La mauvaise gestion de la pandémie menace les emplois et la sécurité alimentaire

mardi 5 mai 2020

Chronique stratégique du 5 mai 2020 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

En l’absence d’action concertée au niveau international, la situation de l’emploi et de l’alimentation dans le monde s’aggrave de jour en jour. D’après l’Organisation mondiale du Travail (OIT), les travailleurs de « l’économie informelle », qui représentent la moitié des travailleurs de la planète, sont directement menacés par la pandémie, et risquent de perdre du jour au lendemain leurs moyens de survie.

« L’économie informelle » frappée de plein fouet

La traditionnelle fête du travail vient de passer, sans les grands rassemblements et cortèges défilant habituellement dans les rues du monde entier, tandis que nous traversons sans doute la pire crise de l’histoire du monde du travail. D’après un rapport de l’OIT publié à la veille du 1er mai, environ 1,6 milliard de personnes, soit près de la moitié de la population active mondiale (3,3 milliards de personnes), « courent un risque immédiat de perdre leurs moyens de subsistance à cause du coronavirus ». Il s’agit des travailleurs de « l’économie informelle », ce réseau déréglementé de vendeurs de rue, d’employés des services et, dans le pire des cas, d’esclaves modernes de l’économie souterraine du trafic de drogue et de la prostitution/pornographie.

Paralysées par la pandémie, les pays du « tiers monde » – en Asie, Afrique et Amérique latine –, qui se retrouvent en première ligne, voient ainsi des millions de travailleurs « informels » plongés du jour au lendemain dans le dénuement total, sans revenus, et donc sans aucun moyen de subsistance pour eux et leurs familles.

« Au fur et à mesure de l’évolution de la pandémie et de la crise de l’emploi, le besoin de protéger les plus vulnérables devient de plus en plus pressant », a déclaré le directeur général de l’OIT Guy Ryder, qui s’étonne même qu’il n’y ait pas plus d’émeutes. « Pour des millions de travailleurs, l’absence de revenus signifie plus rien à manger, et l’absence totale de sécurité et d’avenir. Des millions d’entreprises à travers le monde ont du mal à tenir la tête hors de l’eau. Elles n’ont pas d’épargne ou pas d’accès au crédit. Voilà pourtant le vrai visage du monde du travail. Si nous ne leur venons pas en aide dès à présent, elles vont disparaître, tout simplement ».

Au Pérou, par exemple, des centaines de milliers de citadins qui avaient migré au fur et à mesure des années vers les villes, en particulier à Lima, à la recherche d’un emploi, tentent aujourd’hui désespérément de retourner dans leurs villages pour survivre. À Lima, l’emploi ayant déserté, ils trouvent de moins en moins de logement et de nourriture. Contraints de fuir, ils partent à pied sur les routes du pays, et parcourent des centaines et des centaines de kilomètres. Ce type de migration massive inversée n’est pas propre au Pérou ; elle touche une grande partie du tiers monde, en Inde, en Indonésie, et dans de nombreux pays africains, comme nous l’avions évoqué dans notre livraison du 9 avril.

Cette situation ne fera qu’aggraver la propagation du coronavirus sur la planète, comme ce fut le cas au XIVe siècle avec la peste noire en Europe, à moins qu’une action concertée entre nations du Nord et du Sud ne soit décidée.

Sur une population active mondiale totale estimée à 3,3 milliards de personnes, l’OIT estime qu’environ 2 milliards d’entre elles, soit 61 % du total, travaillent dans l’économie informelle. La grande majorité de ces travailleurs informels (93 %) se trouve dans le tiers monde. Au cours du premier mois qui a suivi le début de la pandémie dans leur pays, leurs revenus ont baissé en moyenne de 60 %. Aujourd’hui, 1,6 milliard de ces 2 milliards de travailleurs informels – soit près de 80 % de l’ensemble des travailleurs informels – ont perdu leur emploi ou sont sur le point de le perdre.

En Afrique, 86 % des emplois sont dans le secteur informel ; environ 80 % d’entre eux ont déjà perdu leur emploi, ou sont sur le point de le perdre, ce qui représente une proportion de 69 % de l’ensemble de la main-d’œuvre africaine. Et ce, dans un continent où, avant la pandémie, il y avait déjà 41% d’extrême pauvreté, 55% de la population n’avait pas accès à l’électricité et 55% de la population urbaine vivait dans des bidonvilles.

L’urgence d’une action globale

Le 1er mai, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix 2019, a souligné la nécessité impérieuse de considérer la lutte contre le Covid-19 comme un combat global : « Le monde ne sera pas libéré de la pandémie tant que tous les pays n’auront pas été libérés du coronavirus. (…) Seule une action en soutien au combat des pays en développement contre la maladie permettra au monde d’éviter une seconde vague du virus cet automne ».

Abiy Ahmed a notamment fait référence à l’initiative de la « Global Health Pledging », lancée le 4 mai, lors d’une visio-conférence, par l’Union européenne et plusieurs autres pays, dans le but de lever des fonds pour les pays en développement : « Les dirigeants de l’Union africaine accueillent positivement les offres de tests de dépistages, de ventilateurs et d’équipements de protection des personnels soignants, en provenance du monde développé. Mais si nous voulons venir à bout du Covid-19, les pays les plus riches doivent entendre et répondre aux appels des pays en développement en faveur d’une stratégie pour résoudre la double crise sanitaire et économique. Jusqu’à maintenant, il y a eu une énorme déconnexion entre la rhétorique des dirigeants des pays riches – une ’crise globale et existentielle sans précédent depuis un siècle’ – et le soutien qu’ils semblent envisager en réalité ».

Sans remise en cause des axiomes néocoloniaux qui dominent la mondialisation financière, à l’encontre des pays du Sud, les belles déclarations d’intention, ou même les aides financières, ne résoudront rien. En effet, jusqu’à la semaine dernière, les pays africains dépensaient davantage pour la charge de la dette que pour la santé publique, comme l’a rappelé le Premier ministre éthiopien.

Dans 34 des 45 pays africains, la dépense publique pour la santé était inférieure à 200 dollars par personne. Impossible dans ces conditions de financer des lits d’hôpitaux en réanimation, des ventilateurs et des stocks de médicaments nécessaires contre le Covid-19. Sans parler des mesures de bases du confinement – distanciation sociale, masques, gel hydroalcoolique, etc – qui sont quasi inenvisageable dans ces pays.

« Les gouvernements africains ont besoin d’un apport immédiat de fonds pour investir dans la santé et la sécurité sociale. Ceci ne peut être fait efficacement qu’en commençant par réduire la dette. (…) Et au-delà de la réduction de la dette, les plafonds de prêts du FMI, de la Banque mondiale et des autres banques de développement multilatérales devront être augmentées substantiellement. Et une émission de monnaie internationale – les droits de tirages spéciaux (DTS) du FMI – de 1500 milliards de dollars doit être très vite lancée », a ajouté Abiy Ahmed.

En Europe, la faim vient gratter à la porte

En Europe, le ralentissement économique provoqué par le virus pourrait à terme affecter les emplois de 60 millions de travailleurs, entre baisses de salaires et licenciements, prévient le cabinet d’études McKinsey.

Selon Eurostat, 7 % des Européens ne mangent pas à leur faim et 26,6% de la population italienne risque de basculer dans la pauvreté ou l’exclusion sociale. C’est aussi le cas d’un Britannique sur cinq. Le chômage et les politiques d’austérité apparaissent comme les principaux facteurs de risque. Au Royaume-Uni, un million et demi de personnes ont passé au moins une journée sans manger depuis le 23 mars, début du confinement dans leur pays, et huit millions, soit 16 % des Britanniques, ont souffert d’insécurité alimentaire, c’est-à-dire qu’ils ont dû soit sauter un repas, soit en réduire la taille, soit connaître la faim, selon un sondage réalisé par la Food Foundation et cité par Le Monde.

Plusieurs régions méridionales, très dépendantes d’un tourisme de masse qui n’aura plus lieu cette année, et dont les systèmes de santé ont été fragilisés par l’austérité mortifère imposée par la Troïka, voient également le chômage et la pauvreté exploser. Au Portugal, déjà « 150 000 familles sont au bord de la famine », selon le quotidien portugais Correio da Manhã. « Les demandes [d’aide humanitaire] ont augmenté de plus de 50 % ces deux derniers mois », rapporte l’ONG catholique Caritas, ce qui correspond à 600 000 personnes qui ne parviennent plus à subvenir à leurs besoins.

A Palerme, en Sicile, un supermarché a été pris d’assaut fin mars par des consommateurs qui refusaient de payer, faute d’argent. Pour désamorcer la situation, le gouvernement italien a annoncé la distribution de bons alimentaires aux plus démunis. Des fonds d’un montant de 400 millions d’euros ont été débloqués. A Naples, une des villes les plus pauvres d’Italie, et où le travail au noir est très important, des « paniers de la solidarité » font leur apparition. Attachés à des cordes, des paniers en osier remplis de nourriture offrent à ceux qui en ont besoin la possibilité de manger gratuitement.

En France des mesures ont également été prises pour compenser la fermeture des cantines scolaires. En Seine-Saint-Denis, où le préfet craint des « émeutes de la faim », une aide contre la précarité alimentaire a été annoncée mi-avril : 60 euros seront distribués à 25000 collégiens. « La question de la faim est existante dans les territoires d’outre-mer », a reconnu mardi la ministre des Outre-mer Annick Girardin. Elle a ajouté que les aides alimentaires seront « plus importantes » en Guyane et à Mayotte.

Tout cela doit nous inciter à penser une sortie de cette crise « par le haut ». Prenez le temps de visionner et de lire les vidéos désormais disponibles de la grande visio-conférence de l’Institut Schiller. Cette bataille n’attend que votre engagement et contribution !

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