Friedrich List, le secret du miracle économique chinois

vendredi 8 février 2019

De nos jours, les bien-pensants du néo-libéralisme occidental, qui campent tel des coqs fiers et suffisants sur les ruines d’un système en faillite, ne perdent pas un instant soit pour minimiser le succès économique de la Chine, soit pour analyser celui-ci à travers le prisme déformant de leur vision monétariste dogmatique.

Par conséquent, la plupart des citoyens français, européens et américains ne comprennent pas grand-chose à la dynamique économique en cours au Pays du milieu et, par extension, dans la région asiatique du monde. « Rien de nouveau sous le soleil », dira-t-on. On dira également qu’il ne s’agit que d’un capitalisme sauvage de plus dans la jungle des capitalismes sauvages, avec une dimension supplémentaire aggravante, puisqu’il annihile les individualités par son organisation communiste…

Ce pessimisme est bien pratique pour les élites occidentales, car il leur permet d’évacuer la question embarrassante : comment ce pays a-t-il réussi à sortir près de 800 millions de personnes de la pauvreté en 30 ans, à développer le réseau ferroviaire à grande vitesse le plus vaste et le plus moderne du monde, à se hisser au premier rang dans les domaines de pointe du nucléaire, du numérique, de la robotique et de l’intelligence artificielle, et à déposer une sonde sur la face cachée de la Lune ? Question embarrassante qui en appelle une autre, tout aussi embarrassante : et pourquoi avons-nous, en Occident, suivi le chemin exactement inverse depuis quarante ans ?

Économie de marché, ou économie dirigée ?

Nous revenons aujourd’hui sur un exposé donné il y a quelques mois par le professeur Justin Yifu Lin au Convoco Forum, à Salzbourg en Autriche, et qui offre un éclairage très intéressant sur ce miracle économique chinois. Lin est l’ancien économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale (2008-2012), fondateur du China Center for Economic Research et doyen de l’Institute of South-South cooperation and development.

En introduction, l’économiste chinois rappelle que la plupart des anciens pays communistes, en faisant la transition vers une économie de marché, ont vu leur économie systématiquement s’affaiblir : « Dans la période des années 1980-1990, socialiste ou pas, tous les pays en développement ont connu une transition similaire d’une croissance dirigée par le gouvernement à une économie de marché. Dans tous les cas, le résultat fut la stagnation de l’économie, qui finissait à un moment ou à un autre par être frappée par une crise ».

La Chine, au lieu de suivre ce chemin, est parvenue à construire un « complexe industriel moderne ». Après 1978, elle a commencé à développer une base industrielle et à qualifier sa force de travail, sortant ainsi des régions entières de l’arriération. « Pour devenir un pays à haut revenu, explique Lin, vous devez développer des industries avancées. Mais vous ne pouvez atteindre cela de façon immédiate. Vous devez commencer avec une main-d’œuvre plus traditionnelle et créer un processus de développement ». C’est pourquoi la transition brutale vers une économie de marché est vouée à l’échec, car une telle économie ne fonctionne que si elle peut s’appuyer sur de solides fondations économiques.

Friedrich List contre la fraude du libre-échange

À une question de la salle sur le rôle que devrait jouer l’État dans l’économie, Lin répond avec un large sourire : « Les économistes allemands devraient très bien pouvoir répondre à la question. Car en réalité, l’expérience chinoise s’inspire de l’ensemble des transformations économiques réussies. Considérez Friedrich List. L’économiste allemand est à la base de ce que l’Allemagne a accompli aux XIXe et XXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui. Et l’État a joué un rôle central dans cette réussite ».

« Quel dommage que la pensée économique de la mondialisation ait été dominée par le néo-libéralisme ! lance Lin Yifu, et que les leçons de la part de l’économie allemande, et d’autres économies [mentionnons par exemple le New deal de Franklin Roosevelt, ou encore la planification gaulliste], n’aient pas réellement été retenues… (…) Pour qu’une nation puisse émerger, se libérer de la pauvreté, il faut que le marché et l’État travaillent ensemble. La nature de l’État est de considérer les conditions de la nation, ses atouts potentiels. Les entrepreneurs ne se soucient pas des atouts compétitifs de l’État, mais seulement du profit ». Par contre, si l’État rend plus compétitifs la technologie, la force de travail et l’infrastructure, alors les entrepreneurs s’en serviront.

« Le développement économique ne correspond pas à une gestion statistique des ressources, mais à un processus continu de progrès industriel et d’innovation technologique », souligne Lin. Ainsi, l’État peut et doit impulser le « premier mouvement » qui permettra de stimuler le développement de nouvelles technologies. Par exemple, les infrastructures, qui constituent la pierre angulaire du développement économique, ne sont jamais construites à l’initiative d’entrepreneurs privés. « Comme le disait Friedrich List, c’est l’État qui doit en coordonner ou réaliser le développement ».

Les néolibéraux ne considèrent exclusivement que les marchés ; ils dénigrent l’importance de l’État, en invoquant systématiquement la théorie d’Adam Smith. « Mais à l’époque d’Adam Smith, rappelle Lin, l’industrie était à un stade embryonnaire ; l’économiste anglais n’en tenait pas compte, et il ne concentrait son attention que sur les échanges commerciaux ».

Il est doublement intéressant de constater que Friedrich List soit une source d’inspiration pour les élites chinoises. D’une part, parce que cela renvoie à ce que nous avons de meilleur dans la pensée occidentale, et que nous avons oublié ; et d’autre part, parce que l’œuvre principale de List, le « Système national d’économie politique », constitue la réfutation la plus rigoureuse de la théorie du libre-échange britannique. L’économiste allemand montre explicitement comment l’Empire britannique a utilisé le système d’Adam Smith pour piller les pays en sous-développement économique, en les empêchant de développer sur leur sol un véritable capital industriel et infrastructurel. Nous Français devrions aussi être particulièrement fiers du fait que le « Système national d’économie politique » a existé d’abord sous la forme d’une présentation — un sujet de prix — donné par List à l’Académie des Sciences morales et politiques en France.

Les Nouvelles Routes de la soie

La raison pour laquelle l’initiative chinoise de la ceinture et la route (ICR) est tant décriée dans nos médias, outre qu’elle constitue de fait une menace pour l’hégémonie géopolitique transatlantique, est qu’elle remet implicitement en cause le sacro-saint dogme néolibéral de la non-intervention de l’État, et fait ré-émerger l’idée d’après 1945 en faveur de l’établissement d’un « concert de nations » œuvrant pour résoudre les problèmes vitaux de l’humanité.

« En tant que seconde économie mondiale, la Chine porte naturellement la responsabilité du développement global, et en particulier des pays en développement, explique Lin Yifu, en réponse à une question sur les Nouvelles Routes de la soie. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays occidentaux ont joué leur rôle, et ils ont été très généreux, (…) apportant 13 000 milliards de dollars au pays en développement. Mais, à l’exception de la Chine, le nombre de pauvres dans le monde n’a pas diminué, au contraire. Seuls deux pays [la Chine et la Corée du Sud] ont réussi devenir des pays à hauts revenus, et seuls treize pays pauvres sur 101 sont devenus des pays de classe moyenne. Les autres sont restés pauvres jusqu’à présent ».

Aujourd’hui, la Chine souhaite contribuer au développement du monde. Mais, comme l’ont affirmé plusieurs responsables de son gouvernement, il n’est pas question pour elle de distribuer de l’argent. « La Chine est un pays en développement, et ce qui a fonctionné en Chine a de grandes chances de fonctionner dans d’autres pays en développement. (…) Grâce au développement d’un socle d’infrastructures, l’ICR permet partout d’établir une connectivité entre les pays, tout en apportant à chaque pays les moyens de développer une économie industrielle ».