Les analyses de Jacques Cheminade

Un projet mobilisateur pour relever les défis de l’époque

jeudi 5 septembre 2002, par Jacques Cheminade

« La nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement »
Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, repris en 1958

« Tout individu humain a droit à l’entière croissance. Il a donc le droit d’exiger de l’humanité tout ce qui peut seconder son essor. Il a le droit de travailler, de produire, de créer, sans qu’aucune catégorie d’homme soumette son travail à une usure ou à un joug »

Jean Jaurès, Le socialisme et la vie (1901)

Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes, gravés par la nature dans tous les coeurs : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir »

Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen
Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795)

Après avoir subi une défaite, la pire des choses est de chercher des boucs émissaires. Au contraire, la meilleure manière de la surmonter est de relever les défis de l’époque en traçant les grandes lignes d’un projet mobilisateur. Voir non pas avec les yeux du passé, mais avec le regard exigeant du futur, penser non pas comme un bureaucrate traitant des dossiers, mais comme un révolutionnaire ouvrant des perspectives.

Les défis de l’époque

La faiblesse inhérente à la gauche plurielle aura été de d’efforcer d’établir des compromis bureaucratiques entre ses composantes, au sein du système existant, sans d’abord relever les défis de l’époque.

Aujourd’hui, les choses sont plus claires qu’en 1997. Comme l’a bien dit François Hollande (dans Le Monde du 24 juillet 2002), c’est « tout le système dans lequel nous vivons qui est en crise ».

Le système financier et monétaire international s’effondre : les passifs exigibles à court terme dans le monde (produits dérivés inclus) atteignent 400 000 milliards de dollars contre une production mondiale totale estimée à environ 43 000 milliards de dollars. Le « financier » ne peut plus être remboursé par le « physique », ce qui signale une situation de faillite globale. L’Europe, et en particulier la France, se croyaient jusqu’à présent protégées, mais la dérégulation (abandon de toute réglementation protectrice) nous a plongés dans le même bain que les autres. Nous sommes ainsi directement soumis au chantage de l’oligarchie anglo-américaine : les investisseurs étrangers contrôlent plus de 40 % du CAC 40 (par exemple, TotalFinaElf est à 65 % entre des mains étrangères, dont 35 % d’intérêts américains et 20 % d’anglais). Commercialement, nous pouvons encore nous défendre, mais financièrement nous sommes pris au piège.

Le système social, celui que nous avons mis en place depuis la Libération, est du même coup frappé dans ses oeuvres vives. Comme nos gouvernements se sont jusqu’à présent adaptés à l’ordre financier, en s’efforçant d’en corriger les pires effets mais sans en combattre les fondements, les pauvres s’appauvrissent, les riches s’enrichissent et les générations à naître sont sacrifiées. Michel Rocard l’a dit dans Le Monde du 9 juillet 2002 : « Tous les travailleurs de France savent que les licenciements dont ils sont menacés dépendent d’un Monopoly mondial dans lequel la France seule ne peut rien, sinon faire des plans sociaux. Et la violence civile elle-même, qui maintenant met en cause notre sécurité physique, est liée pour une petite part à l’extension du trafic de la drogue, qui est mondial, et pour une bien plus grande part à cette destruction des identités, des repères et des cultures qui est le résultat majeur du nivellement par le bas auquel nous soumet l’uniformisation télévisée des messages, des rythmes musicaux et des vêtements... Au point où nous en sommes, c’est maintenant la survie de l’humanité qui est en question. »

En effet, face à cette crise économique et sociale qui menace la base même de leur pouvoir, les forces politiques de la « droite américaine » s’apprêtent à s’engager dans une fuite en avant militaire qui risque d’embraser le monde. Donald Rumsfeld, le ministre de la Défense étasunien, et Dick Cheney, le vice-président, ont annoncé leur choix d’une guerre contre l’Irak. Les Michael Ledeen, Paul Wolfowitz, Francis Fukuyama et autres Richard Perle formulent explicitement une idéologie bafouant les libertés publiques, prétendant créer un « homme nouveau » et prônant un fascisme universel.

MM. Chirac, Raffarin et de Villepin ne proposent rien face à ces périls immédiats. Ils s’apprêtent à livrer, directement ou indirectement, le service public français et européen (EDF, Air France, SNCF...) aux prédateurs financiers qui sont nos pires ennemis, en se cachant derrière la loi de la concurrence et de la rentabilité à court terme « imposée par Bruxelles ».

C’est à partir de ces constats fondamentaux que nous devons réagir. Il faut simplement assez de caractère et de courage pour prendre le taureau par les cornes.

Un projet mobilisateur

Face à un système injuste, qui conduit le monde, l’Europe et la France droit dans le mur, nous devons redéfinir les conditions d’un vouloir-vivre en commun international et national, mondial et européen. Gérer la crise ne sert plus à rien, sinon à l’aggraver. Se replier sur soi-même condamne à l’impuissance. Il faut changer la règle du jeu financier, monétaire, économique et politique en réorientant l’argent vers le travail, la production et l’épargne populaire, et en l’écartant des spéculations découplées du réel.

Cela s’appelle un « nouveau Breton Woods », un nouvel ordre économique et monétaire international, rétablissant un ordre de développement physique mutuel dans le monde, un co-développement, comme le voulait Roosevelt à la fin de sa vie avec son « Global New Deal », le New Deal américain étendu à l’échelle du monde. Après la mort de Roosevelt, Truman a trahi ce projet en réservant le bénéficie du plan Marshall à l’Europe occidentale, et Nixon, en découplant le dollar de l’or le 15 août 1971, a ouvert les vannes de la domination financière du dollar et des spéculations, contre l’intérêt des pays et des peuples du monde, y compris du peuple américain.

Aujourd’hui, la France et l’Europe peuvent faire entendre leur voix. Rien ne les en empêche. L’aggravation de la situation internationale les y force.

D’abord, en refusant avec fermeté la perspective anglo-américaine d’une guerre contre l’Irak, d’une restriction constante des libertés publiques et d’une continuation du pillage financier. Dire « non » sans contorsions diplomatiques.

Ensuite, en appelant à une réunion des principaux chefs d’Etat du monde pour redéfinir, à l’échelle de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique d’abord, puis de toute la planète, un nouvel ordre économique de développement mutuel par un programme de grands travaux. Il s’agit de la seule alternative possible à la guerre et au pillage financier. Il s’agit de la seule voie permettant d’aboutir à la création massive d’emplois qualifiés.

Pour constituer une « base » suffisamment forte, l’Europe occidentale - dans laquelle nous devrions jouer un rôle moteur avec l’Allemagne - devrait s’unir dans cette perspective à la Russie et à la Chine et à l’Inde, puis aux grands pays d’Afrique et d’Ibéro-Amérique (Brésil, Mexique, Argentine, Nigeria, Algérie...).

Les grands travaux, producteurs de productivité, ne peuvent qu’être financés par des investissements à long terme et faible taux d’intérêt. Le système financier et monétaire international actuel l’interdit, Maastricht l’interdit, le Pacte de stabilité européen l’interdit. C’est pourquoi il faut abolir tout ce qui bloque cette voie nouvelle, et y substituer une approche de type plan Marshall, avec un système de banques nationales conjuguant leurs efforts pour émettre ces crédits nécessaires, à long terme et faibles taux d’intérêt, qui seraient remboursés par les « produits » des grands travaux.

Ce système de « paiements différés » n’est d’ailleurs pas seulement celui du plan Marshall, c’est celui qui permit la construction des Etats-Unis et dans lequel Pierre Mendès-France, en son temps, mettait ses espérances pour l’avenir du monde.

Il suppose, pour empêcher les crédits de fuir vers le spéculatif, d’arrêter les agents spéculateurs : mettre en règlement judiciaire non pas les Etats, comme le FMI le propose aujourd’hui, mais les agents financiers surendettés et surexposés en « gelant » leurs actifs et en éliminant la « bulle » financière des produits dérivés.

L’Europe doit être refondée autour de ce projet, avec un euro à référence-or lui permettant d’établir des relations stables avec les pays faisant le même choix d’ensemble, et des régulations et des contrôles nécessaires à une politique d’échanges organisés.

Il ne s’agit pas d’un dossier à traiter par des technocrates ou des bureaucrates, mais d’un projet politique appelant à l’intervention d’hommes de caractère. Il s’agit de rien de moins que de mettre fin à l’ère du thatchérisme social et économique.

Les mesures correspondantes à mettre en oeuvre sur le plan intérieur, dans notre politique nationale, ne peuvent être des propositions aventuristes, négatives, comme l’interdiction des licenciements. De même, si aucun compromis ne doit être fait avec le social-libéralisme, l’on ne peut davantage s’associer à une extrême-gauche qui n’a pas rejeté les idéologies liberticides et inefficaces du XXe siècle et joue, consciemment ou pas, un rôle trop souvent provocateur.

Il s’agit de refonder l’Europe, en lui donnant la perspective que nous définissons ici. Il s’agit de créer des emplois qualifiés, de réorienter les flux financiers vers cette création et pour cela de changer de système, non d’interdire sans changer de système. Il s’agit de recréer une Europe de jeunes étudiants, pas de martingales institutionnelles ou de réglementations absurdes, en multipliant par plusieurs ordres de grandeur les programmes Socrates et Erasmus, autour d’un enthousiasme retrouvé.

En même temps, en rétablissant la priorité de l’intérêt général, du service public et d’un Etat fort régulant et impulsant l’économie, il faut assurer une meilleure intégration du travail aux différents aspects de la vie : temps à consacrer à la vie publique, aux enfants, à sa propre éducation. Il s’agit de repolitiser la société autour d’une changement de système, en créant les conditions sociales de cette repolitisation. En mettant en place, par exemple, une « sécurité sociale du travail », mutualisant les risques sociaux liés aux changements techniques ou économiques, comme on a mis en place, en 1945, notre Sécurité sociale contre la maladie, la vieillesse et les accidents. Seule, une société du plein et du bon emploi, qualifiant tout au long d’une vie, mérite que l’on se batte pour elle.

Il est temps de s’apercevoir que nous vivons, que nous le voulions ou pas, une époque révolutionnaire, dans laquelle nous aurons à combattre une grande dépression, à sauver la paix et à assurer un développement solidaire et harmonieux.

A tous les niveaux, un projet mobilisateur qui rassemble doit relever ce triple défi. Tout autre combat reviendrait à s’affairer sur le pont du Titanic.