L’insupportable épidémie de pauvreté dans le « monde développé »

lundi 26 novembre 2018

Après 40 ans de néolibéralisme imposé sur l’Europe et les États-Unis, l’ensemble de l’édifice est sur le point de s’effondrer. Comme le montrent de nombreuses études, les niveaux de vie chutent en France, en Italie, en Grèce, aux États-Unis et même en Allemagne, créant progressivement un ferment de grève de masse au sein de populations poussées au désespoir, comme on le voit aujourd’hui en France avec la mobilisation des « Gilets jaunes ».

Grande-Bretagne : calamité sociale et désastre économique

Philip Alston, le rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme aux Nations unies, vient de publier les résultats de son enquête sur la pauvreté en Grande-Bretagne. Jusque là, il concentrait ses travaux sur les pays en développement comme la Chine, le Ghana ou la Mauritanie, où l’extrême pauvreté est endémique. Mais l’offensive contre la classe ouvrière dans les pays capitalistes avancés est telle qu’il a dû se tourner vers eux. Aux États-Unis, où il s’est rendu en 2017, il a été « choqué » par les niveaux de pauvreté et d’inégalité (nous reviendrons sur la situation américaine dans la prochaine chronique).

En Grande-Bretagne, la politique d’austérité qui a été pratiquée par le Parti conservateur ces dix dernières années, appauvrissant délibérément la classe ouvrière, est selon Alston en violation de la convention des droits de l’homme de l’ONU. En effet, dans la cinquième économie la plus prospère du monde, 14 millions de personnes vivent dans la pauvreté ; quatre millions d’entre elles se trouvent à plus de 50 % en-dessous du seuil de pauvreté, et un million vivent sans aucune ressource. Le taux de pauvreté infantile est « stupéfiant », et il pourrait augmenter de 7 % entre 2015 et 2022, pour atteindre 40 % des enfants britanniques. « Que près d’un enfant sur deux soit pauvre au XXIe siècle est non seulement une honte, mais c’est une calamité sociale et un désastre économique à la fois ».

Des millions de personnes souffrent d’une « grande misère », écrit Philip Alston, car « la compassion britannique pour ceux qui souffrent a été remplacée par une approche punitive, mesquine et souvent cruelle » (lire la chronique du 26 mars 2018, Réforme de l’assurance chômage de Macron : le darwinisme au beau visage).

Dans les neuf villes où le rapporteur de l’ONU s’est rendu (dont Londres, Oxford, Newcastle, Glasgow et Belfast), l’on peut constater « l’énorme croissance des banques alimentaires et des files d’attente à l’extérieur, les gens qui dorment dans la rue, le sentiment de désespoir profond qui a même conduit le gouvernement à nommer un ministre ‘de la prévention du suicide et de la société civile’ ». Les coupes budgétaires, qui ont atteint 50 % pour les municipalités, induisent une dégradation telle que les classes moyennes « se retrouvent à vivre dans une société de plus en plus hostile et inhospitalière, car les racines communautaires sont progressivement détruites ».

Grèce : la politique criminelle de l’UE mise en cause

La situation est sans doute pire encore en Grèce. Une étude du think tank grec Dianeosis montre que le revenu disponible moyen des ménages s’est effondré de 42 % (513 euros) entre 2009 et 2014, c’est-à-dire davantage que la baisse du PIB, qui a été de 26 % sur la même période. Les employés ont perdu 38,6 % de leurs revenus, les artisans et indépendants 40,3 % et les retraités 32,5 %. Les jeunes entre 18 et 29 ans sont les plus touchés, avec un effondrement de 44,8 %.

Dans un récent rapport, le Transnational Institute d’Amsterdam dénonce le fait que l’austérité brutale imposée sur la Grèce par l’UE a accru la pauvreté rurale et l’insécurité alimentaire dans le pays, ce qui représente un viol du droit de chaque personne à se nourrir. Le rapport estime que 38,9 % des citoyens grecs vivant en territoires ruraux sont menacés par la pauvreté. « De plus, les mesures d’austérité (…) ont renforcé un système agroalimentaire qui perpétue les inégalités dans l’accès et le contrôle de la nourriture », au détriment des petits producteurs, ce qui a favorisé l’augmentation des prix alimentaires à des taux plus rapides que dans les 19 autres pays de l’eurozone.

Olivier de Schutter, ancien rapporteur sur le droit à l’alimentation des Nations unies, a affirmé au quotidien grec Kathimerini que l’Union européenne a sans doute violé le droit des Grecs. L’article 340 du Traité sur le fonctionnement de l’UE « établi très clairement que tout dommage causé par la faute des institutions de l’UE doit être dédommagé ». De Schutter a ajouté qu’il connaît « certaines personnes qui réfléchissent sérieusement [à porter plainte] et qui m’ont demandé des conseils à ce sujet ».

Maturité politique

Dans notre pays, les ménages ont perdu en moyenne près de 500 euros de revenu disponible (une fois déduit impôts et cotisations) dans la période 2008-2016, comme le montre l’Insee dans son dernier « portrait social de la France ». Et si toutes les couches sociales sont concernées, ce sont surtout les classes moyennes qui trinquent.

Selon le rapport du Secours catholique-Caritas France publié le 8 novembre, 4,8 millions de Français dépendent des aides alimentaires en 2015, contre 2,8 millions en 2008. 12 % de la population souffre d’insécurité alimentaire. En 2016, 14 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté (soit avec un revenu inférieur à 60 % du salaire médian, soit 1026 euros par mois) ; 26 % des moins de trente ans sont sous ce seuil, 18,4 % des employés et des ouvriers et 23 % des agriculteurs et artisans.

Le président Macron, plus prompt à exonérer d’impôts les plus aisés qu’à venir en aide aux plus démunis, a repoussé à septembre dernier un plan pauvreté qui devait à l’origine être présenté en avril. Ce plan, qui mesure mal l’ampleur des difficultés, ne se donne aucun moyen à la hauteur du défi. Le pouvoir mise davantage sur une communication oscillant entre le misérabilisme (sur les SDF qui meurent de froid l’hiver) et la stigmatisation des « assistés » et du « pognon de dingue » dépensé pour les minimas sociaux.

Toutefois, comme l’a souligné Jacques Cheminade dans son interview sur RT France, le 23 novembre, « le problème est moins Macron que la série de gouvernements qui se sont succédé en se soumettant aux milieux financiers et en perdant le contrôle de la planche à billets ». Le mouvement des Gilets jaunes, s’il parvient à se détourner des sirènes qui appellent à « la destitution » ou « la démission » du président et à pointer du doigt l’oligarchie financière – à Saint-Nazaire par exemple, leur communiqué en appelait à « assécher les puissances de l’argent » –, peut apporter dans notre pays la maturité politique nécessaire, que les élites françaises ont perdue depuis trop longtemps, afin de répondre à cette injustice intolérable faite au peuple.