Léonard de Vinci et la créativité dans la nature

vendredi 23 août 2019, par Christine Bierre

Nous fêtons cette année le 500e anniversaire de la mort de l’un des représentants les plus doués de notre espèce : Léonard de Vinci. Alors que le monde occidental traverse une crise particulièrement grave au niveau intellectuel, économique, moral et politique, ressourçons-nous donc dans sa pensée pour retrouver notre optimisme sur la nature humaine !

Face aux accusations qui montent en flèche contre le génie humain, sous la poussée de l’idéologie écolo-malthusienne, l’une des principales contributions de Léonard aura été de montrer que l’homme n’est pas différent de la nature ni « opposé » à elle. Grâce à ses recherches approfondies, il découvrit que l’homme créateur est parfaitement en phase avec un univers lui-même créateur, et que c’est en découvrant les lois de la nature qu’il peut vivre en cohérence avec cet univers et en être responsable.

Et c’est parce qu’il s’est inspiré de l’intelligence de la nature pour ses applications technologiques, que Léonard est justement considéré aujourd’hui comme le père ou l’un des pères du « biomimétisme ». Cette science développe des technologies extrêmement performantes, basées sur les principes de fonctionnement des plantes, des animaux et d’autres phénomènes vivants.

Une approche universelle de la connaissance

fig.2 et Fig.3

Avant d’en venir au biomimétisme, examinons d’abord l’approche générale de Léonard.

S’il a découvert un très grand nombre de phénomènes, c’est sa méthode de recherche, sa conviction que les lois de l’univers s’appliquent à tous les domaines de l’existant, bien que de façon différente, qui lui ont permis d’être un précurseur dans bien des domaines.

Contrairement à la trop grande spécialisation qui caractérise et stérilise aujourd’hui notre pensée, c’est la recherche par analogie entre tous les domaines de la nature qui permit à Léonard de faire des pas de géant.

Prenons ses études sur la propagation des ondes dans deux fluides, l’air et l’eau, qu’on peut considérer comme précurseurs de l’hydrodynamique moderne. Jetez une pierre dans l’eau et observez, comme Léonard, ce qu’il s’y passe. Des cercles concentriques se forment autour de son point de chute. Ils s’étendent sur la surface de l’eau et peuvent même s’entrecroiser avec d’autres sans se briser ; ils ne transportent pas cependant de la matière (Fig. 2).

Si vous jetez une feuille par-dessus, vous verrez qu’elle ne bouge pas. Rien à voir avec les vagues déferlantes qui, avec leur force, portent les surfeurs, phénomène que De Vinci avait étudié comme on le voit dans ce dessin. (Fig. 3) !

Léonard établira que ces deux types de propagation des ondes, par cercles concentriques ou par tourbillons ou vortex, se produisent aussi dans l’air, bien que différemment, car l’air est compressible. Ici, son dessein sur les vortex qui se forment sur les ailes et le dos des oiseaux lorsqu’ils prennent leur envol. (Fig. 4).

Les travaux menés bien plus tard sur les ondes de choc supersoniques produites par les avions franchissant le mur du son, lui donneront entièrement raison (Fig. 5).

Fig.5
Les travaux menés bien plus tard sur les ondes de choc supersoniques produites par les avions franchissant le mur du son, lui donneront entièrement raison.
Fig.6
Il a découvert que les gouttes d’eau qui tombent sur un plan d’eau rebondissent sur la surface.

En étudiant le comportement des gouttes d’eau tombant sur un plan d’eau (qui, nous le savons aujourd’hui, rebondissent (Fig. 6)), Léonard découvrit aussi la spécificité de la surface de l’eau, une couche limite qui se crée à la jonction des deux milieux, l’eau et l’air, et dont la nature est différente de celle de l’eau sous-jacente et de l’air qui l’environne. Malheureusement, son propre dessin est trop abimé pour être publié. Il fait partie du Codex Atlanticus 68rb.

Ainsi, écrit-il, une surface est une limite commune à deux corps, qui n’est pas continue et ne fait partie d’aucun des deux.

L’on découvrira au XIXe siècle que ce même phénomène est responsable de la création de tourbillons aux extrémités et sur le dos des ailes des avions, qui leur permettent de s’élever (portance), phénomène que Léonard avait aussi étudié. La couche limite est produite par la viscosité des fluides, l’air dans cet exemple, au contact avec l’avion.

D’autres recherches comparatives sur la propagation des ondes sonores, lumineuses, électromagnétiques et olfactives confirment que son approche universelle est valable pour l’ensemble de la création (Fig. 7).

Fig. 7
Recherches comparatives de Léonard sur la propagation des ondes sonores, lumineuses, électromagnétiques et olfactives.

L’art de voler

Fig. 1
Léonard sait que pour s’élever, les oiseaux déploient l’extrémité de leurs ailes, alors que pour descendre, ils les replient. Son planeur avec des ailes fixes à l’intérieur et amovibles à l’extérieur émerveille encore.

Venons-en maintenant au biomimétisme. Qui ne connaît pas la célèbre bande Velcro, grâce à laquelle nous fermons nos chaussures, sacs, ceintures, vêtements et quantité d’autres objets ?

Ou « l’effet lotus », inspiré des qualités hydrophobes et autonettoyantes de la fleur du même nom, que l’on retrouve notamment dans les peintures des façades d’immeubles.

Ce sont les recherches et expérimentations de Léonard pour faire voler l’homme en s’inspirant du vol des oiseaux, connues dans le menu détail grâce à son Codex sur le vol des oiseaux, publié en 1505 (160 pages et 500 esquisses), qui lui permettraient aujourd’hui de postuler au titre de fondateur du biomimétisme.

Léonard étudie d’abord les phénomènes se produisant dans l’eau, notamment la résistance qu’elle oppose à tout mouvement qui a lieu en son sein, phénomène qui nous permet notamment de nager, ou de nous déplacer en ramant.

L’air aussi offre une résistance, sur laquelle on s’appuie pour voler.

Voici ce qu’en dit Léonard :

La chose qui frappe l’air a une force égale à l’air qui frappe la chose ; tu vois que le battement des ailes contre l’air fait soutenir l’aigle pesant dans l’air le plus haut et le plus raréfié (…) ; tu vois aussi l’air qui se meut sur la mer remplir les voiles gonflées et faire courir le navire lourdement chargé ; ce sont précisément les raisons pour lesquelles tu découvriras que l’homme, avec ses grandes ailes artificielles appuyant avec force contre l’air résistant, pourra le soumettre, et victorieux, s’élever au-dessus de lui. »

Dans un premier temps, Léonard fera des études sur les structures des ailes d’oiseaux et de chauves-souris (Fig.10).

Grâce à des systèmes mécaniques de transmission du mouvement permettant d’augmenter sa force musculaire, il tentera de faire voler l’homme en utilisant ses bras et ses jambes comme moteurs.

On parlerait aujourd’hui d’homme « augmenté » !

Ces expériences seront un échec car l’homme n’a pas assez de force pour soulever son propre poids.

Sa vis aérienne (Fig. 8), que l’on prend, à tort, pour un hélicoptère, fut une autre tentative géniale pour s’élever dans les cieux.

Si cet instrument, qui a la forme d’une vis, est bien fait, c’est-à-dire fait d’une toile de lin dont les pores sont bouchés avec de l’amidon [de façon a être le plus étanche possible], et si on le fait tourner rapidement, j’estime que cette vis fera son écrou dans l’air et qu’elle s’élèvera.

Faute de moteur, cependant, elle ne pourra pas décoller.

Fig.10
Léonard faisait des études sur les structures des ailes d’oiseaux et de chauves-souris.
Fig.8
Sa vis aérienne, que l’on prend, à tort, pour un hélicoptère, fut une autre tentative géniale pour s’élever dans les cieux.
Fig.9
Léonard découvre les tourbillons qui se forment aux extrémités des ailes et sur le dos des oiseaux (Fig. 4), phénomène qu’il a aussi étudié dans l’eau à l’aide d’un bâton.
Fig.11
Ses dessins sont évocateurs d’une recherche qui aurait pu le conduire à découvrir le phénomène de la portance.

A partir de 1503, il abandonne cette approche en faveur de machines destinées au vol plané. Son attention se concentre alors sur les rapports entre l’air et les ailes d’oiseaux. Il étudie le vol de grands rapaces tels que le milan, qui « battent peu des ailes [et] recherchent le cours du vent ; et quand le vent règne dans les hauteurs, alors on les voit à grande altitude, et s’il règne à basse altitude, ils volent à basse altitude. » Il s’intéresse aussi aux « mouvements de circonvolution des oiseaux lorsqu’ils s’élèvent sur le vent sans battre des ailes ».

Léonard s’approche du phénomène de la portance en découvrant les tourbillons qui se forment aux extrémités des ailes et sur le dos des oiseaux (Fig. 4), phénomène qu’il a aussi étudié dans l’eau à l’aide d’un bâton (Fig. 9).

Il sait aussi que pour s’élever, les oiseaux déploient l’extrémité de leurs ailes, alors que pour descendre, ils les replient. De ce point de vue, son planeur avec des ailes fixes à l’intérieur et amovibles à l’extérieur émerveille encore (Fig. 1) !

Ses dessins décrivant comment un oiseau peut se maintenir en l’air, sans battre des ailes, en bénéficiant uniquement des vents venant d’une falaise voisine et de la position oblique de ses ailes, sont évocateurs d’une recherche qui aurait pu le conduire à découvrir le phénomène de portance (Fig. 11).

Ce n’est donc pas le moteur qui fait voler un avion mais son aile, qui génère de la portance. On appelle ainsi la force qui « aspire » l’avion vers le haut, en phase de décollage.

Comme on le voit dans les images suivantes, en frappant l’avion qui avance avec une certaine vitesse et avec une certaine inclinaison, l’air produit une « surpression » à l’intrados, et une dépression sur l’extrados de l’aile, qui provoque l’effet de succion de l’avion vers le haut. Fig 11b, Fig 11c, Fig 11d.

Fig. 11b
La portance est une force perpendiculaire à la direction d’un corps en mouvement dans un fluide - une aile d’avion par exemple.
L’avionneur
Fig. 11c
L’écoulement de l’air autour d’une aile provoque une surpression en bas, et une souspression sur le dos de l’aile, résultant dans la portance.
Fig. 11d.
La pression d’un fluide qui s’écoule au tour d’une plaque, provoque des turbulences à l’arrière de la plaque, comme sur les ailes d’un avion.

S’inspirer du vivant

Léonard se pencha aussi sur d’autres phénomènes particulièrement intéressants qui trouvent aujourd’hui leur pleine application, notamment la géométrie de la croissance des arbres et des os. Il établit la règle de l’égalité du diamètre du tronc d’un arbre et de la somme des diamètres de ses branches secondaires, à quelque niveau de ramification que l’on se place (Fig. 12).

Une simulation sur ordinateur a été récemment réalisée en reprenant cette règle. Testée en soufflerie virtuelle, elle a confirmé que ces arbres étaient les mieux adaptés pour résister aux fortes tempêtes.

Fig.12
Ses recherches sur l’égalité entre la taille du diamètre du tronc d’un arbre et la somme des diamètres de ses branches secondaires, sont très utiles encore maintenant.
Fig. 13
Ses recherches sur la structure du fémur, sont encore utilisées dans les modèles d’optimisation permettant d’assurer à la fois une grande légèreté, mais aussi une grande robustesse pour faire face aux fortes contraintes de traction et de pression. auxquelles les os sont soumis.
Fig.14
Les modèles d’optimisation des structures des voitures, bénéficient aujourd’hui des recherches de Léonard.

La recherche de Léonard sur la structure osseuse, combinée à l’étude des arbres, permit au physicien Claus Mattheck et à ses collaborateurs de l’Institut technologique de Karlsruhe, en Allemagne, de développer en 1980 des programmes informatiques pour optimiser le poids et la forme des éléments de construction, particulièrement prisés aujourd’hui dans l’industrie automobile.

Il s’agit des programmes bioniques SKO (Soft Kill Option) et CAO (Computer Assisted Optimisation), qui, ensemble, contribuent à élaborer des formes inspirées de la nature pour créer des structures les plus légères possible, mais aussi les plus solides !

Pour ce qui est des os, la coupe longitudinale d’un fémur réalisée par Léonard (Fig. 13) a révélé une structure permettant d’assurer à la fois une grande légèreté, mais aussi une grande robustesse pour faire face aux fortes contraintes de traction et de pression auxquelles les os sont soumis. Les cavités osseuses ne sont ni complètement creuses, ni complètement pleines.

Elles se composent d’un treillis, semblable à une éponge, constitué de fines poutrelles ramifiées, et là où aucune pression ne s’exerce sur l’os, de parties presque entièrement vides. Le choix d’ajouter ou non de la substance osseuse serait dû à l’interaction coordonnée des cellules osseuses spécialisées. Aujourd’hui, le modèle d’optimisation SKO permet de savoir où l’on peut réduire la quantité de matière car les contraintes y sont les plus faibles.

Les arbres, quant à eux, sont soumis aux contraintes les plus fortes aux embranchements et au départ de leurs racines. A ces endroits fragiles, se crée naturellement un surplus de bois qui prend la forme d’une encoche arrondie permettant d’obtenir une meilleure répartition des contraintes et une diminution du risque de rupture. Là aussi les programmes d’optimisation numérique (CAO), fondés sur les découvertes de Léonard, permettent de renforcer les zones externes des éléments de construction soumis à de fortes contraintes (Fig. 14).

Beauté artistique et lois de la nature

Aucun article sur Léonard ne serait complet s’il ne montrait comment il intègre ses découvertes de la nature à son travail artistique, car il ne sépare pas réflexion scientifique et beauté artistique.

Au contraire ! C’est parce que la peinture, grâce à la vue, peut comprendre l’ensemble de l’univers, que cet art est selon lui le plus parfait.

Si tu méprises la peinture, qui seule peut imiter tous les produits visibles de la nature, tu méprises à coup sûr une invention subtile, qui, par ses raisonnements philosophiques et difficiles, examine toutes les qualités des formes, les mers, les sites, les plantes, animaux, herbes, fleurs, tous baignés d’ombre et de lumière. Et cette science (…) nous l’appellerons petite fille de la nature, parce que la nature a produit toutes les choses visibles, et de ces choses est née la peinture. Nous l’appellerons donc justement petite fille de cette nature et parente de Dieu.

Ses recherches sur l’atmosphère conduisirent Léonard à formuler les lois de la perspective aérienne qui, avec la perspective linéaire, permettent à l’œil de distinguer dans un tableau le degré d’éloignement de toutes les choses.

Il existe, dit Léonard, une perspective que l’on nomme aérienne, qui, par les différences de couleur de l’air, peut nous faire discerner les distances respectives de plusieurs édifices », qui sont tous en réalité sur la même droite. Mettons « que tu veuilles montrer que les uns sont plus éloignés que les autres (…) Tu sais que dans une telle atmosphère, les objets les plus distants qu’on y discerne, comme par exemple les montagnes, paraissent, à cause de la grande quantité d’air qui se trouve entre ces montagnes et ton œil, bleues presque comme la couleur de l’air quand le soleil se lève.

Fig.15
"... plus les objets sont éloignés, plus ils seront bleutés et leurs contours de moins en moins précis", disait Léonard qui a découvert la perspective aérienne.

Ainsi, plus les objets sont éloignés, plus ils seront bleutés et leurs contours de moins en moins précis.

Du même coup, Léonard explique pourquoi l’air nous paraît bleu :

J’affirme que l’azur que nous voyons dans l’atmosphère n’est pas sa couleur propre, mais est causé par une humidité chaude qui s’évapore en particules très petites et invisibles, et qui est frappée par les rayons du soleil et devient lumineuse sous le noir des immenses ténèbres de la sphère du feu, qui l’enveloppe de l’extérieur.

L’on voit ces conceptions utilisées à merveille dans le tableau de La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne que nous pouvons admirer au Louvre, entre la Vierge et sainte Anne, créant un phénomène de distanciation dans la temps entre les deux, et aussi, de manière très frappante, avec le paysage à l’arrière (Fig. 15).

Mais pour Léonard, l’art de la peinture est aussi une science, car elle est d’abord « dans l’esprit de l’artiste et ne vient à sa perfection que par l’opération manuelle, avec ses principes vrais et scientifiques posant d’abord ce qu’est un corps qui projette une ombre primitive ou dérivative ; ce que sont la lumière et les ténèbres, la clarté, la couleur, le corps, la figure, le site, le lointain, l’alentour, le mouvement et le repos, qui se comprennent sans opération manuelle ; et cela forme la science de la peinture. »

Fig.16
Toujours à chercher l’analogie, on retrouvera des dessins de Léonard où les tresses d’une belle dame trouvent leur inspiration dans « la chevelure » des tourbillons dans l’eau.

« Le mouvement et le repos », nous dit de Vinci. Regardons une fois de plus sa sainte Anne. Observons comment Marie, assise sur les genoux de sa mère, pivote, tel un engin mécanique, dans un mouvement de type tourbillonnaire qui nous conduit vers l’Enfant Jésus. Un dessin préparatoire confirme le mouvement de rotation que de Vinci souhaitait imprimer à ces personnages. Ailleurs, on retrouvera des dessins où les tresses d’une belle dame trouvent leur inspiration dans « la chevelure » des tourbillons dans l’eau (Fig. 16).

De Vinci est emblématique des pouvoirs créateurs et de l’amour de ses semblables, grâce auxquels l’homme a toujours trouvé les solutions technologiques permettant de découvrir de nouvelles ressources pour son espèce, passée de quelques dizaines de milliers d’individus aux 7,7 milliards d’aujourd’hui.

Bibliographie :

  • Léonard de Vinci, La Nature et l’Invention, publié sous la direction de Patrick Boucheron et Claudio Giorgione à l’occasion de l’exposition « Léonard de Vinci, projets, dessins, machines » à la Cité des Sciences, conçue et réalisée par Universcience en 2012-2013 ;
  • Leonardo da Vinci and the True Method of Magnetohydrodynamics, magazine Fusion, Jan/Feb. 1986.