Exporter le nucléaire civil en Afrique : la France en rêve, la Russie le fait

vendredi 25 octobre 2019

Chronique stratégique du 25 octobre 2019 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Les nostalgiques des vieux empires coloniaux ou de leurs formes modernes peuvent pleurer : un an après le grand Sommet Chine-Afrique de Beijing, le Sommet Russie-Afrique, qui vient de se terminer à Sotchi, a démontré que le nouveau paradigme des BRICS et des Nouvelles Routes de la soie est définitivement une réalité.

Le premier Sommet Russie-Afrique s’est tenu les 23 et 24 octobre à Sotchi, en Russie. Co-présidé par le président Vladimir Poutine et par le président égyptien Al Sissi, qui dirige actuellement l’Union africaine, il a rassemblé l’intégralité des 54 États africains. 47 chefs d’État étaient présents – dont huit ont eu une rencontre bilatérale avec Poutine. Étaient également présents les dirigeants des huit principales organisations régionales africaines : l’Union africaine, la Banque africaine d’import-export et les groupes sous-régionaux du Sud de l’Afrique, des États ouest-africains, du Maghreb, de l’Afrique de l’Est, du Marché commun pour l’Afrique de l’Est et du Sud, et du groupe des cinq au Sahel.

Le thème global du Sommet était « Russie-Afrique : faire valoir le potentiel de coopération », et les discussions ont porté sur les domaines de la coopération politique, économique, humanitaire, culturelle, ainsi qu’en matière de sécurité.

Le nucléaire pour sortir le continent de l’obscurité

La volonté de nombreux pays africains de développer l’énergie nucléaire civile est emblématique du vent de progrès qui souffle sur le continent.

Aujourd’hui, les 48 pays d’Afrique subsaharienne produisent autant d’énergie qu’un seul pays européen comme l’Espagne. Seuls cinq pays africains ont un taux d’électrification atteignant les 100 %. Tous sont situés en Afrique du Nord : l’Algérie, l’Égypte, la Libye, le Maroc et la Tunisie. Viennent ensuite l’Afrique du Sud (85,4%), le Ghana (64%), le Sénégal (56,5%), la Côte d’Ivoire (55,8%) et le Nigeria (55,6%). Honte à nous, les pays de la Françafrique sont parmi les plus mal situés, avec 16 % d’accès à l’électricité pour le Niger (dont nous exploitons l’uranium), 9 % pour le Tchad, 14 % pour la République Centrafricaine, et 20 % pour le Burkina Faso, selon les données de la Banque mondiale.

Le 15 octobre dernier, Alexei Likhachyov, le directeur de l’agence nucléaire russe Rosatom, qui a accompagné Poutine lors des rencontres bilatérales à Sotchi, déclarait :

Rosatom est actif depuis longtemps en Afrique. La création et le développement de l’industrie nucléaire sur le continent africain ne résoudront pas seulement le problème de la crise énergétique, mais modifieront également le niveau de vie, offrant un accès complet aux services de santé publique, augmentera le niveau d’éducation ainsi que la sécurité alimentaire. Nous constatons un grand intérêt de la part des pays africains pour créer de nouveaux liens pour un développement technologique plus approfondi. Par ailleurs, nous sommes prêts à examiner toutes les options possibles en matière de coopération sur le continent. Les projets nucléaires russo-africains vont avoir un grand avenir.

Huit pays africains ont déjà signé des accords avec Rosatom : le Soudan, le Kenya, l’Ouganda, le Nigeria, le Rwanda, la Zambie, le Zimbabwe et le Ghana ; la Côte d’Ivoire, l’Égypte, l’Éthiopie, le Niger, l’Afrique du Sud, la Tanzanie et la Tunisie envisagent également de le faire.

Mise à part la Russie, deux pays sont en mesure de contribuer au développement énergétique de l’Afrique : la Chine et la France. Mais cela impliquerait bien entendu de jeter la « Françafrique » à la rivière, et aussi d’inverser le processus qui a conduit le secteur nucléaire français dans la crise actuelle, en raison des décisions incompétentes des gouvernements récents, et de la pression du lobby de la finance verte malthusienne européenne.

Les gardiens du « pré carré » français s’agacent

Très incommodés face à cette initiative ambitieuse de la Russie, les médias français parviennent difficilement à masquer leur préjugés coloniaux ; et, incapables de comprendre la nature du monde nouveau qui émerge aujourd’hui, continuent de raisonner dans les termes géopolitiques d’un « jeu à somme nulle » où les uns cherchent à « rafler la mise » contre les autres.

« Moscou met le cap sur l’Afrique, écrivait Le Point le 17 octobre, quelques jours avant l’ouverture du Sommet de Sotchi. Pour enraciner cette ambition face à l’Occident mais aussi à la Chine, Vladimir Poutine va présider la semaine prochaine son premier grand sommet africain. (…) Exemple le plus frappant d’un retour sur le continent africain : l’arrivée début 2018 d’armes et de dizaines de ‘conseillers militaires’ en Centrafrique, pourtant un pré carré français [sic]. Là, l’influence russe est tout sauf discrète, à commencer par celle de Valeri Zakharov, ‘conseiller à la sécurité’ du président Faustin-Archange Touadéra ».

Tandis que Libération parle de Russafrique, le journal Jeune Afrique, connu pour sa complaisance vis-à-vis du « pré carré français », titre « Sommet Russie-Afrique : vers une ‘Poutinafrique’ ? ». Se focalisant exclusivement, comme Le Point, sur la question de la sécurité, le journal écrit : « Pour l’ancien officier du KGB, la diplomatie plus ou moins secrète du muscle n’a pas changé de ressorts : la fourniture de kalachnikovs ou l’envoi de ‘conseillers militaires’ à d’anciens ‘pays frères’ communistes, comme l’Éthiopie ou l’Angola, mais aussi – c’est récent – à des pays comme le Mali ou la Centrafrique, traditionnellement classés dans le pré carré français ».

Souveraineté économique

Ce que feignent d’ignorer ceux qui persistent à voir le monde avec les yeux du XXe siècle, c’est que si la sécurité a représenté une part certes non négligeable des débats à Sotchi, le thème central en était avant tout celui du développement économique.

À propos du panel intitulé « Souveraineté économique pour l’Afrique : problèmes et solutions », le site de l’organisateur du Forum, la Fondation RosCongress, souligne le fait que les pays africains, s’ils veulent atteindre leurs objectifs économiques et répondre aux besoins de leurs citoyens, sont aujourd’hui contraints de se tourner vers des sources étrangères de financement, ainsi que vers les institutions supranationales telles que le FMI et la Banque mondiale. Les crédits « généreusement » alloués incluent des « conditionnalités » socio-économiques et politiques qui ont limité (pour rester poli) la souveraineté de ces pays.

Pourquoi en est-il ainsi ?, demande le site de la Fondation. Quel est le véritable coût des financements concessionnaires du FMI et de la Banque mondiale ? Pourquoi les multinationales exploitant les ressources minières de l’Afrique sont en mesure d’extraire ce capital dans des conditions bien meilleures que les pays où se trouvent ces richesses naturelles ? Quelles seront les conséquences pour les pays africains si le modèle économique actuel continue d’être appliqué ?

Pour Konstantin Malofeev, directeur de l’Agence internationale de développement souverain (IASD), l’un des experts intervenant dans le panel,

la véritable souveraineté économique commence par la souveraineté économique. De nos jours, la plupart des financements que reçoivent les pays africains impliquent des conditions défavorables, et l’accès aux marchés de capitaux n’est possible que pour une douzaine de pays, malgré de bons potentiels de développement.

De nombreux accords ont été conclus à Sotchi, notamment pour une coopération dans l’exploitation, principalement offshore, des ressources d’énergie fossile, ainsi que dans des projets conjoints d’infrastructures de transport, de construction immobilière, ou dans l’utilisation des minéraux du sol africain au bénéfice des populations, notamment pour la santé publique.

L’agenda défini pour le panel intitulé « Russie et Afrique : science, éducation et innovation pour le développement économique » donne le ton :

Le développement croissant des potentiels économiques de la Russie et de l’Afrique est inextricablement lié à la production scientifique et à l’amélioration de l’éducation et de la formation générale. Le XXIe siècle a consacré l’avènement de l’économie de la connaissance. La recherche et le développement scientifique génère des biens nouveaux et de l’activité industrielle, et ses contributions permettent de résoudre les défis sociaux et économiques auxquels font face nos pays.

Vous venez de lire notre chronique stratégique « Le monde en devenir ». ABONNEZ-VOUS ICI pour la recevoir sans limitation. Vous aurez également accès à TOUS les dossiers de ce site (plus de 400 !)...