Les populistes de Rome et les dinosaures de Bruxelles

lundi 18 février 2019

En osant toucher au suprême tabou du système de servitude monétaire maintenu par la France dans une dizaine de pays africains, au travers du Franc CFA, les dirigeants de la coalition au pouvoir en Italie avaient déjà jeté un froid ; la rencontre du vice-Premier ministre Luigi di Maio avec des Gilets jaunes à Montargis fut la goutte faisant déborder le vase. Le 7 février, Paris a décidé de rappeler l’ambassadeur français à Rome, pour « consultation », une initiative sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.

En toile de fond de cette crise, il y a bien entendu les basses manœuvres politiciennes visant à polariser le débat, en vue des élections européennes, entre les « progressistes » et les « populistes », ce dont Macron autant que Salvini espèrent tirer parti. Ce faux débat par excellence semble toutefois de moins en moins en mesure de dissimuler la réalité de la faillite de l’UE, dont les divers « populismes » ne sont que les symptômes.

Car, avec cet affrontement direct entre deux des principaux pays de l’Union, c’est toute l’illusion d’une Europe vendue comme antidote aux égoïsmes nationaux et comme garante de la paix qui s’effondre. « Le plus europhile des pays fondateurs de l’UE, acteur majeur du traité de Rome en 1957, serait devenu l’un des plus eurosceptiques », écrit Alain Léauthier dans Marianne. « Voilà donc qu’à Rome (…) on vitupère presque chaque jour contre le ‘déficit démocratique’ de l’Union, l’arrogance d’une bureaucratie hors sol, totalement déconnectée de la grande majorité de ses 500 millions d’habitants, ou encore contre la dictature opaque de l’Eurogroupe, le pseudo-gouvernement de la zone euro qui ne rend de compte à personne ».

Le cirque du Parlement européen

Le 12 février, le débat entre le Premier ministre italien Giuseppe Conte et les élus du Parlement européen a tourné en une véritable foire, démontrant s’il le fallait que les dinosaures qui peuplent le Parlement européen ont perdu tout sens de réalité. La bonne nouvelle est que l’extinction est toute proche.

Giuseppe Conte a prononcé un discours sans concession sur l’UE, soulignant l’échec de cette dernière à unifier les peuples européens ; contrairement au début de la construction européenne, « depuis 1989, il lui a manqué une vision politique et un élan prophétique », a-t-il dit, ajoutant qu’au cours des trente dernières années la crise n’a fait que s’aggraver sous l’effet du libre-marché, de la dérégulation et de la destruction du bien commun. Les politiques d’austérité ont provoqué une contraction de la consommation, avec des « effets dévastateurs ». « La grammaire des procédures » a creusé le fossé entre Bruxelles et « les périphéries de notre continent ».

« Les peuples européens demandent à être entendus ; ils appellent à un changement dans la méthode », a estimé le Premier ministre italien. Ignorer cela ne peut que conduire à une « implosion » de l’UE. « Ignorer la désillusion et le ressentiment ne peut que nourrir un esprit de révolte aux conséquences imprévisibles ».

Par ailleurs, Conte a déclaré que l’UE devait préserver ses relations avec Washington, mais également avec Moscou et Beijing : « La Russie et la Chine font partie de la solution ». Et, alors que l’on fixe l’attention sur le chiffon rouge de la politique anti-migratoire de Salvini, il a mis de l’avant la nécessité d’adopter une nouvelle approche vis-à-vis de l’Afrique, basée sur des « partenariats d’égal à égal ». La majorité des Africains vivent « dans des conditions de pauvreté inhumaines », a-t-il lancé, tandis que la richesse du continent est siphonnée à travers les paradis fiscaux. À ce sujet, Conte a relevé l’hypocrisie de l’UE, qui donne 6 milliards d’euros à la Turquie pour contenir les migrants, mais n’accorde aucun moyen digne de ce nom au développement de l’Afrique.

Dès la fin de son discours, une pluie d’attaques et d’insultes de la part des dirigeants des différents groupes parlementaires est tombée sur le Premier ministre italien. Le paroxysme fut atteint avec l’intervention de l’ancien Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, qui a accusé dans un laïus hystérique le gouvernement italien d’avoir « empêché l’UE de reconnaître le [putschiste vénézuélien Juan] Guaido » ; le président du groupe ALDE (les libéraux démocrates), qui avait été un chaud partisan du coup d’État ukrainien de 2014, a ensuite déploré la « détérioration politique de l’Italie » débutée avec le gouvernement Berlusconi. « Pendant combien de temps, M. Conte, resterez-vous la marionnette de Salvini et Di Maio ? », a-t-il conclu.

Face aux accusations de plusieurs députés sur le fait que son pays refuserait l’aide et les secours aux migrants en mer, Conte a affirmé que l’Italie n’a de leçon humanitaire à recevoir de personne : « Chacun sait que l’Italie a sauvé l’honneur de l’Europe dans la Méditerranée ». Puis, répondant à Verhofstadt, le Premier ministre a affirmé qu’il n’était la marionnette de personne et que « les marionnettes sont ceux qui servent les intérêts particuliers et les lobbies ».

L’Italie, une passerelle entre l’Est et l’Ouest ?

Signe qu’une prise de conscience s’opère tout de même parmi les élites françaises, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine met en garde, dans Le Figaro du 15 février, contre la tendance à considérer le « populisme » comme un « virus extérieur » s’attaquant à un corps sain. « Il s’agit surtout en Occident d’un décrochage des classes populaires, puis des classes moyennes », affirme-t-il. Ces forces qui décrochent « sont passées du bistrot du village – qui a disparu – aux réseaux et aux ronds-points. Il y a dans le ‘populisme’ des idées dangereuses à combattre, et de vraies demandes. Mais les condamnations à l’eau bénite (comme pour désintégrer les vampires !) cela ne marche pas. Il faut traiter et assécher les causes ».

Bien dit. Mais aussi juste soit-il sur le constat, Védrine reste malgré tout empêtré dans des conceptions hors sol de la souveraineté européenne, et dans une approche vis-à-vis de la Russie et de la Chine qui, bien que moins idéologique comparée aux néoconservateurs, reste cohérente avec la géopolitique anglo-américaine, qui considère que les intérêts entre l’Est et l’Ouest sont fatalement antinomiques.

Dans une tribune parue le 12 février sur le site Contralinea.com, Alessandro Pagani montre que les tensions entre l’UE et l’Italie, qui se sont récemment cristallisées sur la question du Venezuela, surviennent quelques semaines avant la visite de Xi Jinping à Rome, du 19 au 21 mars. La position très courageuse du gouvernement, et surtout du Mouvement 5 étoiles — qui revient finalement à respecter le principe de non-ingérence défendu par la Charte des Nations unies —, est sans doute liée à la visite du ministre chinois des Affaires étrangères pour préparer l’arrivée du président chinois. « À cette occasion, (…) le gouvernement italien pourrait même signer un protocole d’accord pour la Nouvelle Route de la soie », fait remarquer Pagani.

Le 13 mars à Milan, notre parti frère italien Movisol tiendra avec la région Lombarde une conférence intitulée "L’Italie sur la Nouvelle Route de la soie", à laquelle participera le secrétaire d’État Michele Geraci.

Cette possibilité représente un véritable cauchemar pour Bruxelles, d’autant plus que la Grèce, la Hongrie et le Portugal sont également sur le point de rejoindre le projet chinois. Comme nous l’avons déjà évoqué ici, le sous-secrétaire d’État italien au développement économique, Michele Geraci, joue un rôle important dans l’élaboration de cette politique de coopération avec la Chine. Geraci estime que la participation de l’Italie aux Nouvelles Routes de la soie ne remet pas en cause sa « vocation atlantique », contrairement à ce que certains prétendent.

Selon Alessandro Pagani, deux obstacles se dressent cependant devant le gouvernement pour la signature du protocole avec la Chine : le premier est de nature interne et dépend de relations ambiguës entre les deux forces gouvernementales, le Mouvement 5 étoiles et la Ligue. L’autre est européen, car Xi Jinping, avant de se rendre à Rome, visitera Paris. « Si la France devait également signer ce protocole, l’effet de l’adhésion de l’Italie à la Nouvelle Route de la soie serait sans doute mineur », écrit Pagani. On peut toujours rêver !