La Nouvelle Route de la soie et la tradition Humboldt du XIXe siècle

lundi 28 mai 2018

Par Hans Peter Müller.

Alexandre de Humboldt et Carl Ritter

Alexandre de Humboldt (1769-1859)

A peine était-il revenu en 1804 d’Amérique latine, où il avait effectué des recherches pendant plusieurs années, qu’Alexandre de Humboldt (1769-1859) voulait se rendre en Inde pour y vérifier ses hypothèses sur l’unité de la nature et du vivant.

Il le voulait, mais ne le pouvait pas : la Compagnie des Indes orientales lui avait refusé le visa nécessaire pour séjourner dans cette partie de l’Empire britannique.

Pour pouvoir enfin se rendre en Asie, il dût attendre jusqu’en 1829, date à laquelle le gouvernement russe lui donna la possibilité de séjourner pendant six mois entre l’Oural et l’Altaï. Il en reviendra avec de riches données scientifiques. Pendant ces six mois il avait même pu avancer jusqu’à la frontière chinoise.

Carl Ritter (1779-1859)

Durant cette décennie, Humboldt et le brillant géographe Carl Ritter (1779-1859) de l’Université de Berlin, cherchaient à éveiller l’intérêt de la nouvelle génération pour la géographie du continent asiatique.

L’un des élèves de Ritter, Ferdinand de Richthofen (1833-1905), qui assistait également aux cours du minéralogiste Gustav Rose, compagnon de Humboldt dans l’expédition Oural-Altaï, devint dans la seconde moitié du XIXe siècle un grand chercheur-voyageur en Chine et la tête de la science berlinoise de la géographie.

Ferdinand de Richthofen

Ferdinand de Richthofen (1833-1905).

C’est à lui que l’on doit le terme « Route(s) de la soie », qu’il employait dans ses publications sur la Chine, et il a tenu, en tant que président de la Société géographique de Berlin, des conférences sur le meilleur itinéraire possible pour établir une connexion ferroviaire entre l’Europe et l’Extrême-Orient.

Il distingue trois versions différentes : un tracé germano-russe qui conduirait dans la région à l’est du lac Baïkal, puis changerait de direction vers le sud et, après avoir traversé la partie orientale de la Mongolie, atteindrait la Chine.

La version britannique était présentée par Richthofen comme allant de l’Inde vers la Birmanie (Myanmar) à l’est, puis vers le nord, en direction du sud de la Chine : une route avec de telles conditions géographiques, qu’il l’estimait très difficile,voire impossible à réaliser.

Le tracé qui était probablement le plus avantageux, selon lui, était celui conçu d’un point de vue chinois. Il partait de la région fortement peuplée qu’est la Chine de l’Est, profitant de ses conditions géographiques (vallées fluviales), suivait un itinéraire nord-ouest jusqu’à la frontière avec le Kazakhstan, pour traverser ensuite l’Oural et atteindre Moscou.

En 1876, quelques années après ces conférences de Richthofen, fut publiée l’étude géographique de Ferdinand de Hochstetter, dont les passages les plus importants de l’introduction sont traduits ci-dessous.

Figure également la carte accompagnant le livre de Hochstetter, sur laquelle le « tracé chinois » proposé par Richthofen est dessiné.

Ferdinand de Hochstetter

Ferdinand de Hochstetter (1829-1884) a étudié la théologie et les sciences naturelles à l’Université de Tübingen. Il sortira diplômé en tant que docteur en philosophie avec une thèse en minéralogie en 1852. L’année suivante, il se rendit en Autriche, où il fit carrière au service de l’Institut géologique autrichien.

Avant d’embarquer en tant que minéralogiste dans la frégate Novara pour l’expédition scientifique que l’Autriche mena autour du globe du 30 avril 1857 au 26 août 1859, il se rendit à Berlin pour discuter avec Alexandre de Humboldt d’importantes observations scientifiques, mesures, etc., à effectuer pendant ce voyage.

Il ne devrait donc pas être surprenant que les mesures de l’intensité du champ magnétique effectuées pendant tout le circuit de la Novara soient basées sur une suggestion de Humboldt. Longtemps avant le retour de la frégate à son port original de Trieste, Hochstetter fut libéré de ses obligations en tant que minéralogistes de la Novara, et débarqua en Nouvelle-Zélande pour mener des études géologiques sur le terrain au nom du gouvernement provincial de l’île.

Lorsqu’il revint en Autriche à la fin de 1859, il avait ainsi créé, entre autres, le premier ouvrage sur la géologie de la Nouvelle-Zélande. L’un des fruits ultérieurs de l’expédition de la Novara fut la première description scientifique d’un tsunami [1] au monde, faite par Hochstetter en 1868.

Après son retour de Nouvelle-Zélande, il travailla à l’Université de Technologie de Vienne, où il a également été recteur pendant deux ans. D’autres postes de direction (directeur du Musée d’histoire naturelle de la cour), le fait que l’éducation du prince héritier Rudolf lui fut confiée, ainsi que ses autres grands voyages (y compris en 1872 en Russie et dans l’Oural) et le recours à sa personne en tant que membre correspondant par de nombreuses sociétés scientifiques démontrent qu’il était devenu l’une des principales personnalités scientifiques d’Autriche et ami de la tête de file de la géographie à Berlin, Ferdinand de Richthofen.

Etude géographique

L’Asie, ses futurs chemins de fer
et ses richesses charbonnières

Par Ferdinand von Hochstetter
Vienne, Autriche, 1876

Introduction

L’on dit souvent que le progrès de la culture et de la civilisation, après avoir pour ainsi dire atteint son but vers l’Ouest, se tourne maintenant en direction de l’Est, vers ces territoires d’où il est venu.

Mais cette phrase renferme aussi cette vérité, que les peuples de culture européens portent depuis peu une attention beaucoup plus forte qu’avant vers l’Est, c’est à dire vers l’Asie.

Pendant des siècles, les yeux de l’Europe étaient dirigés presque exclusivement vers l’Ouest et vers le Sud, vers ces terres, ces continents nouveaux et prometteurs que les grands navigateurs des siècles précédents avaient découverts.

Goût romantique d’aventurier et esprit d’entreprise calculateur, joyeux espoirs et déceptions amères, récompense et punition, des motivations de toutes sortes poussaient des milliers et encore des milliers à traverser la mer, et avec étonnement la vieille Europe a vu ses fils fonder empire sur empire, qui ont crû et prospéré.

A cette époque où le nouveau monde – l’Amérique et l’Australie – devenait ainsi, pendant ce temps, nous avions presque oublié l’ancien berceau de notre race, le plus grand continent de la terre. C’est seulement à notre siècle, que l’Asie, la grande patrie des peuples du monde, est revenue, et est de plus en plus au premier plan, et nous sommes confrontés à de nouveaux problèmes, de nouveaux défis qui attendent leur solution. Et si nous nous demandons suite à quels moments historiques principaux l’Asie apparaît aujourd’hui à nouveau tellement rapprochée de l’intérêt européen, voici la réponse que je donnerais.

D’un côté, c’est la déconfiture économique et financière, qui marche main dans la main avec le déclin progressif du pouvoir politique et national de l’empire turque et perse.

(...) En second lieu, ce sont les changements politiques qui se déroulent sous nos yeux dans ce conglomérat de formations étatiques islamistes que l’on peut résumer sous le nom d’ « Asie centrale », et qui sont dû à la puissance en constante expansion de la Russie, .

(...) Alors qu’ils étaient jadis le terrain de jeu de nombreuses et puissantes hordes de peuples qui, semant la ruine, envahissaient le cœur de l’Europe, ces territoires sont devenus, depuis que le Cosaque y a fait son apparition avec tant de réussite comme conquérant, et en même temps comme médiateur des idées européennes, la scène des aspirations rivales des deux plus grandes puissances européennes – la plus grande puissance navale et la plus grande puissance terrestre ; et c’est avec angoisse que le politicien y voit les affrontements possibles entre ces deux colosses – l’Angleterre et la Russie.

Le troisième moment, je le vois dans les centaines de millions de personnes qui composent les peuples de l’Asie Orientale.

Nous avons été si longtemps habitués à regarder les Chinois et les Japonais comme des peuples écartés de l’histoire culturelle, qu’il nous coûte presque de croire à ce que les faits les plus surprenants nous enseignent chaque jour, à savoir la puissance culturelle de ces peuples qui se réveille de plus en plus. Nul doute que les nations d’Asie orientale suivent déjà l’influence de la civilisation de l’Europe occidentale : les Japonais de manière évidente, avec confiance et presque précipitation, les Chinois de manière discrète, inconsciente, ou du moins sans se l’avouer.

Non pas épuisée, nous dit le baron de Richthofen, le célèbre et excellent explorateur qui a voyagé en Chine dans les années 1868-1872, mais sous-développée est la puissance culturelle de ce pays ; elle promet pour l’avenir un rôle d’une importance insoupçonnée pour la Chine, une fois que le contact avec l’esprit d’initiative européen aura surmonté la phase de l’influence inquiétante et déconcertante, et éveillé les pouvoirs et les ressources dormantes.

(...) Ce sont, je crois, les raisons principales qui font que l’Asie aujourd’hui dirige à nouveau les regards vers elle, plus que dans les siècles précédents ; et comme notre ère exprime le besoin d’un trafic plus intense et plus rapide des peuples en particulier par voies ferrées, ne soyons pas surpris que les grandes lignes terrestres, celles qui connectent l’Europe aux zones les plus éloignées en Asie de l’Est, celles qui ouvrent au nouveau trafic mondial de nouvelles voies et de nouveaux territoires, soient déjà planifiées, étudiées et ardemment discutées.

(...) Si je suis désormais décidé à discuter des futurs chemins de fer asiatiques, je n’entends pas par là le réseau de chemins de fer locaux dans les différents empires asiatiques, possible et en partie déjà à l’étude – mon propos, bien sûr, imposera parfois d’aborder le réseau de chemin de fer locaux – mais seulement les grandes lignes de transit internationales, qui sont destinés à mettre l’Europe non seulement en connexion avec l’Asie mineure et la Perse ou la Sibérie, mais aussi avec l’Extrême-Orient asiatique, y compris ses parties les plus éloignées ; autrement-dit, ces voies de premier ordre qui représentent les artères principales du trafic international du futur dans l’hémisphère oriental.

En outre, je veux discuter de ces axes mondiaux principalement sur le plan géographique, en mettant de côté les points de vue technique, commercial et financier des projets en cause, ces aspects étant plus éloignés de ma considération.

Avant toute chose, soyons clairs sur ce dont il s’agit, quand l’on parle d’un chemin de fer reliant l’Europe avec l’Inde et la Chine.

Nous avons l’habitude de considérer la ligne Pacifique réalisée entre New York et San Francisco comme l’accomplissement le plus extraordinaire en terme de construction de chemin de fer transcontinental. Cette voie longue de 717 miles allemands [2]
(5320 km) relie les quelque 40 millions d’habitants des Etats situés à l’est des montagnes Rocheuses de l’Union avec les quartiers peu peuplées de la métropole commerciale dominante au bord de l’océan Pacifique.

Mais sur l’hémisphère oriental il s’agit de projets de chemins de fer qui rassembleront, par le lien le plus puissant que l’esprit de notre siècle ait inventé, les 400 millions (et même 420 millions selon von Richthofen) d’habitants de la Chine et les 230 millions d’habitants de l’Inde avec les 300 millions de l’Europe – les deux régions du monde les plus productives et les plus consommatrices, qui dépendent, dans une grande mesure et de plus en plus, de l’échange mutuel.

Il s’agit ici de chemins de fer d’une longueur de 900 à 1000 miles allemands (7000 km), si l’on compte depuis la limite européenne du continent asiatique jusqu’aux rives de l’océan Pacifique, ou de 1600 miles allemands (12 000 km) si l’on compte de mer à mer, c’est à dire de Londres, par exemple, à Shanghai.

Bien plus grande que celle des lignes de transit d’Amérique du Nord est donc l’importance des futurs chemins de fer asiatiques pour le développement économique et culturelle de l’humanité, mais également bien plus grandes sont les difficultés qui s’opposent à leur mise en œuvre.

Le trajet que ces grandes lignes de transport vers l’Inde et la Chine devront et ne pourront que prendre, est dessiné si précisément par la forme de la surface du continent, par la position et le tracé des hautes montagnes intra-asiatiques, qu’il convient dans un premier temps de jeter un coup d’œil sur la carte.

Le tracé des Routes de la soie a été largement dicté par les contraintes géographiques.

[1Elle a été publié dans les actes de l’Académie impériale des sciences à Vienne sous le titre suivant : du tremblement de terre au Pérou le 13 août 1868 et des raz-de-marée dans l’océan pacifique, notamment sur la côte du Chili et de la Nouvelle-Zélande.

[21 mile allemand = 7,5 km. Il a été utilisé jusqu’à la fin du 19ème siècle.