Face au coronavirus : ce que la solidarité des Français nous enseigne

mercredi 10 juin 2020, par Tribune Libre

Par Cédric Gougeon

La France pensait avoir le meilleur système de santé du monde, comme elle était convaincue d’avoir la meilleure armée du monde en 1940. Et puis, sous nos yeux, tout s’est effondré à une vitesse inimaginable. On se demandait pourquoi la France avait manqué d’avions efficaces, d’armements modernes comme des chars d’assaut, et pourquoi les soldats portaient encore des bandes molletières alors que les soldats allemands avaient des bottes en cuir. (…) Et cette catastrophe en cours nous amène inévitablement aux mêmes conclusions : incompétence, inorganisation, absence de vision à long terme, improvisation.

Ainsi commente l’édito de Charlie hebdo du 27 mars, alors que les Français digèrent douloureusement l’humiliation quotidienne d’une débâcle étrangement invariable dans la durée, ahuris par l’absence d’un sursaut tant attendu. A cela se substituent les images de soignants vêtus de sacs-poubelle et de masques moisis, des images crues qui fleurissent sur les réseaux sociaux et alimentent un esprit de revanche partagé bien au-delà du phénomène des Gilets jaunes.

Une étrange défaite ? Pas si l’on met en lumière le sursaut formidable des forces vives de tout poil, car si la cathédrale France a subi un incendie dévastateur, ce ne sont pas les milliardaires qui ont relevé les manches de manière exemplaire, mais des jeunes de quartiers, des « makers » en tout genre, des couturières et des citoyens, tous engagés parfois au risque de leur vie pour venir en aide aux plus démunis et au personnel de santé livré à lui-même. Autant d’initiatives ingénieuses, généreuses et salutaires que les sur-diplômés des métropoles ont été incapables de mettre en marche.

Des makers 3D à la rescousse

Dès les premiers jours du confinement, un nombre incroyable de Français s’organisent pour pallier au manque chronique de matériel de protection. Quelques semaines avant cela, le designer de l’imprimante 3D la plus en vogue, Josef Prusa, mobilise sa petite équipe de makers depuis la République Tchèque pour élaborer le design et la fabrication de visières protectrices depuis un modèle « open source » (en libre accès). En quelques jours à peine, il reçoit la commande de près de 100 000 masques du ministère de la Santé tchèque, et le 27 mars, le fichier en accès libre de la visière élaborée par PRUSA research est téléchargé par plus de 100 000 makers en herbe dans le monde entier. « La foi en l’humanité restaurée !? » se demande-t-il alors.

Mais c’est en France, où la pénurie de masques et de matériel médical se fait le plus sentir, que le phénomène va enregistrer le plus grand succès en Europe. Fin avril, plusieurs centaines de milliers de visières ont été confectionnées par plus de 400 fab-labs sur tout le territoire (https://www.makery.info/labs-map/) sans compter un nombre inestimable d’initiatives personnelles comme celle de Léo, 14 ans, qui à lui seul a produit plus de 1000 visières depuis son imprimante 3D chez lui, à Brêmes (62).

Mais au-delà de la révélation symbolique que personnifie soudainement cette technologie née il y a quelques années seulement, c’est bel et bien la solidarité proactive, organisée et coordonnée en dehors des radars de l’exécutif et ce, d’une manière encore jamais observée, qui a étonné tout le monde. A titre d’exemple, la plateforme Covid3D conçue par un petit groupe d’avocats, informaticiens, youtubers et makers passionnés a réussi à mettre très rapidement en relation des professionnels, des bénévoles et des structures hospitalières pour la création et la distribution de matériel de protection en un temps record, sans passer par la plateforme du gouvernement jeveuxaider.gouv.fr jugée trop restreinte et inadéquate pour ce type de démarche, malgré le succès qu’elle a par ailleurs démontré dans certaines situations.

Covid3D enregistre au total plus de 205 600 visières confectionnées et livrées grâce à la participation de près de 10 000 makers inscrits depuis le site… jusqu’à la fermeture du formidable dispositif le 23 avril suite à un décret du ministère des Finance et de l’économie et du ministère du Travail stipulant l’obligation de normes techniques que le groupe Covid3D n’est alors pas en mesure de contrôler auprès des makers bénévoles, mesures pouvant entraîner des poursuites judiciaires en cas de non respect de la nouvelle réglementation. A peine affranchis du virus bureaucratique et technocratique qui aurait retardé voire paralysé l’initiative, le gouvernement prend la décision de saboter, consciemment ou non, un élan de solidarité et de créativité sans précédent qui a permis de protéger le personnel soignant qu’il a lui même abandonné, sans ressources ni équipement en nombre suffisant.

Les masques tombent

« Ce qui m’a fait réagir, c’est quand j’ai eu une amie ambulancière au bout du fil. J’ai entendu sa détresse, chaque jour elle rentrait chez elle la peur au ventre, effrayée à l’idée de contaminer son enfant et son mari parce qu’elle travaille auprès de malades sans aucune protection adaptée. » Carmelo tient une pizzeria à Sète (34), et comme des dizaines de milliers de Français, il ne supporte plus de rester spectateur face à la paralysie toute honte bue du gouvernement sur ce fameux masque barrière qui arrive, mais dont on ne reçoit que le nom. Là encore, un nombre incalculable de Français ont profité des tutos disponibles sur internet pour se remettre à la couture, pour leurs proches et leur cercle élargi, avec des masques en coton certes, mais qui de fil en aiguille permettront de ralentir la propagation du virus.

Les Sétois-es attendent l’ouverture de la pizzeria de Carmelo pour se servir en masques le 22 Avril.
Philippe Carabasse

Carmelo a entendu parler de ces couturières de l’ombre qui agissent parfois seules pour produire un maximum de masques en coton, et qui, malgré leurs efforts pour respecter les normes promulguées par l’AFNOR, ne reçoivent aucun appel ni aucune aide de la part des acteurs locaux. C’est alors que Carmelo propose ses locaux pour accueillir ces couturières dévouées dans leur ouvrage, et élabore très vite une stratégie de mise en branle entre producteurs et fournisseurs potentiels, mais pas sans quelques difficultés : « Fabriquer 2 700 masques avec un petit groupe de bénévoles organisés, ça ne plaît pas à tout le monde. L’Etat, et certains au niveau local ne veulent pas de cette solidarité qui sort du modèle habituel, car elle pourrait mettre en lumière leur impuissance face à ce qu’ils appelaient une petite grippe. Mais surtout, il y a des bénévoles qui ont aidé des personnes dans le besoin que l’on ne soupçonne pas. Il y a une misère cachée dans ce pays qu’on ne veut pas dévoiler. »

Rétention d’information, rétention de matériel disponible, Carmelo sort amer de cette expérience mais certainement pas abattu. « Ces petits gestes de résistance » forment selon lui le socle populaire qui s’étend maintenant bien au delà des Gilets jaunes, lui qui a toujours défendu l’idée d’une Banque nationale du peuple, pour le peuple et par le peuple, outil d’émancipation contre ce virus financier dont il fait également le constat. « Les forces vives dans ce pays auraient sans doute mieux géré cette situation. » Comme il aime à le rappeler, porter un masque est avant tout un geste altruiste : cet élan énergique de solidarité et d’ingéniosité n’a pas vu le jour dans un cabinet ministériel, il vient du cœur et du souci de l’autre, des qualités généralement absentes des allées du pouvoir.

Les banlieues donnent l’exemple

Loin des opérations de com’ et des clichés dont ils se passeraient bien au quotidien, certains jeunes de banlieues ont eux aussi démontré que les gestes de résistance pendant cette période inhabituelle ont fait toute la différence pour les plus démunis et le personnel soignant exténué. Prenant chaque jour des risques pour leur santé et celle de leur proches, les Grands Frères et Sœurs de Sartrouville ont préparé des colis alimentaires pour les familles dans le besoin et les infirmier-es, ont organisé des séances de nettoyage dans les halls d’immeuble pour soulager les dames de ménage, ont fait des courses pour les personnes âgées, et mobilisé la générosité de dizaines de restaurateurs et boulangeries ; un groupe majoritairement formé de trentenaires bénévoles qui ont inspiré jusqu’aux ados à participer aux déchargement de voitures remplies de colis alimentaires. Grâce à Facebook et Snapchat, les vidéos de leurs dons tournent en boucle sur les portables, redonnant du courage à certains, du réconfort à d’autres.

Les Grands Frères et Soeurs de Sartrouville ont livré un repas gratuit quotidiennement au personnel hospitalier d’Argenteuil pendant le confinement (31 mars).
Page facebook des Grands Frères&Soeurs de Sartrouville

A deux pas de là, c’est l’association BM (Bénévoles Musulmans) à Argenteuil qui a relevé un autre défi de taille, celui de fournir de l’aide alimentaire aux centaines de familles parquées dans les hôtels sociaux alors que les restos du cœur sont restés fermés pendant un mois. Cette quarantaine de bénévoles comprend des musulmans, des chrétiens, des athées : « On ne fait pas de distinction parmi les gens que l’on aide, ni entre nous » précise Lamia, secrétaire générale de l’association. Sollicités partout en Ile-de-France pendant le confinement, plusieurs milliers de personnes ont retrouvé le sourire grâce à ces jeunes bénévoles, remplissant le vide que l’État ne considère pas comme une priorité, comme le révèle la décision effrontée de faire disparaître l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale au moment où les chiffres explosent.

« La belle solidarité des mois de confinement risque fort de voler en éclat » commente Alain Duhamel dans une tribune du Libération du 8 Avril. « Les élites ne se sont pas enfuies. Les politiques font de leur mieux... » poursuit-il, tel l’idiot du village se réveillant d’une longue cuite après la Libération. Bien au contraire, « le mouvement est profond, les gens s’investissent et donnent sans réfléchir. Ici on sait que ça durera même après le confinement... » affirme un bénévole de Sartrouville.

A l’image de ces résistances de l’ombre de 1940, celles qui illustrent ces hommes et ces femmes qui ont su dire non à la fatalité et à l’abandon, les forces vives de la Nation sont aujourd’hui plus que jamais vivantes et ne demandent qu’à être mobilisées, à condition que les institution se libèrent des virus financiers et bureaucratiques. Ne l’oublions pas : ces gestes gratuits, ces initiatives innovantes et audacieuses envers autrui ont constitué le socle des Jours heureux qui nous ont redonné la force de réparer, reconstruire et refonder un pays pendant, et après la guerre. Ces forces ne demandent qu’à éclore aujourd’hui car contrairement à ceux qui donnent des ordres, elles savent que vivre, c’est prendre un peu le risque de mourir, et de laisser derrière soi une inspiration impérissable pour les générations à naître.