 à sa mort, en octobre 1853) et véritable « grand électeur » de l’Académie des sciences, il imprima une activité considérable à l’Institut et il exerça, comme nous le verrons, une influence considérable sur la science française.

Le physiologiste Pierre Flourens, l’autre secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences (de 1833 à 1868), écrit :

Jamais l’action de l’Académie n’avait paru aussi puissante et ne s’étendit plus loin. Les sciences jetèrent un éclat inaccoutumé et répandirent avec plus d’abondance leurs bienfaisantes lumières sur toutes les forces productrices de notre pays. A une pénétration sans égale, se joignait, dans M. Arago, un talent d’analyse extraordinaire. L’exposition des travaux des autres semblait être un jeu pour son esprit. Sa pensée rapide et facile, le tour spirituel et piquant de ses phrases, captivaient ses confrères, qui, toujours étonnés de tant de facultés heureuses, l’écoutaient avec un plaisir mêlé d’admiration.

Si ses découvertes sur la polarisation chromatique de la lumière et sur l’électromagnétisme (l’aimantation du fer et de l’acier par l’électricité et le magnétisme par rotation) suffisent à assurer sa célébrité, Arago se distingue surtout comme un militant infatigable et un redoutable polémiste en matière de controverses scientifiques ; son biographe contemporain Eugène de Mirecourt raconte [4] :

S’élevant au plus haut de la sphère scientifique et embrassant tout par un coup d’œil d’aigle, il s’indignait des entraves qu’apportent à la discussion quelques timidités ignorantes. Son œil noir, ombragé par deux sourcils puissants, couvrait ses antagonistes de regards terribles ; sa voix éclatait comme un tonnerre, et les argumentations victorieuses tombaient de ses lèvres avec une pluie de sarcasmes et de phrases écrasantes. Bien souvent, à la fin d’un de ses orages, on compta huit ou dix malheureux académiciens foudroyés par ce Jupiter tonnant de l’Observatoire. On ne se relevait jamais d’une attaque de François Arago.

A l’Observatoire de Paris, Arago fit construire en 1841 un amphithéâtre de 800 places pour enseigner la science au peuple. Son successeur, Urbain Le Verrier, qui ne s’intéressait pas du tout à la dissémination du savoir, fit démolir l’amphithéâtre pour le remplacer par ses appartements (400 m2 !)...
Augustin Fresnel.

C’est grâce à cette volonté de faire triompher la vérité, de convaincre et de vaincre ses contradicteurs, que Arago imposa la théorie ondulatoire de la lumière, avancée par Young et élaborée par Fresnel, contre la conception newtonienne de l’émission corpusculaire alors hégémonique.

A ce sujet, il est un fait qui n’a été, à notre connaissance, signalé par aucun historien des sciences : dans un mémoire de décembre 1810, Arago établit l’invariance de la vitesse de la lumière ; dans le contexte de sa polémique contre la théorie de l’émission, il avance, à l’appui de ses thèses anti-corpusculaires, une argumentation théorique et expérimentale serrée qui en fait un précurseur immédiat de la théorie de la relativité [5].

L’amitié avec Gay-Lussac et Humboldt

Louis Joseph Gay-Lussac.

Dans les premières années du dix-neuvième siècle, Alexandre de Humboldt était déjà considéré comme un grand savant et un explorateur remarquable.

Gay-Lussac, au sortir de l’Ecole polytechnique, était devenu un collaborateur de Berthollet. Il avait par ailleurs poursuivi des expériences relativement importantes avec Jean-Baptiste Biot sur les variations de la composition de l’air et de la déclinaison magnétique en fonction de l’altitude. Parmi ses nombreux titres à la célébrité, nous ne signalerons ici que deux lois fondamentales de la physique et de la chimie mises en évidence par Gay-Lussac : la loi de dilatation thermique des gaz et la loi volumétrique des combinaisons gazeuses.

C’est à Arcueil, dans la maison de Berthollet, que Humboldt et Gay-Lussac firent connaissance, nouant une amitié et une collaboration scientifique qui allaient durer près d’un demi-siècle. Arago a raconté la rencontre entre les deux hommes [6] :

Un jour, M. de Humboldt aperçut parmi les personnes réunies dans le salon de la maison d’Arcueil un jeune homme à la taille élevée et un maintien modeste, mais ferme. ’C’est Gay-Lussac’, lui dit-on, ’le physicien qui récemment n’a pas craint de s’élever dans l’atmosphère à la plus grande hauteur où les hommes soient parvenus, pour résoudre d’importantes questions scientifiques’. ’C’est’, ajouta Humboldt dans un aparté, ’l’auteur de la critique acerbe de mon travail eudiométrique’. Mais bientôt, surmontant le sentiment d’éloignement que cette réflexion pouvait inspirer à un caractère ardent, il s’approcha de Gay-Lussac et, après quelques paroles flatteuses sur son ascension, il lui tend la main et lui offre affectueusement son amitié.

Le meilleur ami d’Arago : le naturaliste allemand Alexandre de Humboldt.

Humboldt et Gay-Lussac allaient poursuivre ensemble les fameuses expériences eudiométriques, mettant Gay-Lussac sur la voie de ses fameuses « lois de Gay-Lussac » déjà mentionnées.

Mais Humboldt, dont la probité et la loyauté étaient absolues, tint à souligner, dans le mémoire qu’ils rédigèrent ensemble, que c’est Gay-Lussac et non lui qui eut l’idée révolutionnaire en question.

Arago rejoignit le cercle de ces deux amis plus tard, au retour de son voyage scientifique en Afrique et en Espagne. Envoyé en 1806 en Espagne avec Biot pour compléter jusqu’à Formentera (l’île la plus méridionale des Baléares) la mesure du méridien terrestre entreprise pour le compte du Bureau des longitudes par Méchain et Delambre, Arago resta en Espagne pour les dernières mesures, alors que Biot rentrait à Paris au bout de dix-huit mois.

La guerre, les révolutions, les tempêtes et les pirates empêchèrent Arago de rentrer à Paris, à tel point qu’on finit par le croire mort [7]. Arago rejoignit finalement Marseille, en juillet 1809 [8] :

La première lettre que je reçus de Paris renfermait des témoignages de sympathie et des félicitations sur la fin de mes pénibles et périlleuses aventures ; elle était d’un homme déjà en possession d’une réputation européenne, mais que je n’avais jamais vu. M. de Humboldt, sur ce qu’il avait entendu dire de mes malheurs, m’offrait son amitié. Telle fut la première origine d’une liaison qui date de près de quarante-deux ans, sans qu’aucun nuage l’ait jamais troublée.

L’amitié entre Arago, Gay-Lussac et Humboldt fut la source d’une fructueuse collaboration scientifique et intellectuelle. Ils réalisèrent ensemble de nombreuses expériences, dont la première mesure précise de la vitesse du son, à Montlhéry en 1822.

Sur cette belle amitié, le chimiste Jean-Baptiste Boussingault rapporta :

J’ai vu ces trois hommes réunis. Je me suis trouvé à la même table avec eux, leur union était touchante, malgré leurs opinions différentes sur bien des points. Ils se tutoyaient comme au temps de leur jeunesse, et l’un des meilleurs souvenirs, l’une des jouissances de mon existence, est d’avoir été aimé, apprécié par ces esprits éminents.

Témoignage peut-être de son excessive modestie, mais surtout de son indéfectible amitié, Alexandre de Humboldt, peut-être l’homme de science le plus célèbre de son temps, put écrire, lors de la mort d’Arago [9] :

Je suis fier de penser que, par mon tendre dévouement et par la constante admiration que j’ai exprimée dans mes ouvrages, je lui ai appartenu pendant quarante-quatre ans, et que mon nom sera parfois prononcé à côté de son grand nom.

Arago contre les newtoniens

Cyano-polarimètre d’Arago.

Les découvertes sur la polarisation donnèrent lieu, entre les membres de la Société d’Arcueil, à un rude débat qui eut une importance considérable pour l’évolution ultérieure des conceptions scientifiques.

Après que Malus eut découvert la polarisation de la lumière en 1808, Arago découvrit en 1811 qu’une lame de quartz ou de mica placée perpendiculairement à l’axe optique agit sur un faisceau de lumière polarisée (polarisation chromatique), et Biot, le futur mentor de Pasteur, reconnut l’année suivante qu’il y avait rotation.

Biot avait complété les recherches en décrivant les lois générales de la polarisation et avait découvert en 1815 l’effet rotatoire de solutions diverses. Restait à interpréter tous ces résultats.

Il faut savoir que les deux fondateurs initiaux de la Société, Berthollet et Laplace, étaient essentiellement newtoniens [10].

Etienne-Louis Malus.

Quand eut lieu l’importante série de découvertes sur la polarisation, entre 1808 et 1812, Biot adopta également la conception corpusculaire newtonienne de la lumière, et s’y tint ; Malus exprima quelques doutes sur la théorie de l’émission corpusculaire de Newton [11], sans oser toutefois franchir le pas d’attaquer nettement le savant anglais.

William Wollaston et Thomas Young en Angleterre, Arago et surtout Augustin Fresnel (encore un polytechnicien) en France commencèrent cependant à mettre en avant une théorie ondulatoire, dans une large mesure analogue à celle défendue dès 1678 par Huygens. Le jeune Fresnel, qui était encore inconnu à l’époque, s’était adressé à Arago, qui lui accorda rapidement le soutien de sa célébrité et surtout de son extraordinaire pugnacité dans les polémiques scientifiques.

Dès 1815, Arago avait détecté la portée des premières expériences de Fresnel et commentait ainsi le mémoire que Fresnel lui avait fait parvenir sur la réfraction, la réflexion et les interférences [12] :

J’y ai trouvé un grand nombre d’expériences intéressantes dont quelques-unes avaient déjà été faites par le Dr Thomas Young, qui, en général, envisage le problème d’une manière assez analogue à celle que vous avez adoptée. Mais ce que ni lui ni personne n’avaient vu avant vous, c’est que les bandes colorées extérieures ne cheminent [13] pas en ligne droite à mesure qu’on s’éloigne du corps opaque. Les résultats que vous avez obtenus à cet égard me semblent très importants ; peut-être pourront-ils servir à prouver la vérité du système des ondulations, si souvent et si faiblement combattu par les physiciens qui ne s’étaient pas donnés la peine de le comprendre. ( ... ) Vous pouvez compter sur l’empressement que je mettrai à faire valoir votre expérience ; la conséquence qui s’en déduit est tellement opposée au système à la mode [14] que je dois m’attendre à beaucoup d’objections. Vous devez m’aider à les repousser.

Si Malus mourut malheureusement trop jeune, en 1812, avant l’éclatement réel de la controverse, celle-ci prit rapidement un tour violent entre d’un côté Fresnel et Arago, et de l’autre Laplace et surtout « la secte des biotistes », comme la décrivait Fresnel dans une lettre à Arago.

Lorsque l’Académie des sciences nomma en juillet 1818 une commission de cinq membres pour déterminer les mérites relatifs des deux théories dans le cas difficile de la diffraction de la lumière, la puissante influence et le prestige de Laplace semblaient devoir l’emporter, puisque trois des membres de la commission (Laplace, Biot et Poisson) étaient plutôt favorables à la théorie corpusculaire newtonienne.

Les deux autres commissionnaires, Arago et Gay-Lussac [15], obtinrent cependant que la commission étudiât vraiment la question et refît les expériences de Fresnel.

Poisson, un mathématicien talentueux, montra que les formules de Fresnel aboutissaient à un résultat paradoxal (ou du moins jamais observé auparavant) : si un petit écran circulaire opaque était placé perpendiculairement à un faisceau de lumière incidente, le centre de l’ombre devait présenter une tâche lumineuse le rendant « aussi éclairé que si l’écran n’existait pas » !

L’expérience fut faite, et, contre toute attente, confirma le résultat prédit par les formules de Fresnel, assurant ainsi la victoire de la tendance Arago-Fresnel sur les newtoniens.

Fort du soutien d’Arago, Fresnel poursuivit son œuvre révolutionnaire. Le problème de la polarisation restait inexpliqué ; Arago propose d’étudier les interférences entre des rayons polarisés. Ils trouvent que deux rayons polarisés en sens inverse n’interfèrent pas.

C’est alors que Fresnel émit l’hypothèse iconoclaste (et à vrai dire mal acceptée par Arago) de vibrations transversales et non longitudinales ; avec elle, tous les phénomènes s’expliquent maintenant naturellement.

Deux autres protégés d’Arago, Foucault et Fizeau, déterminèrent en 1850 la vitesse de la lumière dans différents milieux, assurant finalement le triomphe d’Arago et de Fresnel sur les newtoniens (et, incidemment, celui de Fermat sur Descartes [16]) ; c’est Arago qui avait conçu l’expérience et ses instruments, mais l’affaiblissement de sa vue l’empêcha de la mener personnellement à bien et le contraignit à confier à ses élèves et collaborateurs Foucault et Fizeau la réalisation de cette expérience qui mit fin à une controverse vieille de deux siècles.

L’influence d’Arago

Si Arago et Biot s’étaient opposés brutalement dans l’affaire Fresnel, ils s’associèrent de nouveau, avec Gay-Lussac, pour soutenir la carrière de l’astronome Urbain Leverrier ; fort de sa position de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et de directeur de l’Observatoire, Arago appuya Leverrier de tout son prestige et le poussa à étudier les anomalies de l’orbite d’Uranus, ce qui mena à la découverte par le calcul de Neptune.

Il est vrai que Leverrier s’opposa par la suite à Arago (dont il convoitait, semble-t-il, le poste à la tête de l’observatoire), mais le fait du patronage initial d’Arago demeure.

André-Marie Ampère.

C’est encore Arago qui lança et soutint la carrière scientifique d’André-Marie Ampère, le physicien qui fonda l’électromagnétisme.

Un jour, en août 1820, le physicien genevois Pictet fit part à Arago de la curieuse découverte d’Oersted, le physicien danois qui avait mis en évidence l’action d’un courant électrique sur l’aiguille aimantée d’une boussole.

Il répète l’expérience avec de la Rive, de Saussure et de Candolle (un homme de la Société d’Arcueil). Revenu à Paris, Arago se passionne pour le sujet. Le 11 septembre, il reproduit l’expérience devant l’Académie des sciences de Paris, suscitant un intérêt extraordinaire pour ce nouveau phénomène.

Fasciné par cette découverte et cherchant à comprendre le phénomène, Ampère généralise bien vite le fait isolé et découvre l’attraction mutuelle de deux fils électriques - on disait alors deux fils « conjonctifs » - reliant dans le même sens les deux pôles d’une pile de Volta.

Très vite, une correspondance s’engage entre Ampère et Arago ; les découvertes se succèdent rapidement, celles de l’un appelant pour ainsi dire celles de l’autre. Le 18 septembre, Ampère annonce à l’Académie l’attraction mutuelle de deux fils parcourus dans le même sens.

Présentant les rapports intimes entre électricité et magnétisme, Arago met en évidence l’attraction que le fil électrique exerce sur la limaille de fer. Ampère et Arago, qui travaillent maintenant ensemble, imaginent ensuite d’enrouler le fil électrique en bobine, pour renforcer les effets magnétiques, et découvrent alors comment un courant électrique peut transformer une aiguille d’acier en aimant permanent.

Quand il écrivit l’éloge académique d’Ampère bien des années plus tard, Arago aura la modestie (nous paraissant presque exagérée) d’attribuer à Ampère la paternité des principales idées directrices :

Je pourrai dire ici que nous nous assurâmes, Ampère et moi, que la vertu magnétique développée par le fil est très forte lorsqu’on le fait circuler autour d’une spirale. ( ... ) S’il est vrai que les expériences qui constatèrent l’exactitude de ces résultats furent faites conjointement par mon ami et par moi, je dois déclarer que c’est Ampère qui, conduit par ses idées théoriques, conçut la possibilité de cette augmentation de force.

Par la suite, Arago, toujours un peu velléitaire, laissa à Ampère le soin de continuer les recherches sur l’électromagnétisme. Biot et Savart découvrirent à la même époque que l’attraction magnétique est inversement proportionnelle au carré de la distance.

Mais le hasard, dont Pasteur dit un jour — justement à propos de l’expérience d’Oersted — qu’il ne favorise que les esprits préparés, devait mettre Arago sur la voix d’une nouvelle découverte dans ce domaine, le magnétisme de rotation.

Arago avait fait construire une boussole de déclinaison, un instrument très sensible dont les oscillations permettent de mesurer l’intensité du champ magnétique terrestre. Gambey, le constructeur de l’instrument, avait indiqué qu’il n’en était pas très satisfait, car l’aiguille n’oscillait pas beaucoup.

En l’utilisant quand même à Greenwich, Arago constata que l’aiguille avait retrouvé toute son agilité ; mais dès qu’elle était replacée dans son boîtier de cuivre, l’aiguille recommençait à osciller paresseusement. Intrigué, Arago garda ce fait à la mémoire pendant plus d’un an avant de s’y consacrer à nouveau.

Il y réfléchit et essaie de répliquer le phénomène dans différentes conditions expérimentales. Le 12 novembre 1824, il explique à l’Académie l’influence de métaux (non magnétiques) sur l’aiguille aimantée.

Le 7 mars 1825, il montre un appareil comprenant un disque de cuivre mis en rotation sous une aiguille aimantée ; l’aiguille est alors déviée de sa position d’équilibre, et peut même se mettre à tourner sur elle-même si la rotation du disque est suffisante. C’est ce qu’il appelle le magnétisme de rotation.

Le 10 août 1839, devant une séance solennelle des académies réunies, François Arago annonce le rachat par l’Etat du procédé photographique découvert par Daguerre (et Niepce).

François Arago, militant scientifique infatigable, fut aussi le protecteur de Niepce et Daguerre, les inventeurs de la photographie. En 1839, Arago obtint de la Chambre des députés une subvention pour le développement du procédé photographique, tandis que Gay-Lussac défendit la même motion devant la Chambre des pairs.

Science et politique

Arago, nous l’avons dit, ne fut pas seulement homme de science, mais aussi homme politique. Nous allons conclure sur la carrière politique d’Arago. Mirecourt rapporte l’influence d’Arago à la Chambre [17] :

On l’écoutait à la chambre comme un oracle. (…) Ses vastes connaissances jetaient la lumière sur toutes les questions. Il ne manquait jamais de prendre la parole, quand il s’agissait de marine, de canaux ou de chemin de fer. On décerna, sur sa demande, des récompenses nationales à Louis Vicat, l’inventeur des ciments hydrauliques, et à Daguerre (…). Ses rapports sur la navigation de la Seine, sur l’établissement des lignes de vapeur et sur les fortifications de Paris sont des chefs d’œuvre de logique et de science. François avait à la tribune de véritables qualités d’orateur. Nous nous souvenons d’avoir admiré plus d’une fois sa noble prestance et sa belle tête expressive. Il parlait avec une ardeur toute méridionale et lançait fort bien le sarcasme.

Cormenin complète ainsi le tableau [18] :
« Lorsque Arago monte à l’estrade, la Chambre, attentive et curieuse, s’accoude et fait silence, les spectateurs des tribunes publiques se penchent pour le voir. A peine est-il entré en matière qu’il attire et concentre sur lui tous les regards. Le voilà qui prend, pour ainsi dire, la science entre ses mains ! Il la dépouille de ses aspérités, de ses formules techniques, et il la rend si perceptible que les plus ignorants sont aussi étonnés que charmés de le comprendre. Sa pantomime expressive anime tout l’orateur ; il y a quelque chose de lumineux dans ses démonstrations, et des jets de clarté semblent sortir de ses yeux, de sa bouche et de ses doigts. »

Arago ne se contenta cependant pas de militer à la Chambre pour un soutien gouvernemental à la science ; homme de progrès et de réforme, Arago fit campagne pour le suffrage universel, un enseignement pour tous, le développement industriel et une réforme sociale en faveur du prolétariat ouvrier [19].

Lors de la Révolution de février 1848, il fut nommé ministre de la Marine et président de la commission de la Défense nationale ; il assura également l’intérim du ministère de la Guerre, le général Cavaignac ayant décliné ce poste. C’est lui qui signa, le 27 avril 1848, le décret, défendu par le sous-secrétaire d’Etat Victor Schœlcher, abolissant l’esclavage dans les colonies. Il fit égaiement interdire les châtiments corporels (la garcette) dans la marine, et améliorer les rations alimentaires des marins.

C’est à l’époque où Arago accède au pouvoir que le jeune Louis Pasteur s’enthousiasme pour le nouveau gouvernement républicain et écrit fièrement à son père qu’il vient de verser ses économies pour soutenir ce printemps politique [20].

Arago en 1848 : "Je délègue au citoyen Victor Schoelcher tous mes pouvoirs pour régler l’affaire des colonies et de l’émancipation, sauf à en référer à moi.

Notons à ce propos un parallèle saisissant entre Arago et celui qui avait été son professeur de géométrie à l’Ecole polytechnique, Gaspard Monge : tous deux devinrent ministres de la Marine à l’occasion de journées révolutionnaires, Monge [21] en 1793 et Arago en 1848 ; à son passage au ministère, Monge voulut supprimer les châtiments corporels et l’esclavage, mais sans succès dans la tourmente de l’époque, et c’est Arago qui compléta cette œuvre 55 ans plus tard. L’exemple de Monge, de Carnot, de Arago, et de Pasteur illustre bien combien science et politique ne peuvent être dissociées : le combat pour le progrès dans la science et la lutte pour le bien-être politique et social sont nécessairement unis. Ces quatre personnes, et bien d’autres, nous donnent un bel exemple de savants luttant pour le progrès non seulement dans les sciences, mais aussi dans le domaine économique et social, dans celui de l’enseignement et de la politique.

Lorsque l’Assemblée nationale constituante se réunit le 4 mai 1848, le Gouvernement provisoire dont Arago faisait partie démissionna et l’Assemblée décida de nommer une Commission exécutive pour assurer le pouvoir en attendant l’élaboration d’une Constitution. Arago fut alors élu le premier à cette Commission [22], avec 725 voix sur 796 votants, devançant ainsi Lamartine (643 voix) et Ledru-Rollin (458 voix) ; il devint alors président de la Commission exécutive, c’est-à-dire chef de l’Etat.

Républicain convaincu mais adversaire des thèses extrémistes de Ledru-Rollin et du règne de la populace et du socialisme soutenus par Louis Blanqui et surtout Louis Blanc, Arago perdit le pouvoir lors des tristes journées insurrectionnelles de juin.

Il soutint l’action du gouvernement de Cavaignac pour rétablir l’ordre - sans pour autant approuver les excès de la répression qui suivit. Déçu et miné par l’âge, il retourna à l’observatoire, abandonnant la vie politique.

C’est alors que, affaibli et presque aveugle (ce qui pour un astronome est presque aussi invalidant que de devenir sourd pour un compositeur), il imagina et organisa des expériences et des observations auxquelles il avait pensé depuis longtemps mais ses préoccupations politiques ne lui avaient point laissé le loisir d’accomplir, en particulier, l’importante expérience de Fizeau et Foucault sur la vitesse de la lumière que nous avons mentionnée.

Observatoire de Paris : la lunette d’Arago.

Arago éleva encore une dernière protestation contre l’avènement du Second Empire et refusa de prêter serment d’allégeance à Napoléon III ; qui eut cependant le bon sens de faire une exception et de lui laisser son poste sans exiger ce serment.

Quand il mourut, le 2 octobre 1853 à Paris, on peut croire que le Second Empire ne fut pas vraiment fâché d’offrir à sa dépouillé mortelle de grandioses funérailles qui, mettant en avant le savant, cherchaient aussi et surtout à faire oublier le républicain intransigeant.

Sans doute était-il plus facile de l’honorer mort que vivant. Tel est souvent le sort des grands hommes.

Bibliographie

  • C. Albert, J. Cheminade, D. de Paoli, L. LaRouche & U Parpart. La science de l’éducation républicaine : Polytechnique et les Arts & Métiers, Paris, 1980.
  • Dominique-François Arago, Œuvres complètes publiées par J.A. Barral, Paris, 1854-1860) ; voir notamment Histoire de ma jeunesse, et les notices biographiques qu’il a écrites et lues à l’Académie des sciences sur Fresnel (1830), Young (1832), Carnot (1837), Ampère (1839), Monge, (1846), Poisson (1850), Gay-Lussac (1852), Malus (1854 - lue le 8janvier 1855) ;
  • René Audubert, Arago et son temps, conférences du Palais de la découverte, conférence le 19 décembre 1953.
  • Georges Barral, Histoire des sciences sous Napoléon Bonaparte, Paris, 1899.
  • E. Blanc & L, Delhoume, La vie émouvante et noble de Gay-Lussac, Paris, 1950.
  • John Cawood, François Arago, homme de science et homme politique, La Recherche, déc. 1985).
  • Maurice Crosland, The Society of Arcueil ; A View of French Science at the Time of Napoleon I , Cambridge, Mass., 1967.
  • Maurice Daumas, Les savants d’Arcueil et la science du dix-neuvième siècle, conférences du Palais de la découverte, conférence du 15 mai 1954.
  • Arago , Gallimard, Paris, 1943.
  • L’essor de la chimie, publiée dans L’histoire générale des sciences sous la direction de René Taton, Tome III-1, Paris, 1961.
  • Augustin Fresnel, Œuvres complètes, éditées par H. de Senarmont, E. Verdet & L Fresnel (trois volumes, Paris, 1866-1870.
  • Ernest-Theodore Hamy, Correspondance d’Alexandre de Humboldt avec François Arago, 1809-1853, Paris, 1905.
  • Christian Huygens, Traité de la lumière (1691), réédition, Paris, 1920.
  • Louis de Launay, Un grand Français, Monge, fondateur de l’Ecole polytechnique, Paris, 1933 ; Le grand Ampère, Paris, 1925.
  • Bernard Maitte, La lumière, Editions du Seuil, collection « Points sciences », Paris, 1981.
  • Etienne Louis Malus, Théorie de la double réfraction de la lumière, mémoire couronné par l’Institut, Paris, 1810.
  • Mémoires de physique et de chimie de la Société d’Arcueil, Paris (Tome 1 :1807 ; II : 1809 ; III : 1817) ; Maurice Crosland a dirigé une réimpression récente de ces trois volumes, New York, 1967.
  • Eugène de Mirecourt, François Arago, Bruxelles, 1855.
  • Isaac Newton, Opticks & Principia Mathematica.
  • Louis Pasteur, Œuvres complètes en sept volumes, publiées par Pasteur Vallery-Radot.
  • Laurent Rosenfeld, Hommage à Louis Pasteur (publié dans Nouvelle Solidarité du 1er et du 8 juillet 1985) ; La société d’Arcueil, publié dans le livre Louis Pasteur, source d’une nouvelle renaissance scientifique, Paris, 1986.
  • Michelle Sadoun-Goupil, Le chimiste Berthollet (1748-1822), Paris, 1977.
  • C.-A. Vaison, André-Marie Ampère, Lyon, 1885.

[1Laplace était sans doute le plus illustre mathématicien de son temps. On l’appelait le « Newton français » ou le « Newton de son époque ». Il était l’auteur d’une révolutionnaire Exposition du système du monde (1796) et d’un monumental Traité de Mécanique céleste ; ces ouvrages cherchaient à réconcilier les idées de Newton avec les découvertes de Leibniz et les travaux d’Euler. Il est aussi l’un des fondateurs de la théorie moderne des probabilités. Si Laplace était un mécaniste newtonien plutôt limité sur le plan épistémologique, il utilisa son influence considérable dans les milieux scientifiques (et auprès de l’empereur) pour favoriser la carrière de jeunes savants dont il sut reconnaître le talent, bien qu’ils ne partageassent pas forcément ses opinions.

[2Alexandre de Humboldt, naturaliste et explorateur allemand, est peut-être le dernier grand savant universel. De son vivant, il passait pour le plus grand savant de son temps. Héritier d’une confortable fortune, il finança de ses deniers ses expéditions scientifiques, notamment le voyage qu’il effectua avec Aimé Bonpland en Amérique du Sud (mars 1799 - avril 1804). Au cours de ce voyage, les deux explorateurs firent des expériences et observations touchant à tous les domaines de la science : géographie, physique, chimie, botanique, zoologie, météorologie. Ils récoltèrent quelque 60 000 spécimens de plantes, dont 6300 étaient jusqu’alors inconnus en Europe. En 1804, il visita les Etats-Unis puis revint en Europe ; il y reçut un accueil enthousiaste de l’Institut de France. A part quelques voyages épisodiques, il resta à Paris - véritablement la ville de son cœur - jusqu’en 1827, date à laquelle le roi de Prusse le contraignit à revenir à son service à Berlin. Il profita de son séjour à Paris pour publier son monumental Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent (Paris, 1805-1834), compte-rendu en 34 volumes magnifiquement illustrés de ses découvertes scientifiques et observations géographiques. Humboldt entretenait une gigantesque correspondance avec tout ce que l’Europe comprenait d’hommes de science. Son amitié avec Arago était telle que, quand celui-ci commença à jouer un rôle important pendant les révolutions de 1830 et surtout de 1848, le roi de Prusse eut recours à lui pour faire savoir officieusement aux autorités françaises qu’il ne voyait pas d’un mauvais œil les événements politiques français, notamment la révolution républicaine de février 1848.

[3Outre Berthollet, Laplace, Humboldt, Chaptal, Biot, Thénard, Gay-Lussac, Malus, Arago et Poisson, la Société d’Arcueil comprit aussi les savants suivants : Augustin Pyramus de Candolle (1778-1850), Hippolyte Victor Collet-Descotils (1773-1815), Amédée Bathélémy Berthollet (le fils de Claude Louis, 1780-1810), Jacques Etienne Bérard (1789-1869) et Pierre Louis Dulong (1785-1838). On peut supposer que tous les savants de l’époque furent des visiteurs occasionnels d’Arcueil, et l’on sait avec certitude que ce fut le cas de Volta, Davy, Dalton, Young et Berzelius. Parmi les grands savants français de l’époque qui n’en firent pas partie, on peut citer Monge (qui avait cependant des rapports très étroits avec la plupart de ses membres), Guyton de Morveau et Fourcroy (qui s’étaient essentiellement retirés de la vie scientifique), et quelques naturalistes (Cuvier, Lamarck, Jussieu) dont les préoccupations scientifiques étaient fort éloignées des sujets d’intérêt de la Société d’Arcueil, qui ne discutait pour l’essentiel que de chimie et de physique.

[4Eugène de Mirecourt, François Arago, Bruxelles, 1855. Cette courte biographie présente l’avantage d’avoir été écrite par un contemporain qui semble l’avoir bien connu. Elle contient cependant d’importantes carences et même quelques erreurs (elle confond par exemple le naturaliste Alexandre de Humboldt avec son frère aîné Guillaume, le célèbre linguiste).

[5Voir par exemple Arago, notice biographique consacrée à Fresnel, lue à l’Académie des sciences le 26 juillet 1830, la veille de la première des Trois Glorieuses.

[6Arago, notice historique sur Gay-Lussac, lue à l’Académie des Sciences le 20 décembre 1852.

[7Arago raconte ses aventures mouvementées dans son Histoire de ma jeunesse, rédigée vers 1852, publiée à titre posthum en 1860 et préfacée par Humboldt. La réalité y dépasse si bien la fiction des romans d’aventures les plus imaginatifs que l’on pourrait paraphraser, à propos de cet opuscule, les vers que Shakespeare prête à l’un de ses personnages : « S’il s’agissait de fiction, je condamnerais la pièce comme trop invraisemblable. » En effet, si le récit d’Arago n’a évidemment pas la qualité poétique de l’Œuvre immortelle d’Homère (là n’est d’ailleurs pas son but), la qualité dramatique et les rebondissements de son odyssée valent bien les aventures d’Ulysse.

[8Arago, Histoire de ma jeunesse.

[9Ibid.

[10Cf supra, note 1. Si Laplace est indiscutablement newtonien, du moins pour ce qui est de la mécanique, on trouve cependant dans les Mémoires de la Société d’Arcueil (Vol. Il) un mémoire de Laplace dans lequel il paraît bizarrement soutenir la théorie ondulatoire de Huygens. Il y discute mathématiquement des lois de Huygens sur la double réfraction, à l’aide du principe de moindre action de Fermat et Huygens, et conclut : « Les lois de la réfraction qui résultent des hypothèses de Huygens sont donc généralement conformes à ce dernier principe, et c’est la raison pour laquelle ces hypothèses représentent la nature. » Curieusement, Laplace ne paraît cependant pas avoir rejeté pour autant la théorie newtonienne de l’émission.

[11Dans sa Théorie de la double réfraction de la lumière (1810), Malus écrit : « Newton (...) connaissait l’ouvrage de Huygens ; cependant il substitue à la loi de ce géomètre une loi plus simple en apparence mais absolument contraire aux phénomènes. ( ... ) On a peine à expliquer le peu de cas que Newton fit, dans cette circonstance, d’une loi que Huygens avait déclarée conforme à ses expériences ; il est probable qu’il n’en répéta aucune avec le soin qu’il était accoutumé. ».

[12A. Fresnel, Œuvres complètes, Vol I (lettre d’Arago à Fresnel, datée du 8 novembre 1815).

[13Souligné par Arago.

[14M. CROSLAND (The Society of Arcueil) souligne à juste titre que les cinq membres de cette commission de l’Académie étaient tous des anciens de la Société d’Arcueil, ce qui témoigne bien de son influence sur la vie scientifique française de l’époque.

[15Pour Descartes comme pour la théorie newtonienne, la lumière devait se propager le plus rapidement dans le milieu ayant l’indice de réfraction le plus élevé (et donc, plus rapidement dans l’eau que dans l’air, plus rapidement dans l’air que dans le vide).

S’appuyant sur le principe de moindre action, Fermat avait affirmé que la lumière suivait le trajet optique demandant le moins de temps, ce qui impliquait de minimiser le trajet dans le corps où la lumière se propageait le moins rapidement. Il en concluait, à juste titre, que la lumière devait donc se propager plus vite dans l’air que dans l’eau.

Dans sa théorie ondulatoire, Huygens reprenait pour l’essentiel la même argumentation.

[16Pour Descartes comme pour la théorie newtonienne, la lumière devait se propager le plus rapidement dans le milieu ayant l’indice de réfraction le plus élevé (et donc, plus rapidement dans l’eau que dans l’air, plus rapidement dans l’air que dans le vide). S’appuyant sur le principe de moindre action, Fermat avait affirmé que la lumière suivait le trajet optique demandant le moins de temps, ce qui impliquait de minimiser le trajet dans le corps où la lumière se propageait le moins rapidement. Il en concluait, à juste titre, que la lumière devait donc se propager plus vite dans l’air que dans l’eau. Dans sa théorie ondulatoire, Huygens reprenait pour l’essentiel la même argumentation.

[17Mirecourt, Op. cit.

[18Cormenin, Livre des orateurs (1844).

[19Voir notamment Mirecourt, op. cit. ; Daumas, Arago ; et Cawood, Arago, homme de science et homme politique.

[20R. Vallery-Radot, La vie de Pasteur.

[21L. de Launay, Un grand Français, Monge.

[22Voir Mirecourt (op. cit.), Daumas (op. cit.), Cawood (op. cit.), et Audubert, Arago et son temps