Europe : sursaut ou bérézina ?

lundi 19 novembre 2018

Comme nous l’avons vu dans notre précédente livraison, certains milieux dominants en Europe sont tentés, face à ce qu’ils perçoivent comme des menaces – la Russie, la Chine et les États-Unis de Trump à l’extérieur, et « la lèpre » populiste à l’intérieur – de se retrancher derrière l’idée d’une « Europe-empire ». Ces mots, utilisés par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire dans son tweet du 9 novembre et dans son interview au quotidien allemand Handelsblatts du 11, expriment de façon plus crue ce que sous-entend Macron avec son idée de « souveraineté européenne ».

On connaît la propension de notre cher président pour les concepts stratosphériques, pondus dans les cabinets ministériels par des hauts fonctionnaires brillants ou par des professionnels de la communication. Cependant, celui-ci restera sans doute dans les annales des plus grands dénis de réalité, tant la situation européenne est aujourd’hui aux antipodes de l’unité et de la solidarité, préalables indispensables pour mettre en place un tel « empire », même par la force. En clair, Macron parle d’Europe alors qu’elle se dissout devant son nez !

Le cœur historique de l’UE, c’est-à-dire le « moteur franco-allemand », est en pleine déroute : le gouvernement de Merkel fuit de partout, tandis que Macron roule à 25 % de popularité, entraînant avec lui LREM sur la pente descendante des sondages pour les prochaines élections européennes. De plus, les cas du Brexit et de l’Italie sont là pour rappeler que cette Europe-là – qui s’est faite complice du règne de l’argent dérégulé et dissocié du développement économique et du progrès humain – est beaucoup plus proche de la désintégration que de l’union, qu’elle soit impériale ou pas.

Grande-Bretagne : entre Charybde et Scylla

Plongée dans la tourmente, la Première ministre Theresa May se bat une nouvelle fois pour sauver sa tête (qu’elle a perdu depuis longtemps, tout comme une grande majorité de l’élite britannique). Confrontée à la fronde des « hard brexiters » au sein du Parti conservateur contre l’accord de Brexit élaboré avec l’UE, May est sous la menace d’un vote de défiance, qui ferait tomber son gouvernement. Et si ce vote de défiance n’a pas lieu, le plus dur restera d’obtenir le vote de la majorité du Parlement en faveur de l’accord et des 27 autres pays de l’UE. En cas d’échec, soit elle relancera un cycle de négociations avec l’UE, soit le parti travailliste de Jeremy Corbyn déposera une motion de défiance contre le gouvernement, ce qui pourrait déclencher des élections anticipées.

Devant le refus absolu de Bruxelles, qui craint le départ de l’Italie, de trouver un compromis permettant au RU de retrouver un minimum de souveraineté tout en gardant un accès au marché européen, un « hard Brexit » menace de priver du jour au lendemain la sixième puissance économique mondiale de son plus grand marché. Une perspective qui n’a pas de quoi rassurer les investisseurs. La livre sterling a chuté de 2 % jeudi, et les promoteurs immobiliers ont reculé de 6 à 7 % en bourse, de même que les banques britanniques. « We are fucked », lance un gestionnaire d’actif britannique, qui avait pourtant voté pour le Brexit, cité par le journal Le Monde. « Les clients donnent l’impression de passer par les différentes étapes du deuil : on en est à celui de la stupeur », ajoute Sylvain Tessier, banquier du courtier français Oddo BHF. « On ne peut que s’assoir et regarder cette tragédie shakespearienne, alors que la scène est en train de s’effondrer », se désole Andy Scott, directeur de JCRA, une entreprise de consultants en risques financiers.

Les cercles dirigeants se trouvent ainsi piégés entre les deux monstres de Charybde et Scylla, un Brexit sans accord entraînant le chaos et le blocage de l’économie, et la peur de nouvelles élections pouvant porter Jeremy Corbyn au pouvoir. « Son programme de nationalisations et de participation forcée [sic] des salariés à l’actionnariat des entreprises ne plaît guère au patronat », précise Le Monde.

Italie : une Europe - Père Fouettard à bout de souffle

Le gouvernement de la coalition Ligue-M5S, qui a été porté au pouvoir par un sentiment de colère de la majorité des Italiens très similaire à celle qui anime actuellement les gilets jaunes en France, a maintenu son budget 2019, malgré l’ultimatum de la Commission européenne. Cette dernière a annoncé qu’elle prendra cette semaine une première mesure disciplinaire contre l’Italie, qu’elle justifie par « l’absence de mesure pour réduire la dette italienne », sachant parfaitement qu’elle ne peut pas la sanctionner pour le déficit, puisque celui-ci reste dans les clous de Maastricht.

Dans le rôle du flic dur, le vice-président de la Commission Valdis Dombrovskis a accusé le gouvernement italien de défier « ouvertement » les règles budgétaires acceptées par tous les pays de la zone euro. Jouant quant à lui le rôle du flic mou, le commissaire européen à l’Économie Pierre Moscovici, qui a admis « marcher sur des œufs », a assuré que Bruxelles n’était pas dans une « logique de clash » , et qu’ « on va continuer avec l’esprit de dialogue ».

Pour montrer sa bonne volonté et répondre à la principale préoccupation de la Commission, celle d’un effort visant à réduire la dette publique, l’Italie, sans renoncer à son budget de relance, annonce qu’elle pourrait privatiser pour 18 milliards d’euros d’actifs publics, à la place des 5 milliards prévus jusqu’ici.

En réalité, la situation économique de l’Italie est catastrophique. La croissance est nulle au dernier trimestre, tandis que le PIB par habitant stagne depuis vingt ans, c’est-à-dire depuis l’entrée dans l’euro. Le pays souffre d’une sous-productivité chronique, liée au faible niveau de formation et au sous-investissement, en particulier dans le Mezzogiorno. C’est bien entendu la conséquence du modèle économique dans son ensemble : la dérégulation du marché mondial et la spéculation financière qui en découle ont induit partout un court-termisme financier et une logique d’austérité budgétaire et de dénivellement des coûts de la production et de la qualification de la main-d’œuvre.

De ce point de vue-là, le gouvernement de la coalition italienne, s’il a le mérite de résister courageusement contre le diktat de l’austérité de Bruxelles, ne propose pas pour autant un programme révolutionnaire. Les mesures incluses dans son budget 2019 ne sont rien d’autre qu’une tentative de relance keynésienne visant à stopper l’hémorragie des classes populaires et des retraités – par l’avancement de l’âge de la retraite, ou encore par la mise en place d’une allocation de 780 euros par mois pour les sans-emploi (le « revenu-citoyen »). Les véritables mesures permettant de sortir de la crise économique – refonte du système monétaire, séparation bancaire, jubilé sur les dettes –, qui se trouvent en partie dans le programme de la coalition Ligue-M5S, sont pour l’instant restées au vestiaire.

Disons-le clairement : aucun supranationalisme hors-sol ni repli sur soi nationaliste ne permettra de résoudre cette situation apparemment insoluble, et Emmanuel Macron et ses conseillers feraient bien d’en prendre la mesure et de jeter à la poubelle leurs éléments de langage sur la résurgence des années 1930 et sur la « lèpre nationaliste ». Le président français qui voit le monde avec les yeux de son milieu – celui d’une bourgeoisie de province qui a réussi son ascension en intégrant les corps des hauts fonctionnaires et les milieux de la banque – est incapable de comprendre la situation nationale et internationale. Il pense sans doute, en mettant de l’avant cette « souveraineté européenne », couper l’herbe sous le pied des souverainistes nationalistes, mais il ne s’aperçoit pas que son cheval a les sabots dans la Bérézina.