Métropolisation : qui veut tuer l’aménagement du territoire ?

jeudi 10 octobre 2019, par Karel Vereycken

Les élections municipales auront lieu en mars 2020. Beaucoup se demandent : quelle articulation peut-il y avoir entre cette politique de crédit public et de banque nationale que nous appelons de nos vœux, et une commune ?

Introduction

D’abord, un petit bilan de l’aménagement du territoire.

Depuis que l’homme existe, il a toujours cherché à « aménager » son lieu de vie. [1]

Et depuis Charlemagne, Sully, Henri IV, Vauban et Colbert, l’aménagement du territoire est devenu une caractéristique française. Rien de plus normal pour les hommes que de s’installer aux endroits les plus propices au développement de leurs activités. Quoi de plus normal que d’équiper « l’homme et la nature », là où l’on s’installe et où les conditions ne sont pas données d’avance. A titre d’exemple : l’utilité d’un canal de jonction reliant la Seine, et donc Paris, au plus long fleuve de France, la Loire, fut envisagée dès l’Antiquité. C’est sur l’insistance de Barthélémy de Laffemas, conseiller d’Henri IV, puis de son fils Isaac de Laffemas, que Richelieu peut inaugurer en 1629 le canal de Briare, permettant d’alimenter à nouveau la capitale française en bois de chauffe et de construction.

Dans l’élan de la reconstruction d’après-guerre, trois grands déséquilibres territoriaux furent identifiés :

  1. POIDS DISPROPORTIONNE DE L’ILE-DE-FRANCE. Sujet d’un livre de Jean-François Gravier publié en 1947, Paris et le désert français, ouvrage assez haineux et ruraliste, accusant la taille excessive de Paris et de son agglomération d’avoir ruiné la France. En effet, entre 1880 et 1936, période de la mécanisation de l’agriculture française, l’agglomération parisienne a absorbé quelque 3,3 millions d’immigrants de la province, triplant ainsi sa population. Ce phénomène se poursuivit entre 1946 et 1954. Alors que la population française totale n’augmentait que de 5 % à cette époque, certains départements d’Ile-de-France ont vu leur nombre d’habitants croître de 20 %. Avec la Sorbonne et les grandes écoles, Paris attira 40 % de la population étudiante ;
  2. UNE FRANCE COUPEE EN DEUX : une industrielle et l’autre rurale. La ligne Le Havre/Marseille ou encore Saint-Malo/Genève divisant la France en deux parties : la partie industrielle au nord et dans l’est, et la partie plutôt agricole et rurale au sud et à l’ouest ;
  3. DIAGONALE DU VIDE. La « diagonale du vide » ou des « faibles densités », allant de la Meuse à Perpignan avec des densités en-dessous de 30 habitants/km2 à cause des conditions géographiques, des exodes ruraux ou encore de la métropolisation.

Si l’Etat renonce à corriger ces défauts, le « marché », qui ne cherche qu’à tirer profit à court terme de ce qui existe déjà, s’en occupe. On passe alors du déséquilibre à la fracture territoriale. L’historique des implantations des magasins IKEA en est un parfait exemple (voir carte).

Une série d’initiatives sont donc lancées dans l’après-guerre visant à corriger les lacunes. Comme le résume Olivier Coppin dans le document de travail N° 44 de juillet 2001 du Laboratoire redéploiement industriel et innovation (LRII) :

Dans un contexte où l’Etat avait démontré son efficacité en matière de reconstruction, l’idée de recourir à l’intervention publique pour contrecarrer les effets pervers du centralisme parisien ne souffrait guère de contestation. Omniscient et dirigiste, l’Etat allait en fait rapidement marquer de son empreinte les politiques fondatrices de l’aménagement du territoire en recourant largement à la planification indicative. De cette pratique volontariste naquirent alors des instances nationales destinées à coordonner les actions entreprises au niveau régional pour préserver la cohérence et l’unité de la politique nationale d’aménagement du territoire. Les différents plans qui se sont succédé entre 1962 et 1975 ont ainsi donné lieu à d’importants programmes d’équipements et d’infrastructures sur le territoire. En privilégiant une stratégie de grands projets, l’Etat souhaitait en effet combattre les effets négatifs de la concentration en créant des pôles de croissance capable de réorienter les flux économiques. C’est dans cet esprit que furent notamment construites les zones industrialo-portuaires de Dunkerque et de Fos-sur-Mer. Reposant sur d’importants investissements nationaux, ces complexes d’industries lourdes (sidérurgie, pétrochimie, construction navale) avaient pour objectif d’induire des effets d’entraînement sur leur environnement immédiat et ainsi contribuer au rééquilibrage des foyers de développement dans le pays. D’autres travaux d’infrastructures comme la réalisation du canal de Provence, du Bas-Rhône-Languedoc ou encore l’aménagement de la côte aquitaine s’inscrivaient également dans cette logique d’ordonnancement du développement que les régions de programme ou région-plan véhiculaient.

Plusieurs institutions voient le jour et déploient des stratégies nouvelles :

  • 1960 : création d’un Comité interministériel d’aménagement du territoire (CIAT). La même année est créé le statut de « Parc national ». Le parc de la Vanoise voit le jour en 1963 et en 1967, à la demande de la DATAR, De Gaulle signe un décret instituant les parcs régionaux. Le « Conservatoire du littoral » naîtra en 1975 ;
  • 1963 : création de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR). C’est avec elle que le gouvernement se dote d’une véritable structure de pilotage des politiques d’aménagement du territoire. A l’instar du Commissariat général au Plan, la DATAR se présente d’abord comme une administration de mission, c’est-à-dire qu’elle ne gère pas elle-même les projets qu’elle élabore. Elle donne les impulsions nécessaires, les coordonne mais ne s’immisce pas dans le déroulement des procédures d’intervention. Son rôle est surtout de conseiller et persuader le Premier ministre des orientations à prendre en la matière. Elle prépare à cet égard les ordres du jour présentés lors des séances du CIAT.

    Structure légère rattachée au cabinet du Premier ministre, la DATAR se voit toutefois confier dès son origine une responsabilité importante. Elle a en effet pour mission de choisir les implantations d’infrastructures lourdes (voies de communication, installations portuaires, etc.) et de promouvoir une répartition plus équilibrée des emplois et des différentes fonctions sur le territoire. Pour cela, elle dispose de moyens réglementaires probants dans la mesure où elle peut donner son avis sur les budgets d’équipement des ministères, étudier leur coordination et la cohérence des investissements avec la politique générale d’aménagement du territoire, et être informée de l’exécution de ces actions.

    Mais c’est surtout sur le terrain financier que la DATAR dispose d’un important levier d’actions, notamment à travers les dispositifs d’aide à la localisation industrielle résultant de la politique de reconstruction d’après-guerre et du Commissariat au Plan. Ces dispositifs sont alimentés par les fameux « comptes spéciaux » du Trésor, avec le feu vert de la Banque de France, parmi lesquels le Fonds d’intervention de l’aménagement du territoire (FIAT) et le Fonds de développement économique et social (FDES).

    Lorsque l’ingénieur Jean Bertin lança son projet d’aérotrain, ce ne furent ni le ministère des Transports, ni celui de la Recherche, ni celui de l’Industrie qui lui avancèrent les moyens pour réaliser sa célèbre voie d’essai près d’Orléans, mais le FIAT !

    Comme le souligne Olivier Coppin :

    Plutôt que de prendre en charge complètement une opération, la DATAR estimait en effet qu’il était préférable de la laisser à la collectivité, en lui accordant un financement additionnel pour infléchir ses orientations dans le sens de l’aménagement du territoire. Dans leur principe, la mise en place de « grands projets » devait servir de point d’ancrage pour la constitution des pôles de croissance. La maîtrise des crédits devait ainsi permettre au gouvernement de programmer et de piloter l’action, l’idée étant que l’allocation partielle des financements mobiliserait une grande part des acteurs.

    Dès sa création, la DATAR identifie huit villes ou réseaux de villes afin de rééquilibrer le territoire. Le 2 juin 1964, le CIAT annonce la liste des huit villes appelées à devenir des « métropoles d’équilibre » :

  • Lyon/Saint-Etienne/Grenoble,
  • Aix/Marseille,
  • Lille/Roubaix/Tourcoing,
  • Toulouse,
  • Bordeaux,
  • Nantes/Saint-Nazaire,
  • Strasbourg et Nancy/Metz.

Cinq métropoles « assimilées » s’y ajouteront en 1973 :

  • Rennes,
  • Dijon,
  • Nice,
  • Clermont-Ferrand et
  • Rouen.
  • 1964 : les régions (sans avoir le statut d’établissement public ni celui de collectivité territoriale et sans pouvoir budgétaire) sont dotées d’assemblées consultatives gérées par les préfets : les Commissions de développement économique régional (CODER), qui fonctionnent sur le modèle des comités d’expansion économique créés en 1955 lors du second plan. Elles sont composées de représentants d’élus locaux (conseillers généraux, maires), des milieux socioprofessionnels (chambres de commerce et d’industrie, d’agriculture, des métiers, et des organisations professionnelles et syndicales).
Le rejet d’une liaison aérotrain qui aurait du relier Paris-La Defense avec Cergy Pontoise en dix minutes, on condamna les Villes nouvelles à rester des villes dortoires.
  • 1972 : neuf villes nouvelles. Pour désengorger les grandes agglomérations, à partir de la fin des années 1960, un investissement conséquent permet l’émergence de neuf « villes nouvelles » : Lille-Est (Villeneuve-d’Ascq), Evry, Cergy-Pontoise, Saint-Quentin-en-Yvelines, L’Isle-d’Abeau, Le Val-de-Reuil, Marne-la-Vallée, l’Etang de Berre et Melun-Sénart (devenue Sénart). Bien qu’elles n’aient pas atteint les projections de départ, les villes nouvelles et les structures qui leur ont succédé (syndicat d’agglomération nouvelle, communauté d’agglomération ou simple commune) abritent en 2013 un peu plus d’un million d’habitants. Aujourd’hui, les cinq villes nouvelles franciliennes abritent 850 000 personnes, ayant absorbé jusqu’à la moitié de la croissance démographique en Ile-de-France entre 1975 et 1990. Depuis, elles n’en accueillent plus qu’un sixième.
  • 1982 : les « lois Deferre » sur la décentralisation transfèrent aux collectivités territoriales (région, département et commune) certaines compétences, accompagnées des ressources fiscales leur permettant de les assumer.

En parallèle, la Communauté économique européenne (CEE, devenue UE aujourd’hui), surtout après son élargissement en 1973, créera en 1975 le Fonds européen de développement régional (FEDER), qui participera au financement des programmes de développement local présentés à la Commission européenne par les Etats membres. L’objectif vise à réduire aussi bien les déséquilibres de développement entre les régions d’un même Etat qu’entre les diverses régions de l’UE. En France, les organismes chargés d’évaluer l’éligibilité des projets sont les Secrétariats généraux aux affaires régionales (SGAR) présents dans chaque préfecture de région. Cependant, depuis la loi MAPTAM du 27 janvier 2014, les conseils régionaux sont devenus autorité de gestion d’une partie des programmes FEDER pour la programmation 2014-2020.

Pôles de compétitivité et pôles d’excellence rurale

Enfin, en juillet 2005, le Comité interministériel pour l’aménagement et le développement du territoire (CIADT) alloue 1,5 milliard d’euros sur trois ans à l’ensemble des pôles de compétitivité. Ils sont 71 aujourd’hui.

Quelques mois plus tard, en octobre 2005, le CIADT annonce la création des Pôles d’excellence rurale (263 à ce jour), venant à l’appui de ce qu’avait essayé de promouvoir dès1937 l’abbé Granereau avec les Maisons familiales rurales (MFR).

L’Etat s’attache alors à développer un environnement favorable aux entreprises et à l’innovation. Il soutient l’effort de Recherche et Développement (R&D) déployé au sein des pôles, en s’appuyant notamment sur le Fonds unique interministériel (FUI) et le Programme des investissements d’avenir (PIA).

Pour financer les pôles de compétitivité, les fonds mis à disposition proviennent en partie d’exonérations fiscales ciblées (supprimées depuis) et de « crédits d’intervention » de plusieurs instances :

  • le ministère chargé de l’Industrie ;
  • la Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires (DIACT) ;
  • le ministère de la Défense ;
  • l’Agence nationale de la recherche créée le 7 février 2005 ;
  • le Groupe OSEO, qui comprend l’Agence nationale de valorisation de la recherche (ANVAR), la Banque de développement des PME (BDPME)/Sofaris et l’Agence de l’innovation industrielle (AII) ;
  • au niveau local, les collectivités locales et territoriales cofinancent avec l’Etat les projets des pôles en tant que structures de gouvernance.

La politique des pôles de compétitivité change d’échelle avec l’apparition de « vallées ». Les six plus grandes vallées de l’industrie française sont aujourd’hui :

  1. Aerospace Valley : l’Occitanie et la Nouvelle-Aquitaine concentrent un tiers des effectifs français de l’aéronautique, de l’espace et des systèmes embarqués, soit 146 000 emplois industriels, 8500 chercheurs et deux des trois grandes écoles d’ingénieurs du secteur ;
  2. Cosmetic Valley : trois régions (Centre, Ile-de-France et Normandie) regroupent 90 % des PME-PMI de la parfumerie-cosmétique, avec 98 000 étudiants dans plusieurs universités (Orléans, Rouen, Tours, Le Havre, Cergy, Paris Sud…) et grandes écoles (INSA, ISIPCA, IMT…).
  3. Glass Valley : au sein de ce premier pôle mondial du flaconnage de luxe, entre Normandie et Hauts-de-France, 70 entreprises et plus de 7000 salariés produisent plus de 70% de la production mondiale de flacons de verre pour la parfumerie, les spiritueux ou la pharmacologie ;
  4. Nuclear Valley : ce pôle de compétitivité consacré au nucléaire civil dans les régions Bourgogne-France-Comté et Auvergne-Rhône-Alpes réunit 230 membres : PME, ETI, groupes, laboratoires de recherche, universités et écoles, fournissant l’ensemble des ressources industrielles, institutionnelles, académiques et scientifiques du secteur ;
  5. Plastics Valley : plus forte concentration de la plasturgie d’Europe. Autour d’Oyonnax, dans l’Ain, et dans le Jura, la filière compte plus de 600 établissements et 15 000 salariés. C’est l’une des deux grandes zones d’emplois industriels de la région Auvergne-Rhône-Alpes ;
  6. Vallée de la chimie : à l’entrée sud de Lyon, le long du Rhône, de grands groupes (Arkema, Rhodia, Total, Air Liquide…), trois centres de recherche (CNRS, IFP Energies nouvelles et Arkema) et une myriade de PME-PMI font travailler 11 000 salariés et 3000 chercheurs en région Auvergne-Rhône-Alpes.

Le rôle croissant des communes

Devant ces stratégies décidées en haut, les collectivités, en particulier les départements et les communes, ont dû devenir des acteurs majeurs de l’aménagement du territoire.

Au tout début, le rôle des communes se cantonne aux besoins primordiaux de la population avant de s’élargir aux besoins les plus divers. De par sa nature, la notion de service public justifie une intervention locale qui amène les communes à agir davantage tout en s’affranchissant peu à peu de la tutelle étatique. Ainsi, de nouvelles dispositions législatives et réglementaires sont créées durant les Trente Glorieuses sur le plan des compétences des collectivités locales.

Le décret du 20 mai 1955 marque un tournant majeur. Il reconnaît en effet la légalité de l’intervention des communes dans le domaine économique et social, que ce soit directement ou par la voie d’une participation indirecte, dès lors que celle-ci a pour objet la mise au point, la réalisation ou l’exécution d’une mission ayant un caractère d’intérêt public. S’agissant des départements, l’interprétation de leurs compétences économiques et sociales est même encore plus large, dans la mesure où ils peuvent intervenir dès lors que l’intérêt départemental le justifie. Il s’agit par conséquent d’une étape juridique importante pour le pouvoir local, même si l’intervention demeure en tout état de cause subsidiaire.

La fin de l’Etat stratège

En dépit de quelques imperfections, dès 1975, la plupart des observateurs s’accordent à dire que globalement, la politique d’aménagement du territoire conduite par la DATAR est un succès. La plupart des objectifs quantitatifs ont été atteints, même si l’on observe qu’une partie des emplois se seraient créés en l’absence d’aides. Il n’en demeure pas moins que 500 000 emplois ont été créés en province entre 1954 et 1974 grâce au concours de l’Etat.

Aujourd’hui, aussi bien le Commissariat au Plan que la DATAR ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils furent jadis. Entretemps, l’aménagement du territoire a été « privatisé ».

En mars 2014, la DATAR fusionne avec le Comité interministériel des villes (CIV) et l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) au sein du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET). Ce dernier prétend rendre plus cohérente l’action territoriale de l’Etat central, et « rompre avec une approche sectorielle des politiques publiques pour privilégier une réflexion transversale », en unissant les moyens de la politique de la ville et de l’aménagement du territoire.

Si l’Etat s’est progressivement désengagé, les collectivités territoriales, c’est-à-dire les régions, les départements et les communes, portés par leurs missions, ont tenté bon an mal an de poursuivre leur travail d’aménageurs du territoire. L’Etat leur a transféré des compétences mais sans les moyens financiers nécessaires !

La loi NOTRe contre la République

La loi d’août 2015 sur la Nouvelle organisation territoriale de la République a été présentée comme « l’acte III de la décentralisation » puisqu’elle renforce les compétences des régions et des intercommunalités, au détriment des communes, de l’Etat et des départements, qui ont failli être supprimés.

Au lieu de mieux répartir les activités sur l’ensemble des territoires, la loi NOTRe a aggravé la concentration urbaine au sein de métropoles. Leur statut d’Etablissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre a été consolidé grâce à trois réformes :

  1. la réforme des collectivités territoriales de 2010 (Sarkozy) ;
  2. la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (loi MAPTAM) de 2014 ;
  3. la loi NOTRe de 2015 (Hollande).

Au 1er janvier 2019, il existe 21 métropoles : 19 de droit commun (Bordeaux, Brest, Clermont-Ferrand, Dijon, Grenoble, Lille, Metz, Montpellier, Toulon, Nancy, Nantes, Nice, Orléans, Rennes, Rouen, Saint-Etienne, Strasbourg, Toulouse et Tours) et deux métropoles à statut particulier (Aix-Marseille et le Grand Paris). La métropole de Lyon, créée par la loi MAPTAM, est un cas à part puisqu’il s’agit d’une collectivité territoriale à statut particulier et non d’une intercommunalité.

Nous avons été peu nombreux à affirmer que cette concentration de moyens financiers sur les métropoles et non pas sur les périphéries et le monde rural, était plus qu’une aberration : un crime ! Et nous étions encore moins nombreux à demander une étude d’impact, pourtant obligatoire pour tout grand chantier, avant l’adoption précipitée de la loi NOTRe.

Fin septembre, dans son rapport, la Cour des Comptes constate que la fusion des régions (passées de 22 à 13) n’a pas permis de dégager les 10 milliards d’euros d’économies escomptées. Bien au contraire ! Les dépenses globales à périmètre constant ont enflé de 207 millions d’euros entre 2015 et 2018. L’institution, présidée par l’ancien socialiste Didier Migaud, épingle notamment le Centre/Val-de-Loire, plus mauvais élève avec + 16 %, l’Occitanie (+ 11,7 %), la Bretagne (+ 9,5 %) et la Normandie (+ 9 %).

Pour Le Parisien, le rapport « révèle, en creux, une réforme mal pensée, décidée sur un coin de table à l’Elysée et mise en œuvre à la va-vite ». Les économies d’échelle annoncées restent donc marginales, essentiellement cantonnées aux contrats d’assurance, dépenses énergétiques, achats de fournitures, frais postaux et télécommunications. Les coûts de personnel, de structure et de fonctionnement ont, eux, explosé dans la plupart des régions fusionnées.

En Occitanie, par exemple, où cohabitent désormais 13 départements pour 6 millions d’habitants, faute de disposer d’un hémicycle assez grand à Montpellier, la présidente de la région, Carole Delga, est contrainte de louer le parc des expositions de Montpellier pour accueillir ses 158 conseillers régionaux en séance. Le tout pour la coquette somme de 137 000 euros par réunion…

Plus grave, il a toujours été clair pour nous que par sa philosophie et sa nature, la loi NOTRe porte atteinte au principe de solidarité nationale qui doit animer une vraie politique d’aménagement du territoire, et bafoue la notion de péréquation verticale, qui fait qu’un Etat se porte garant de la répartition juste et équitable des dotations qu’il verse aux collectivités territoriales.

Ces atteintes sont le fruit pourri d’une financiarisation du monde dupant élus et décideurs, qui finissent par s’y soumettre volontairement. Car cette financiarisation, en confondant « croissance des profits » avec développement et mise en valeur des territoires, et cette soumission volontaire nous conduisent au désastre.

A ce titre, la théorisation du tout-métropole se compare aisément à celle de l’effet de ruissellement. Plus financière qu’économique, cette dernière veut, avec beaucoup de naïveté ou d’hypocrisie, qu’en exonérant d’impôts les plus aisés, ils investiront dans notre pays pour y créer des emplois et des richesses qui profiteront aux plus dépourvus. Par effet miroir, les métropoles commenceront par grandir au détriment de leur périphérie, mais le « pognon de dingue » qu’elles amasseront arrosera ce que Hollande appelait « les sans-dents » et Hillary Clinton « le panier des déplorables ».

Les idéologues

Ainsi, avant la loi NOTRe, les travaux de plusieurs économistes plaidèrent pour cette stratégie catastrophique en s’appuyant sur des méthodologies fallacieuses.

C’est le cas de « La nouvelle question territoriale », proposée par Laurent Davezies et Thierry Pech, dans une note publiée en septembre 2014 par Terra Nova, le laboratoire de réflexion ultralibéral proche du PS.

Les auteurs y affirment (p. 17) :

Contrairement au modèle productif qui avait prévalu jusqu’aux années 1980, la nouvelle économie de l’information vient chercher l’essentiel de ses ressources dans quelques grandes aires urbaines, et à l’intérieur même de ces grandes aires, dans quelques communes, contribuant ainsi à l’accélération de la métropolisation de notre économie.

La Note N° 20 de février 2015 du Conseil d’analyse économique (CAE) de Philippe Askenazy et Philippe Martin, intitulée Promouvoir l’égalité des chances à travers le territoire, donne encore plus de voix à cette analyse. En véritables dames patronnesses, les auteurs y préconisent, toujours sur la base de la « nouvelle économie géographique », de « concentrer les moyens de production en un petit nombre de lieux, puis de distribuer les fruits de la croissance à travers le territoire » (p. 1).

Pour leur part, C. Gilles et A. Epaulard, dans un rapport pour France Stratégie de 2014, ne disent rien d’autre lorsqu’ils affirment (p. 49) :

La concentration géographique des activités mérite d’être encouragée. Les entreprises se révèlent en général plus productives lorsqu’elles peuvent puiser dans des zones d’emploi très denses en activités économiques et à forte diversité sectorielle.

Deux éléments de preuve sont avancés par ces auteurs :

  • l’analyse des PIB régionaux par habitant ;
  • l’analyse affirmant que le doublement de la densité d’un territoire apporte un gain de productivité de 1 à 5 %.

Dans leur note, La métropolisation, horizon indépassable de la croissance économique, publié par l’OFCE en 2015, Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti ont identifié les graves failles méthodologiques de ces travaux.

Déjà, se fonder sur le PIB de l’ensemble de la nation pose problème ; il repose essentiellement sur la somme des plus-values marchandes, sans aucune précision quant à la nature productive ou non des activités dont ces plus-values sont issues. De plus, comparer le PIB d’une région avec celui de la région parisienne relève d’une mauvaise plaisanterie quand la nature des activités ne sont pas les mêmes.

Ce qui n’a pas empêché Laurent Davezies d’écrire, dans une tribune du Monde d’avril 2009 :

Fournissant près de 30 % du PIB national, elle [l’agglomération parisienne] est le moteur de la croissance française. Si l’ensemble du pays avait sa productivité [financière], la croissance [en profits financiers] du pays ferait un bond de 50 % !

Tricheries statistiques

Dans la région Inner London - West où se trouve la bulle spéculative de la City, le PIB (financier) par habitant est plus de six fois supérieur à la moyenne de l’UE-28 en 2016 (611 %). Les ratios les plus élevés suivants ont été enregistrés au Luxembourg (qui constitue une seule région à ce niveau d’analyse, 258 %), dans la région Southern and Eastern (région abritant la capitale irlandaise, 217 %) et dans la région de Bruxelles-Capitale/Brussels Hoofdstedelijk Gewest (la région abritant la capitale belge, 200 %).
Eurostat

Pourquoi le PIB régional n’est-il pas un bon indicateur de productivité ? D’abord parce que tous les habitants ou actifs n’occupent pas un emploi. Ensuite, le PIB de la région parisienne est forcément supérieur à celui du reste du pays puisque le nombre d’actifs est plus important ou plus concentré qu’ailleurs. Un PIB par type d’emploi occupé serait déjà plus précis (type signifiant productif ou non productif).

Ensuite, nombreux sont les actifs de la région parisienne à ne pas y résider : 17 % des habitants de Picardie travaillent hors de leur région et 13 % d’entre eux travaillent en Ile-de-France. Si l’on adopte le PIB par emploi occupé, la Picardie passe en 8e position au lieu de 20e en termes de PIB par habitant.

Par ailleurs, le cas des grandes sociétés, comme Colas (BTP), dont le siège est à Boulogne-Billancourt dans les Hauts-de-Seine (92), faussent également les données. Ces sociétés déclarent leurs revenus au fisc d’Ile-de-France alors que les activités de leurs salariés se répartissent sur l’ensemble du territoire.

En outre de nombreuses activités très spécifiques (finance, mode, ministères, grandes administrations, etc.) se concentrent à Paris pour des raisons qui doivent plus à l’histoire institutionnelle et politique du pays qu’au libre jeu du marché. Il n’est donc pas étonnant que les rémunérations des cadres de la finance et des cadres dirigeants soient plus élevées en Ile-de-France, d’autant plus qu’ils sont en mesure de les fixer sans la moindre relation avec leurs compétences.

D’ailleurs, comme le montrent très bien Bouba-Olga et Grossetti, la variable du PIB par habitant est très sensible aux extrêmes. En effet, dès que l’on retire la région parisienne des statistiques, les chiffres de la productivité des différentes régions font apparaître une image totalement différente et coupent l’herbe sous le pied de ceux qui ne jurent que par les métropoles.

Suite au phénomène « gilets jaunes », les députés Thibault Bazin et Jean-Claude Leclabart ont mené une « mission flash » sur l’équilibre entre les territoires urbains et ruraux, dont les résultats furent communiqués le 3 avril 2019.

Le constat est sans appel :

La théorie du ruissellement, présumant de fortes retombées économiques de l’activité des métropoles, n’est pas vérifiée (…) La doctrine administrative dominante est particulièrement influencée par la Nouvelle économie géographique qui a émergé au début des années 1990 et concentre ses travaux sur les avantages cumulatifs des territoires dans la globalisation économique. Mais les économistes tendent aujourd’hui à porter l’accent sur l’évolution des coûts en fonction de la taille des villes, montrant que les économies d’échelle laissent place, au-delà d’un certain seuil dont la définition fait débat, aux effets de saturation et aux coûts associés (charges foncières, lourds équipements de transports, etc.).

Tout comme le géographe Gérard-François Dumont qu’ils ont auditionné, ils soulignent qu’une « véritable refondation des relations ville-campagne s’avère nécessaire ».

Les pouvoirs publics (sous-entendu le gouvernement) doivent réviser profondément leurs connaissances pour comprendre que le développement et l’innovation sont partout possibles, dans tous les territoires, qu’ils soient considérés comme urbains ou ruraux.

Une carte publiée dans le rapport de France Stratégie de 2017 (ci-dessus) pointe également du doigt les « dynamiques contrastées » (l’échec) des métropoles françaises. Si la croissance de certaines métropoles (Marseille, Lyon, Bordeaux, Rennes, Nantes) a irrigué les territoires environnants, ce n’est pas le cas pour d’autres (Lille, Toulouse, Montpellier). Enfin, comme à Grenoble et Strasbourg, les environs se développent sans l’intervention de la métropole, alors qu’à Nice et Rouen, rien ne se développe, en métropole ni aux alentours.

Egalement très éclairante, une carte publiée par Le Monde du 10 septembre sur les « Territoires en bonne santé » montre que ces derniers sont loin de toute métropole. Ils font état d’un solde migratoire positif, de créations nettes d’emplois, mais aussi d’un niveau de vie et d’un taux d’emploi supérieurs à la médiane nationale. On pense à la Vendée, à la vallée de la Maurienne ou à la ville de Figeac dans le Lot, où des hommes et des femmes ont imaginé et porté des projets capables de mobiliser leur territoire.

Pose symbolique de la première pierre d’un centre de formation proche de Figeac, dans le Lot.

Le Monde :

Bien sûr, Figeac, comme d’autres régions du sud, profite de l’accueil des retraités et du tourisme, mais se distingue aussi par le maintien de son industrie. Entre 1990 et 2013, l’emploi augmente de 1,1 % par an, pour deux tiers dans la sphère présentielle (emploi liés au tourisme et aux résidents) et un bon tiers dans la sphère productive. Figeac tire avantage de son héritage industriel, porté par le dynamisme de la construction aéronautique et des entreprises comme Figeac Aero ou Ratier-Figeac, structurées au sein du système productif local (SPL) de la ‘Mecanic Vallée’. Ce dynamisme, couplé à la mise en place de formations internes par des entreprises locales et la présence d’un IUT, permet au territoire de rester relativement attrayant pour les jeunes actifs : un tiers de nouveaux entrants sur le territoire en 2014 étaient des jeunes diplômés du supérieur, selon l’INSEE. Afin de pallier les besoins en recrutement d’un territoire malgré tout vieillissant, le Grand Figeac a récemment mis en place un dispositif baptisé ‘Terre d’accueil’. Ce dispositif a permis d’identifier dans l’est de la France des candidats potentiels à l’embauche pour les industriels de la région, accueillis en juillet sur le territoire.

L’importance de la CDC

Une fois identifiée la dérive mortelle d’une vision « comptable » et donc forcément « court-termiste » du développement territorial, il apparaît clairement que ce qui vient d’arriver au statut de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), avec l’adaptation ou adoption de la loi Pacte, est de très mauvais augure.

Modèle unique en Europe, la CDC est la seule à se prévaloir de la protection de la nation (les élus), bénéficiant à ce titre d’une large autonomie. Créée en 1816 pour faciliter le financement de la dette publique, sa mission première est de « recevoir, conserver et rendre les valeurs qui [lui] sont confiées ».

Bien que le Président de la République nomme son dirigeant pour cinq ans, la CDC, par l’article L. 518-2 du Code monétaire et financier, est placée, « de la manière la plus spéciale, sous la surveillance et la garantie de l’autorité législative. Elle est organisée par décret en Conseil d’Etat, pris sur la proposition de la Commission de surveillance. »

Pour Charles de Courson (UDI-Agir), la direction du Trésor « n’a jamais digéré la loi de 1816 ». Selon lui, la CDC a vu le jour parce que « Napoléon a pillé les caisses publiques pour financer ses aventures guerrières », le Parlement devant « protéger l’épargne des Français », que « tout gouvernement est tenté de vouloir piller ».

Et parfois, alors que la Banque de France est sous la coupe des banques privées, c’est la CDC qui jouait le rôle de vraie banque nationale !

Dotée aujourd’hui d’un bilan de 167 milliards d’euros, sans aucun actionnaire, la CDC reste un outil précieux. Par son histoire et sa mission, elle restera au cœur de la politique de « crédit productif public » que nous défendons :

  • parce qu’elle détient des parts dans 921 entreprises dont BPI France, CNP Assurances, Transdev (transports publics), La Poste ou RTE ;
  • parce qu’elle est l’investisseur de long terme de la place de Paris ;
  • parce qu’elle gère la retraite d’un Français sur cinq ;
  • parce qu’elle est le principal financeur des collectivités locales ;
  • parce qu’elle collecte 60 % de l’épargne réglementée, dont le Livret A, servant à financer la construction de logements sociaux.

La loi Pacte avec le diable

Or, avec la loi N° 2019-486 du 22 mai 2019 (dite « loi Pacte ») relative à la croissance et la transformation des entreprises, l’heure de sa privatisation n’a pas encore sonné, mais sa « banalisation » est bel et bien en cours.

Comme l’explique en détail Laurent Mauduit dans un article publié le 9 juin 2018 sur Médiapart :

Dans les attendus, c’est dit de manière elliptique, mais c’est dit tout de même : ‘La modernisation de la gouvernance de la CDC vise principalement à renforcer les prérogatives de la Commission de surveillance, afin de rapprocher son fonctionnement des meilleurs standards en vigueur.’ Et les ‘meilleurs standards’ sont visiblement ceux… du privé !

Concrètement, cela passe par cinq modifications majeures :

  • L’article 30 du projet de loi « modifie la composition de la commission de surveillance de la CDC, dont le nombre des membres va passer de 13 à 15. Les salariés de l’établissement public y trouveront leur compte, puisque deux de leurs représentants pourront y siéger – ce qui est assurément une disposition vertueuse. Mais dans le même temps, l’Etat va disposer d’un contrôle renforcé, puisqu’il aura désormais la possibilité de nommer quatre personnalités qualifiées au sein de cette commission. (…) Plus brutalement dit : l’Elysée pourra y placer des obligés et mieux contrôler l’établissement » ;
  • Ensuite, c’est l’Etat seul « qui fixera la ponction opérée à son profit chaque année dans les résultats de l’établissement (…) alors que jusqu’à maintenant, le versement effectué par la CDC au profit du budget de l’Etat résultait d’un accord contractuel ; avec cette loi, Bercy pourra prendre le décret qu’il veut, et piocher dans les réserves de la CDC autant qu’il veut » ;
  • L’article 35, stipule que, bien que la CDC ne sera pas soumise à la supervision de la BCE, elle sera supervisée par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (APCR). Jusqu’à présent, c’était la commission de surveillance de la CDC qui en avait la charge, sous la tutelle des commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat. Le but de cette supervision par l’APCR étant d’ « aligner la CDC sur les meilleurs standards internationaux et européens » ;
  • Confirmant cette orientation, la suppression du poste de « caissier général », le comptable public propre à la CDC, responsable sur ses deniers personnels de son activité ;
  • L’article 110 précise d’ailleurs que « la Caisse des dépôts et consignations est soumise, pour sa gestion comptable, aux règles applicables en matière commerciale ». Comme nous l’avons développé plus haut, c’est précisément ce qu’il faut éviter à tout prix pour permettre une véritable politique d’aménagement du territoire !

Laurent Mauduit souligne que la loi Pacte menace directement « l’esprit même de la CDC, sa raison d’être » :

Sous des allures anodines, c’est donc une disposition d’une très grande portée qui est prise, tournant le dos à ce que sont l’histoire et la raison d’être de l’institution financière publique depuis deux siècles. En clair, la CDC va être contrôlée comme s’il s’agissait d’une banque privée, selon les mêmes règles. Ce qui constituera aussi une évolution majeure : comment une institution publique, chargée de missions d’intérêt public, peut-elle être astreinte à des contrôles suivant des règles identiques à celles qui encadrent les activités d’une banque privée ? »

Autre réforme inquiétante, la filiale CDC Capital, chargée de la coopération avec les fonds souverains au niveau mondial, tombe sous la coupe de la BPI France, la filiale de la CDC qui se concentre sur le service des PME…

De facto, la CDC renonce ainsi à toute participation à de grands chantiers en Afrique, pour le plus grand profit des banques privées. Car CDC Capital envisageait la création d’un fonds franco-sino-africain avec la China Investment Corporation (CIC). Mis devant ce fait, Xi Jinping, lors de son passage en France en mars 2019, s’est résigné à signer des accords de coopération essentiellement financière, notamment avec BNP Paribas et Eurazio (émanation de Lazard Frères).

La Banque des Territoires ?

C’est dans ce contexte que la création de la nouvelle Banque des Territoires, inaugurée en mai 2018 sous le slogan « L’intérêt général a choisi sa banque », est censée rassurer les responsables des collectivités territoriales.

Après la faillite de Dexia (ex Crédit local de France, dont la CDC était l’actionnaire principal avec plus de 17 % des parts), bien que les banques soient vite revenues sur le marché, il était important que l’Etat se manifeste, même si cela signifiait ajouter une couche supplémentaire au fameux millefeuille. Car en réalité, la « Banque du développement des territoires » existe déjà. C’est le slogan de La Banque postale, qui est le premier prêteur des collectivités territoriales et des hôpitaux, avec une part de marché de 25 %. La Caisse des dépôts est actionnaire de sa maison-mère, le groupe La Poste, à hauteur de 26,2 %, aux côtés de l’Etat. Pour son président, Rémy Weber, La Banque postale « finance des projets qui sont sursouscrits, un marché très bien adressé et concurrentiel, tandis que la Banque des Territoires se positionne sur les prêts au-delà de 25 ans, les grandes infrastructures, que le marché ne veut pas financer », soulignant une évidente articulation des deux acteurs publics. La BdT souhaite d’ailleurs pouvoir s’appuyer sur les relais que constituent les bureaux de poste pour mieux se faire connaître des petites communes. Au final, pourquoi avoir laissé la Banque postale se privatiser et ne pas assurer elle-même les prêts au-delà de 25 ans ?

La BdT « n’est ni un établissement public, ni une direction, ni une filiale, ni une banque. C’est une construction managériale, un projet assez original et innovant que l’on conduit en mode startup (…) rassemblant 10 000 personnes », avait ironisé lors d’une conférence de presse Olivier Sichel, le numéro deux de la CDC chargé de piloter la BdT.

En fait, de la même façon que CDC Entreprises a été rebaptisée la « Banque publique d’investissements » (BPI), tout en restant une filiale de la CDC aux services des PME/PMI, CDC Habitat (ex-groupe SNI, Société nationale immobilière) est devenue la « Banque des Territoires ».

Dans une logique de guichet unique, la BdT regroupe les « métiers de financement du logement social », des « prêts aux collectivités », des « investissements en direct » et de « conseil en ingénierie » (la SCET), afin de mieux répondre à ses clients, les collectivités et autres acteurs du secteur public local, notamment les professions juridiques (notaires, etc.).

La mission principale de CDC Habitat est la gestion du parc immobilier public. L’entreprise gère 348 725 logements. Elle propose sur l’ensemble du territoire français des logements sociaux, intermédiaires et libres, des foyers et des résidences, ainsi que l’accession à la propriété. Le Livret A, centralisé à 65 % par la CDC, finance cette politique. La CDC prête des fonds indexés au Livret A, à des taux privilégiés, aux organismes sociaux de l’habitat – OPAC, Offices publics de l’habitat (OPH), Entreprises sociales de l’habitat (ESH ex-SA HLM), etc.

La Banque des Territoires, filiale de la CDC, se veut un moteur important de la vie économique et sociale via quatre grands programmes :

  • LOGEMENT SOCIAL. Pour accompagner la réforme des HLM, la CDC a annoncé, le 5 avril, qu’elle investissait 10 milliards d’euros en direction des organismes de logements sociaux. Cette offre est composée de 2 milliards de prêts bonifiés de deuxième génération, 4 milliards de prêts à taux fixe (dont 2 milliards pour le réaménagement de la dette des organismes, 1 milliard pour la construction et 1 milliard pour la réhabilitation thermique), 3 milliards d’euros d’avance de trésorerie et 1 milliard d’euros de fonds propres pour soutenir la construction. Ce « Plan stratégique logement » serait « une préfiguration des offres de la future banque des territoires ».
  • RENOVATION CŒUR DE VILLE. La CDC lance le plan « Action cœur de ville » en faveur des villes moyennes et de rayonnement régional, qui comptent 23 % de la population française et 26 % de l’emploi : plus de 5 milliards d’euros sur cinq ans, dont 1 Md€ de la CDC en fonds propres et 700 M€ en prêts visent à redynamiser 222 centres-villes, à lutter contre la vacance des logements et des commerces et à favoriser l’activité économique locale. Aujourd’hui, elles sont les premières touchées par le processus de rationalisation des cartes administratives, judiciaires ou hospitalières.
  • « REINDUSTRIALISATION ». La BdT veut investir 100 millions d’euros par an pour accompagner les collectivités dans :
    — la reconversion de friches, immobilier de production industrielle, fonds de dépollution (Ginkgo et Brownfield) ;
    — le déploiement du très haut débit (THD ), le développement de datas centers ;
    — la mutation et l’efficacité énergétique des sites industriels et le développement d’énergies renouvelables pour une écologie industrielle ;
    — la création ou la rénovation d’infrastructures de transport et de flottes de véhicules propres, navettes autonomes, stations de recharge et d’avitaillement en énergie propre (GNV, hydrogène ou services de mobilité) ;
    — la mise en place de formations pour assurer l’adaptation des compétences aux besoins des territoires industriels ;
  • INVESTISSEMENT : 57 milliards d’euros mobilisés de 2018 à 2022 pour accompagner les réformes structurelles et répondre à quatre défis majeurs de la France soumise à l’idéologie de la « finance verte » : la neutralité carbone, l’accès à l’emploi, la compétitivité par l’innovation et l’Etat numérique.

Ainsi, sur environ 20 milliards d’euros mobilisés annuellement par la BdT, les prêts au logement social représentent 15 milliards. Les prêts aux collectivités ne sont pas une activité majeure de la Caisse des dépôts aujourd’hui : de l’ordre de 1,5 milliard d’euros par an, « un montant faible » reconnaît Eric Lombard, du fait de taux réglementés peu compétitifs, dans le cadre de la gestion des fonds d’épargne.

En effet, la BdT tire une partie de ses ressources de sa partie « investissement », c’est-à-dire la partie des fonds qu’elle fait fructifier, aussi prudemment que possible, sur les marchés financiers. Lorsque Gabrielle Gauthey, avant son départ de la CDC, présente son bilan à Olivier Sichel, le directeur général adjoint en charge de la future banque des territoires qui va absorber la direction des investissements et du développement local, ce dernier la félicite : « Formidable, vous avez créé la banque d’affaires des territoires ! »

Mme Gauthey, lors d’un entretien, s’est dit fière

d’avoir réussi à engendrer un mouvement de reprise de l’investissement en France, en développant de façon plus intensive les partenariats avec le secteur privé. Le milliard d’euros d’investissement de la CDC génère en effet 7 milliards d’euros d’investissements grâce à l’effet de levier sur l’investissement et le financement privé. En trois ans, la direction des investissements et du développement local a ainsi pu financer 15 milliards d’euros de projets. Si on extrapole sur cinq ans, on peut espérer réaliser 35 milliards d’euros d’investissements, soit 70 % du plan quinquennal de 50 milliards annoncé par le président Macron (…) Parallèlement, nous avons fortement amélioré le rendement du portefeuille de la CDC (de 30 %), levé une obligation verte (Green Bond) de 500 millions d’euros, assise à 80 % sur des actifs immobiliers neufs ou en rénovation, et investi dans des entreprises innovantes de la smart- city, porteuses de vision d’avenir sur nos métiers, susceptibles de ‘disrupter’ le secteur de l’immobilier ou des infrastructures. (…) Il faut probablement changer la philosophie de l’investissement public. Ce que la direction des investissements et du développement local a apporté, c’est la co-construction de solutions de mobilité innovantes avec les collectivités locales. Nous l’avons fait par exemple à Marseille, dans un contexte de suspension des grandes infrastructures. La LGV Bordeaux-Toulouse peut devenir un projet public-privé. De même, nous étudions avec des régions la possibilité de faire rouler des trains à hydrogène sur des petites lignes, ou des trains solaires touristiques.

Conclusion

« Les hommes et les femmes se divisent en trois classes ou ordres d’intelligence. La plus petite par leur habitude de toujours discuter des gens ; la suivante de toujours discuter de choses ; la plus haute par leur préférence pour la discussion des idées », disait Eleanor Roosevelt en reprenant une citation de Henry Thomas Buckle.

Dans cet esprit, Pierre Mendès France, partisan, comme son proche ami et conseiller George Boris, d’une « économie dirigée », estimait que le seul débat électoral qui en vaille la peine n’est pas un débat sur les candidats à l’élection, mais sur leurs idées telles qu’elles pouvaient s’appliquer dans le Plan qu’il proposait de mettre en œuvre. PMF souhaitait par ailleurs que « la période d’application du Plan soit calquée sur la durée de la législature ; chaque Assemblée adoptera, à l’initiative du gouvernement, et un an après son élection, un Plan dont elle surveillera et suivra l’exécution pendant la durée de la législature (en fait, la période d’exécution s’étendra un peu au-delà et inclura la première année de la législature suivante). »

Alors qu’il faudrait investir au moins 100 milliards d’euros par an permettant la création de 5 million d’emplois dans une vision d’ensemble pour nous sortir de la crise, préparer l’avenir et repartir avec une forte croissance, la CDC, dans ses limites et au sein d’un système qui détourne l’argent de l’investissement, a bien du mérite.

D’autant plus qu’elle n’est pas alimentée par du crédit public (Circuits du Trésor) que pourrait lui fournir une vraie banque nationale. Le pouvoir octroyé aux directions régionales et une forte volonté d’accompagner la moindre velléité des collectivités territoriales de relancer le pays, ont été décisifs. Il faut donc tout faire pour que son action ne soit pas entravée par les nouvelles orientations imposées par la loi Pacte.

En attendant, faute d’une banque nationale, d’un Commissariat au Plan et d’une DATAR du XXIe siècle, et surtout faute d’une vision promue par un Etat stratège (top-down), ce sont les communes, les villes et les autres collectivités territoriales, qui, à partir du terrain (bottom-up), montent les projets et orientent les investissements. Et parfois, reconnaissons-le, avec plus d’intelligence et de ténacité que l’ancienne technocratie.

Dans l’idéal, ce seront bien sûr des allers-retours permanents entre les différents acteurs qui feront d’une planification indicative, non pas un cadavre administratif mais un corps vivant, irriguant de croissance et de développement chaque recoin de la République.

Pour être clair, trop entravées, ni la CDC, ni la Banque postale, ni la bpifrance, et encore moins la Banque des Territoires, ne pourront mener les grandes transformations permettant de passer au nucléaire du futur ou d’équiper la France avec un réseau de transports rapides sur coussin d’air.

Pour y parvenir, un lobby de citoyens et d’élus éclairés et courageux, donc conscients des enjeux et de la destruction des moyens d’actions des élus, doit s’ériger en faveur de l’impératif majeur qu’est la création d’une vraie banque nationale.


[1Avant Vichy, on ne parlait pas « d’aménager » mais « d’équiper » le territoire, c’est-à-dire accompagner l’homme là où il s’installait pour travailler, que ce soit en ville, dans les banlieues ou ailleurs. Les Maurrassiens ont perpétué le mythe que c’était non pas la Royauté mais la révolution et la révolution industrielle qui avait fait grandir excessivement Paris au détriment du reste du pays. Malthusiens de surcroit, convaincus que le nombre d’emplois se limitait à un nombre immuable, ils pensaient que pour faire renaitre les territoires, il fallait affaiblir les villes en général et avant tout Paris. Gravier, qui avait travaillé pour la Fondation Alexis Carrel, était le porte-voix de cette mouvance et son livre, plein d’imprécisions, reste à ce jour une des grandes références en ce qui concerne l’aménagement du territoire.