Le Liban dans le miroir de la crise

lundi 4 mai 2020, par Tribune Libre

Bassam El Hachem a décrit pour l’auditoire de la visio-conférence internationale de l’Institut Schiller les causes qui ont conduit son pays à la faillite, et les conditions de son salut.

Mme Helga Zepp-Larouche, mes amis de l’Institut Schiller, notamment Jacques Cheminade et Christine Bierre, Mesdames et Messieurs les conférenciers, Mesdames et Messieurs qui nous écoutez,

Je vous salue cordialement de Byblos (Liban) où je suis cloîtré, comme chacun de vous je suppose, chez moi, en observance des mesures de confinement prises pour contrer la propagation de la pandémie de coronavirus. Et c’est justement sur le Liban que portera mon propos.

Ce pays traverse en effet aujourd’hui deux crises économiques et sociales, inextricablement imbriquées, illustrant en miniature, à mon avis on ne peut plus fidèlement, la problématique globale de notre visio-conférence. Soit, d’un côté, celle résultant, chez nous comme chez chacun de vous, des dispositions prises pour contrer la pandémie du Covid 19 et, de l’autre, celle dont les médias ont tant fait écho ces derniers mois, suite à ce soulèvement populaire inédit qui a pris son coup d’envoi le 17 octobre dernier, et, à ce jour encore, poursuit invinciblement son cours, envers et contre le confinement. D’où, me semble-t-il, la pertinence de son choix (le choix du Liban s’entend), notamment sous l’angle de la deuxième crise, quant à elle davantage structurelle, pour une étude de cas d’intérêt général.

Toujours est-il que, pour faire ma présentation, il ne m’est accordé que 5 à 7 minutes. D’où l’incontournable obligation où je me trouve, d’en restreindre la teneur au strict essentiel, c’est à dire aux grandes coordonnées de cette crise, que je formulerai d’ailleurs sans trop de détail, pour les mêmes raisons, sous forme de clauses classées respectivement sous trois grands titres : I) les principaux indicateurs de cette crise ; II) ses causes profondes et, III) ses perspectives d’avenir. Et faute de temps, je passe délibérément outre une description des circonstances qui ont entouré l’émergence sous la pression de la crise de l’insurrection (d’aucuns préfèrent dire plutôt la révolution) du 17 octobre.

I. LES INDICATEURS DE LA CRISE

S’agissant, pour commencer, des indicateurs de cette crise, ils se laissent ramener pour l’essentiel à trois majeurs ; à savoir :

  1. un effondrement financier et économique prenant corps dans une dette publique qui avoisine le chiffre astronomique de 90 milliards de dollars USA et correspond, du coup, à 160 - 170 % du PIB national, qui plus est, couplé à un très lourd service de la dette, équivalant à 10 - 11 % du PIB, d’un déficit budgétaire se chiffrant en 2019 à 16 % du PIB, mais couplé aussi à un grave déficit dans la balance des paiements, dans une économie rentière qui repose désormais presque exclusivement sur la spéculation financière et foncière au détriment des secteurs productifs de biens physiques et où, de plus en plus, l’on importe beaucoup plus que l’on exporte ;
  2. des conditions de vie en régression continue, résultant de trois facteurs liés ; soit : a) une détérioration du pouvoir d’achat des revenus, quand ils existent, en conséquence d’une stagnation endémique des salaires allant de pair avec une augmentation des taxes sur les produits importés (soit sur près de 80 % des produits de consommation dans le pays) et, même, à compter de l’été 2019, un début d’amputation pratiquée sur la paie des retraités de la fonction publique et des forces armées et annonçant des amputations du premier emploi) et, c) des pressions accrues sur les deux marchés, économique et du travail, par une rude concurrence qu’exerce une masse de Syriens désormais présents au Liban, qui totalise près de 1,5 millions d’individus venus progressivement depuis l’éclatement de la guerre chez eux en 2011, s’ajouter à 500 000 réfugiés palestiniens, sur un minuscule territoire dont les natifs résidents ne totalisent guère plus que 4 000 000 d’habitants ;
  3. un délabrement – j’allais dire scandaleux – des infrastructures et des services qu’elles fournissent, malgré tant d’argent dépensé au titre affiché de la reconstruction après la guerre qui avait dévasté le Liban entre 1975 et 1990 : de l’électricité qui, de 1993 à ce jour, a coûté 2 milliards de dollars par an en pure perte (d’où un total de 54 milliards en 27 ans), et est toujours loin d’être assurée 24h/24 ; à l’eau potable qui ne coule guère tous les jours dans les robinets ; au transport urbain et interurbain extrêmement polluant et gaspilleur de temps et d’énergie sur les routes en l’absence de métro et même de chemins de fer, dont le pays avait été pourtant doté depuis le début du 20ème siècle, mais que le pouvoir établi dans l’après-guerre a préféré (je vous laisse deviner pourquoi) mettre au rancart ; aux ravages de tous genres que subit l’environnement naturel, et j’en passe.

II. LES CAUSES DE LA CRISE

S’agissant, sur ce, des causes qui se tiennent derrière cette crise, elles sont bel et bien nombreuses. Mais pour n’en citer que les plus profondes, j’en retiendrai quatre ; à savoir :

  1. un pouvoir foncièrement stipendié et corrompu qui, au terme d’un compromis tripartite, syro-américano-saoudien, et contre le gré d’une immense majorité de Libanais qui se sont exprimés dans les urnes en 1992, fut établi sous tutelle syrienne et à la tête de son appareil exécutif, le fameux homme d’affaires libano-saoudien Rafic Hariri, en application – biaisée — de l’accord de Taëf (en Arabie) qui avait marqué la fin de la guerre du Liban. Aussi jusqu’en 2005 où ce chef du gouvernement sera assassiné, les hommes forts de ce pouvoir partageront les dividendes de leurs pratiques de tous genres avec les tuteurs syriens. Mais après 2005 et le retour, consécutif à l’assassinat de Rafic Hariri, des troupes syriennes chez elles, cette manière de faire corrompue ne persistera pas moins, envers et contre le retour en force, dans le pays et dans l’arène politique, des principaux leaders d’appartenance chrétienne, revenu qui d’un exil forcé, qui de prison ;
  2. une politique économique et financière foncièrement rentière, adoptée de manière systématique par les précités et leurs acolytes de tous bords, privilégiant – comme pour ruiner à dessein le pays, et je pourrais en élucider les dessous tout à l’heure si vous le souhaitez — endettement et attraction des capitaux pour être placés dans des bons du Trésor à des taux d’intérêt annuels atteignant à un moment donné le seuil fort inquiétant de 40 - 45%. Ce dont il résultera inévitablement un accroissement des dettes de l’Etat, une accumulation des fortunes privées issues de ces malversations, au détriment de l’intérêt public, et une ruine subséquente de l’agriculture et de l’industrie dont les investisseurs éventuels seront par-là inexorablement détournés à l’avantage des placements en banque ;
  3. la guerre en Syrie et ses incidences néfastes sur l’économie libanaise, dont deux majeures : d’un côté, l’afflux au Liban de cette masse énorme de ses ressortissants fuyant la guerre, avec les pressions accablantes qui en découleront, comme déjà évoqué, tant pour la main-d’œuvre libanaise que pour le marché local des produits autochtones et, d’un autre côté, une coupure inédite des routes terrestres irremplaçables pour le transport de la production libanaise, tant industrielle qu’agricole, vers la Jordanie et l’ensemble des pays arabes du Golfe, dont surtout le grand consommateur de produits libanais qu’est le marché irakien.

Sur ce, essayant à présent de regarder vers l’avenir, à la recherche d’une éventuelle issue à cette crise, l’on voit d’entrée de jeu des obstacles de taille y faire opposition. Mais l’on voit également des ouvertures prometteuses. Voyons ce qu’il en est.

III. VERS UNE SORTIE DE LA CRISE : DES OBSTACLES

Pour ce qui est, en effet, des obstacles, l’on en repère notamment les suivants :

  • une politique systématique des Etats-Unis à coup de sanctions économiques et financières venant relayer les canonnières de jadis, au service privilégié d’Israël qui étrangle le Liban et en est même venue au cours des huit dernières années à faire couler deux banques libanaises, sous le prétexte fallacieux qu’elles rendaient des services financiers au Hezbollah ;
  • des pressions exercées pareillement par la même superpuissance sur le Liban, pour le forcer à modifier, là encore en faveur d’Israël, son « enfant unique », le tracé de ses frontières terrestres et maritimes avec Israël et la Palestine occupée ; ce dont une incidence est de retarder autant que possible l’avancement du Liban dans ses explorations pétrolières et gazières en Méditerranée et, éventuellement, de lui arracher une superficie maritime s’étendant sur 800 km2 sous laquelle se situe manifestement un important gisement d’or noir ;
  • par proxy interposés, parmi les dirigeants politiques libanais, les USA nous interdisent également, sous des prétextes fallacieux, toute reprise du dialogue avec le pouvoir syrien, lequel a tenu bon, avec l’aide de ses alliés dont notamment la Russie, l’Iran et le Hezbollah libanais, face à la guerre multinationale qui fut lancée en 2011 contre son pays sous la haute supervision, là aussi, des USA. Ce qui entrave, entre autres, toute solution à nos problèmes économiques par deux biais, à savoir : le rétablissement du transit de notre production industrielle vers les pays du Golfe, et le rapatriement des réfugiés syriens restés chez nous, que l’ensemble que l’on appelle « communauté internationale », encore une fois sous la houlette des USA, s’obstine officiellement à implanter (pourquoi donc ?) dans le pays du Cèdre ;
  • les conditions draconiennes du FMI et de la banque mondiale, comme de la conférence dite CEDRE (réunie à Paris en avril 2018), où l’influence américaine pèse également de manière notoire. Pour nous consentir des prêts qui nous permettent d’assainir nos finances et relancer notre économie, ces derniers nous imposent des conditions que nous ne sommes pas en mesure d’accepter ni d’assumer comprenant entre autres : vente à des étrangers (sous couvert de privatisation) des entreprises publiques rentables, amputation (appelée réforme du régime) des retraites, augmentation de la TVA et des taxes sur les carburants pour un public est d’ores et déjà saigné à blanc, et j’en passe.

IV. VERS UNE SORTIE DE LA CRISE : LES SOURCES D’ESPOIR

Toujours est-il qu’à ces obstacles persistant à entraver la recherche d’une solution à notre crise, des lueurs d’espoir pour une issue de sortie pointent à l’horizon, mais il est évident que, sans aide extérieure, le Liban seul aura du mal à les mettre à profit.

A savoir notamment :

  • Une récupération éventuelle de l’argent public cambriolé par les malfaiteurs qu’on n’ignore plus et déposé sur des comptes à l’étranger. Celui-ci, en effet, s’élèverait selon des estimations restant à affiner à un montant se situant entre 160 et 200 milliards de dollars, donc au moins à près de deux fois le montant de la dette publique ; à quoi s’ajoutent 13 milliards de dollars expatriés récemment, après et peu avant le 17 octobre 2019, de manière illégale, à un moment où les banques étaient fermées et où le commun des mortels parmi les résidents se voyait interdit de disposer de ses dépôts en banque ;
  • Une neutralisation des facteurs régionaux, par un règlement de la cause palestinienne et de la question syrienne, condition incontournable pour écarter de la scène libanaise les interférences régionales en provenance notamment de l’Arabie Saoudite, de l’Iran, et négocier avec le Hezbollah la question de son avenir, parallèlement au rétablissement entre la Syrie et le Liban d’un dialogue conduisant à régler les deux questions déjà évoquées du retour chez eux des Syriens déplacés au Liban et du transit des marchandises libanaises vers le Golfe ;
  • Une restructuration de notre économie de manière à privilégier, au détriment du système rentier, les secteurs productifs de l’économie physique, soit l’agriculture, l’industrie et la technologie.

De tout cela, néanmoins, rien ne sera vraisemblablement possible que dans le cadre d’une refondation des rapports entre les nations, sur la base d’une équation du genre donnant-donnant et d’un nouvel ordre financier et économique plus équilibré, mettant au rebut l’hégémonisme dangereux que les Etats-Unis pratiquent à outrance et donnant, à sa place, à toutes nations, grandes et petites, voix au chapitre dans la gestion des affaires du monde. Aussi n’est-ce pas pour réfléchir sur une telle alternative que nous sommes à présent réunis ?

Bassam El Hachem

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