Didier Raoult : la veille épidémiologique, c’est le domaine du régalien !

Pistes pour un État stratège dans le domaine sanitaire

lundi 20 juillet 2020

Très nombreux sont les citoyens qui ont suivi, en direct et en différé, l’audition du Docteur Didier Raoult, le 24 juin 2020, dans le cadre de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la gestion de l’épidémie de Covid-19 en France.

Au-delà des polémiques qui ont suivi ses dénonciations concernant les conflits d’intérêts ; au-delà des débats sur l’enjeu de la chloroquine ou du protocole hydroxychloroquine/azithromycine, une autre question demeure – alimentée par le contraste entre directives de l’État d’un côté et volontarisme en matière de tests et de prise en charge des malades à l’IHU de Marseille, de l’autre : pourquoi cela n’a-t-il pas été fait à l’échelle nationale dès le début ? Et quand bien même on aurait voulu le faire : notre pays était-il réellement en mesure de répondre à une telle crise sanitaire ?

Pour commencer à y répondre, et pour nourrir notre feuille de route 2020 « Réparation, reconstruction, refondation », nous avons sélectionné et retranscrit les passages où Didier Raoult esquisse une réflexion (en réalité exprimée par lui auprès des autorités depuis au moins 2003), touchant aux problèmes structurels de la France dans le domaine sanitaire ; et à la nécessité de recréer un État stratège en matière de veille épidémiologique.

Les extraits ont été puisés dans la présentation initiale du Docteur Raoult et surtout dans les réponses aux questions des députés – en particulier la seconde, formulée par le rapporteur de la Commission, Eric Ciotti, député (LR) des Alpes-Maritimes. Attention, par souci de cohérence thématique, nous n’avons pas toujours suivi l’ordre chronologique du discours. L’intégralité de la vidéo est accessible ici.

L’enjeu politique de la crise Covid

« Aujourd’hui la santé publique c’est 70 à 80 % de politique et 20 à 30 % de science et de médecine. Et on a eu l’impression que dans certains cas, des décisions politiques (…) ont été déchargées sur des scientifiques, [tandis que] des décisions médicales ont été préemptées par le politique.

« Donc je crois qu’il y a une vraie réflexion à avoir sur quelle est la part du politique, quelle est la part du médecin et quelle est la part du scientifique. Le scientifique doit apporter de la connaissance supplémentaire : or, sur une maladie nouvelle, c’est une connaissance qui ne peut être que progressive. Il faut organiser la mise en place et la progression de la connaissance. Les médecins doivent faire le métier de médecin, qui est de soigner. Et les politiques doivent organiser la société. Or, [dans] la santé publique, (...) la limite entre les uns et les autres est toujours un peu complexe (...) »

La France n’était pas prête à gérer une crise sanitaire

« Le moment où j’ai pris conscience lucidement que ce pays n’était plus prêt du tout, c’était en 2001. En 2001, aux Etats-Unis (…) on envoie des enveloppes avec une poudre blanche qui se révèle être de l’anthrax. Il y a quelques morts et les choses s’arrêtent. Les Américains ne nous le disent pas, mais en réalité ils savent très vite que c’est (...) endogène, c’est-à-dire que c’est une souche qui vient de Fort Detrick, qui a été militarisée par les Américains (…).

« La même folie que nous trouvons là, maintenant, nous la trouvions à l’époque : on a mis des gens en prison parce qu’ils écrivaient sur une lettre « Vive Ben Laden », ou parce qu’ils avaient mis de la farine, etc. – même les plaisanteries de mauvais goût ont amené à mettre en prison des gens, devant la peur des gens ! (…)

« Rapidement, on a été confronté à cela à Marseille. Et on s’est rendu compte que personne ne pouvait le faire, [à part] nous. On était les seuls à avoir un [laboratoire] P3. A l’époque, l’État avait exigé – à tort ou à raison – que ce soit fait par diagnostic par culture, et donc nous avons fait le tiers des poudres du pays. On était les seuls à répondre en 24h [en matière de] tests : les autres ont été rendus parfois avec un mois de retard.

« Je ne dis pas que cela a servi à quelque chose : aucun [test] n’a été positif. Mais en tout cas c’est ce que demandaient les représentants de la population, qu’on les teste. Et on s’est rendu compte, à ce moment là, [du problème] à Paris : zéro tests ne sont faits ! [Parmi] les gens censés cultiver la tuberculose à la Pitié [Salpétrière], les techniciens ont fait un droit de retrait, en disant : « On ne veut pas cultiver ça, parce que c’est dangereux et qu’on n’a pas l’habitude »...

« Donc ça m’a posé la question de la gestion de crise – qui était une fausse crise, mais qui était une crise quand même. [C’est pourquoi] je veux mettre les choses en perspective (même si je pense qu’il y a des choses qui auraient pu être mieux gérées [dans la crise Covid]) : il y avait déjà dans ce pays un problème de fond, qui est : qui gère ça ?

« La suite (...) c’est que quand Jean-François Mattei est devenu ministre de la Santé et que Mme Haigneré est devenue ministre de la Recherche, ils m’ont demandé une mission. Je souhaitais depuis le début [que cette mission concerne] plus généralement les crises en maladies infectieuses, mais Kouchner avait dit à M. Mattei : « Non, non, non, la seule chose importante c’est le bio-terrorisme ». J’ai donc dû négocier un peu pour que je ne fasse pas que le bioterrorisme, mais aussi les crises en maladies infectieuses.

« Cela m’a amené à conclure (ce que j’exprime maintenant comme cela) : finalement, dans l’histoire de l’humanité, si les gens ont tellement peur des épidémies, c’est que les choses qui ont changé l’histoire de l’humanité, ce sont les guerres et les épidémies. Et donc je pense, au point où j’en suis, que c’est un domaine régalien. Et que donc nous n’avons pas la capacité d’avoir un modèle régalien là-dessus.

Il faut sept IHU comme celui de Marseille en France !

« Ce que je dis maintenant, c’est que l’IHU [de Marseille], c’est comme un fort à la Vauban.

« Je proposais (…) qu’il y en ait sept en France – dont un à Paris, un à Lyon, un à Lille, etc. Pour avoir un endroit dans lequel on puisse recevoir les malades ; dans lequel on puisse faire des milliers de tests ; dans lequel on puisse faire de la recherche et de la veille épidémiologique. On ne peut pas faire la veille de tout un pays de 65 millions d’habitants à St Maurice [siège de Santé publique France, l’agence nationale de santé publique créée en 2016, ndlr]. Je pensais ça, et je le pense encore, et j’ai écrit ça en 2003 – c’est online, vous pouvez le lire (…).

« Et nous sommes restés [ainsi], par confort ou par fatigue, ou alors par le rythme politique qui change trop vite. On avait calculé que la durée d’un ministre de la Santé c’est deux ans et demi ! Donc si on prépare les choses à l’avance ça va, mais si ça n’est pas préparé à l’avance, ce n’est pas possible. (…)

« J’ai été un peu découragé, puis j’ai été invité à Shanghai en 2005. Et j’ai eu un choc : j’ai vu, en réponse au SRAS, qu’ils avaient fait, en deux ans, quelque chose qui était dix fois le CHU et qui est mieux équipé que l’IHU ! En 2005 !

« Ça m’a redonné le goût de relancer le projet. Mais ce projet, au lieu de passer par ce qu’il aurait dû être – un projet régalien – est devenu un projet de recherche. (…) On [y] fait beaucoup de recherche, [en intégrant] la construction d’un centre de soin et d’observation, et d’un centre de lutte contre les crises. (...)

« Donc [vous devez] avoir une réflexion de fond, d’une part sur [comment] mailler le territoire de centres capables de faire face à une crise – et pas qu’à Marseille – , et [d’autre part] sur la [nécessité] qu’il y a d’imposer cela et de ne pas laisser le jeu [des élections]. Parce que nous aussi nous avons le jeu des élections, [notamment] des changements de directeurs d’hôpitaux : on en change tous les deux ans, maintenant ils durent [aussi peu de temps] que les ministres de la Santé ! On ne peut pas [faire] des plans avec ça. Il faut que l’État dise : « Dans chaque zone de défense, je dois avoir un centre qui est capable de m’aider à gérer une crise de maladie infectieuse ». Y compris si cette crise se révèle à la fin être une crise factice. Ça fait partie d’un domaine, je pense, régalien, de l’État. (…)

« (…) L’IHU, si vous lisez son histoire (c’est en ligne), ça a été fait dans la douleur, et ça continue. (…) Mais (…) on a amené maintenant la preuve (...) qu’il fallait avoir quelque chose de cette nature. Et il fallait en avoir, je crois, plusieurs, pour ne pas qu’on dise : « Il n’y a qu’à Marseille qu’on va faire s’écrouler le taux de mortalité et qu’on arrive à avoir des statistiques sur les données. » Je crois que [la crise Covid] est l’occasion (…) de faire la démonstration que l’État doit se saisir de cette affaire des épidémies.

Réhabiliter les CHU et remettre la recherche sur le terrain

« (…) Vous n’auriez pas de mon point de vue ce type de problème si vous aviez des « sachants » sans conflit d’intérêts qui discutent entre eux : des vrais « sachants » (…)

« En 1981, quand Philippe Lazar a été nommé président de l’Inserm, la première chose qu’il a fait c’est de virer les cinq personnes les plus connues en France dans le domaine de la médecine ! C’était Hamburger, le premier à avoir fait une greffe de rein au monde ; Mathé, qui a inventé le traitement du cancer de la vessie par le BCG (qu’on utilise tout le temps) ; c’était Dausset, qui était le seul prix Nobel en exercice, [etc.]. [Philippe Lazar] avait décidé qu’on ne pouvait pas être directeur d’une unité Inserm plus de 12 ans, et comme ils y avaient été plus de 12 ans alors qu’ils étaient en cours de mandat, il les a virés (…)

« Et ça c’était un mouvement général de sortie de l’Inserm des hôpitaux, alors que l’Inserm avait été créé pour faire de la recherche médicale dans les hôpitaux. Toutes les premières unités Inserm étaient dans les hôpitaux (…) Donc il y a un vrai problème, c’est que l’Inserm est majoritairement en dehors des hôpitaux ! (…)

« (…) On a eu, jusqu’il y a 50 ans, un Institut Pasteur où il y avait des malades, qui faisait des milliers de diagnostics, qui faisait de l’épidémiologie de terrain. Ce n’est plus vrai : l’Institut Pasteur est devenu un institut de recherche fondamentale, dans lequel cette activité est marginale. Vous ne pouvez pas dire que vous allez gérer une crise avec des gens qui n’ont pas les malades, ni les moyens de faire 10 000, 20 000 ou 30 000 PCR (note : en anglais "Polymerase Chain Reaction", tests par réaction de polymérisation en chaîne) par jour : ce n’est pas possible ! Ça, ça ne peut se faire que dans les hôpitaux, que dans les CHU. Et l’Inserm est parti des CHU et l’Institut Pasteur n’y est pas !

« (…) Quand j’étais chargé de mission chez Mattei, j’avais rendez-vous chez le haut-fonctionnaire de la Défense [lors de la crise de l’anthrax, voir au-dessus, ndlr], et l’Inra disait : « Mais non, c’est nous », et Pasteur disait : « Non, c’est nous ! » – même s’ils étaient fermés le week-end ! Or la seule institution qui soit ouverte jour et nuit et les week-end, c’est quand même les CHU : il y a des gardes, parce qu’il y a des gens tout le temps. Donc si vous envoyez ça à Pasteur à 7 heures du soir, qui va le recevoir ? Ce n’est pas réaliste, c’est un autre temps ! Et dans cet autre temps, ce qui fonctionne jour et nuit ce sont les gros CHU : là vous avez du personnel, là vous pouvez mobiliser les gens, là vous pouvez vous organiser, là vous avez des machines.

« Je crois que dans ces gros CHU il faut regrouper les médecins infectiologues, les micro-biologistes qui sont capables de faire de la biologie moléculaire, etc. : ça doit former un ensemble qui réponde d’une manière unanime. Si on fait ça, on est capable.

Le problème des Centres nationaux de référence

« (…) si vous avez un synthétiseur pour faire vos amorces et que vous réalisez vous-mêmes la préparation, vous savez que vous pouvez faire des PCR avec tout ce que vous voulez, et que vous pouvez en faire autant que vous voulez ?

« Bien que j’aie un Centre National de Référence (CNR) (…), je suis hostile aux centres nationaux de référence, si [ceux-ci] deviennent le petit monopole ou le terrain de chasse des gens qui font ça.

« J’ai déjà eu ça pour Ebola, j’ai beaucoup protesté. On nous empêchait de faire de la PCR pour Ebola en dehors du P4 de Lyon ; donc quand on avait un malade, il fallait envoyer le prélèvement, le sérum, de Marseille à Lyon ! Déjà, il y avait eu une histoire à Toulon : un cas de paludisme avait eu le malheur d’arriver au moment où tout le monde avait peur d’Ebola, ils avaient déjà [commencé à] le piquer, et... tout d’un coup, quelqu’un dit : « Pourquoi pas Ebola ? » Et voilà qu’ils n’avaient plus le droit de le piquer – alors qu’ils l’avaient piqué cinq minutes avant ! Alors, ils nous l’envoient à Marseille pour qu’on le pique ; mais nous, on n’avait pas le droit de le tester, alors qu’on avait tout pour le faire... Il y avait des réactifs commercialisés pour faire le diagnostic d’Ebola, mais il a fallu l’envoyer à Lyon pour que ce soit fait ! A la fin, ceux qui ont compris (…), ça a été les militaires, à Paris. Ils ont dit : « Vous nous ennuyez avec vos règles on va le faire chez nous, à Bégin ! »

« Donc il faut voir comment le fait d’avoir un centre de référence comporte en permanence le risque (...) de dire : « C’est ma maladie, c’est moi qui le fait, et je ne veux rien qu’on m’enlève ».

« Dans notre centre de référence (…) on a demandé (…) de nous envoyer la souche tout de suite, pour avoir un témoin positif vivant plutôt que de faire un témoin positif artificiel : [la personne] ne nous a jamais répondu ! Et c’est une situation de crise ! (...) Si vous confiez la sécurité du pays à des gens qui considèrent que c’est leur affaire personnelle, je pense que vous ne voyez pas ce qu’est la nature des responsabilités que nous essayons d’avoir collectivement.

« La manière dont [on a organisé les tests] est totalement archaïque. L’idée qu’il y ait des centres nationaux de référence de diagnostic est une idée qui date d’il y a peut-être 40 ans. Actuellement il y a quelque chose qu’on appelle le multiplexage : quand quelqu’un a une infection respiratoire, il y a 20 virus à tester, et on teste les 20 d’un coup. On ne va pas envoyer ça à quatre endroits en France, ou à cinq ou six, pour voir comment on fait ! C’est une autre époque.

« Nous [à l’IHU de Marseille], on n’en est même plus là : on en est à faire du séquençage massif, on séquence tout et on regarde ce qu’il y a – et on a ça dans les deux ou trois heures. Pour le premier cas qu’on ait eu de positif, en huit heures on avait le génome entier – et ça pouvait être n’importe quel virus ! Et quant à identifier ensuite ce virus sur une banque informatique, il n’y a pas de spécialisation là-dessus. Que voulez-vous qu’il y ait des centres spécialisés pour suivre la bibliographie ? (…)

« Et donc on a manqué là, une étape. (…) Il y a un effet équipement, un effet taille qui est la réponse. On ne peut plus avoir cette vision : « Regardez on est à Paris, on distribue comme ça un petit peu, on saupoudre et comme ça personne n’est vexé : toi tu auras ça comme virus, toi tu auras ça, etc. » (…)

« Il faut deux centres comme ça pour les maladies émergentes, il faut que vous, [l’État], vous les dotiez financièrement raisonnablement, et on vous fera tout à la fois – parce que les équipements vous permettent de tout faire à la fois ! C’est ce que les Chinois ont fait : ils ont un centre, ils n’ont pas un centre pour les nouveaux virus, un centre pour les nouveaux corona, ils ont des centres qui sont capables de détecter tout à la fois ! Il faut pouvoir avoir de la culture virale, de quoi faire des génomes, du séquençage massif, il faut pouvoir avoir de la microscopie électronique, etc. (…)

« Je ne tiens pas du tout à ce que nous ayons un monopole de la recherche sur les maladies émergentes, j’ai toujours dit le contraire : il en faut sept en France, ou six ou huit – là aussi ce sont des décisions politiques. Mais il faut que l’État s’empare de ça et ne laisse pas faire de l’auto-gestion des maladies infectieuses dans ce pays, avec tous ces petits centre nationaux de référence : ça ne marche pas. (…)

Pour une veille journalière de la mortalité en France

« Dans les recommandations que je faisais à [Jean-François Mattei], j’avais mis – et c’était un sujet de dispute avec son cabinet – , qu’il fallait surveiller au jour le jour la mortalité, parce que s’il y avait une mortalité de quelque chose d’inconnu, on ne le saurait pas. [Or] l’analyse de la mortalité n’était jamais faite.

« En réalité c’était confié à l’Inserm et quand ils ont ressorti l’analyse de la mortalité, ils ont eu la surprise de voir que depuis la guerre, il y a eu en réalité six pics de mortalité – trois de grippe et trois de canicule – que personne n’avait vu ! Et qui étaient chaque fois des pics de plusieurs dizaines de milliers de personnes... Personne ne surveillait la mortalité.

« C’est quelque chose que je connais parce que dans les maladies infectieuses, la maladie du légionnaire et le sida ont été découverts sur des données d’analyses systématiques – ce qu’on appelle la « surveillance syndromique », c’est-à-dire qui ne passe pas par le diagnostic. Donc pour trouver les choses inconnues, on ne peut pas compter sur le diagnostic (ça c’est quand on les connaît pas : quand on les connaît en revanche, oui, il faut faire le diagnostic). (...)

Quels conseillers, quels décideurs, quel donneur d’ordre ?

« Je l’ai dit (...) : je ne suis pas d’accord qu’on ne pouvait pas faire les tests. On pouvait les faire, à condition de dire « On doit les faire, et puisqu’on doit les faire, on va les faire : comment on fait ? » (…)

« Le professeur Froguel, par exemple, avait écrit qu’il pouvait faire des milliers de PCR par jour mais que sa direction lui a interdit de le faire. Donc il y a un mécanisme qui s’est fait (je ne sais pas comment) [dont la logique a été] : « Puisqu’on ne peut pas faire les tests, les tests sont inutiles. » Or l’idée qu’on ne pouvait pas faire les tests n’était pas vraie. [C’est un mélange] de monopole, de « ça va être compliqué », de « où vont aller les réactifs ? », etc.

« Par exemple, pour les extractions, parmi les machines les plus utilisées, il y a une machine qui s’appelle Quiagel, qui fabrique des réactifs en Allemagne et aux Etats-Unis. Or je sais qu’aux Etats-Unis ils leur ont tout de suite interdit l’exportation de tous les réactifs Quiagel, du jour au lendemain (et relativement tôt). Parce qu’ils ont dit : « On est en situation de crise, on les veut ».

« Donc ça veut dire qu’il y a des positions à prendre. Une des choses dont j’avais discuté avec le Président est que je pense qu’une crise de cette nature doit être gérée par le Secrétaire de la Défense nationale. [En effet] quand j’étais au ministère de la Santé, j’avais vu que celui qui était le plus raisonnable c’était lui, parmi tous les directeurs. Quand j’y étais, les directeurs, en plus, venaient de se disputer entre eux, alors il y a avait quatre versions successives qui venaient au SGDN [Secrétaire Général de la Défense Nationale – devenu aujourd’hui Secrétaire Général de la Défense et de la Sécurité Nationale, ndlr] ! (...) Donc à mon avis, le donneur d’ordre, à un moment, doit être le responsable de la sécurité publique – cela étant, la Sécurité publique ne devrait pas aller jusqu’à interdire aux médecins et aux pharmaciens de distribuer des médicaments qui ont fait la preuve de leur innocuité depuis 80 ans. (...)

« Quand j’ai commencé à discuter avec le ministère [au début de la crise Covid], on m’a tout de suite dit [qui allait] gérer les essais. Et dès le début, [cette personne] ne m’a parlé que du remdésivir – avant même que la sensibilité du remdésivir au virus ne soit testée. Donc je lui ai dit que sur le SARS, en particulier, il y a un antibiotique par voie injectable, qui s’appelle le targocid, qui marche bien (qui avait été testé et pour lequel il y a un brevet). Donc il y avait des solutions alternatives, il n’y avait pas que ça ! (…) Et donc je suis très sceptique sur la qualité de l’environnement du ministre – pour les médicaments et pour les choix thérapeutiques. L’ancien directeur de l’ANSM [Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé, ndlr] et l’ancienne présidente de la HAS [Haute Autorité de Santé, ndlr] ont exprimé publiquement leurs désaccords avec leurs successeurs – et je suis d’accord avec les prédécesseurs.

« (…) Ces ministres ont un problème, c’est qu’ils ne restent pas très longtemps. Mais théoriquement, ils ont une garde prétorienne, de directeurs de très très grande qualité. Si les directeurs ne sont pas de très très grande qualité, s’ils ne font pas mur entre le flux d’informations alarmant permanent auquel est soumis le ministre, s’ils ne traitent pas les données d’une manière efficace et sérieuse, alors le ministre est exposé d’une manière qui est insupportable. Je pense qu’il faudra à l’avenir être extrêmement attentif à la qualité des gens qui sont mis en place pour constituer ce que j’appelle la « garde prétorienne », la première sécurité des ministres, pour assurer leur qualité – de façon à ce que le ministre ne soit pas submergé d’informations inquiétantes (…) sans décoffrage. (…) Le ministre était affolé ! Il faut donc faire attention à ce que la garde prétorienne ait les nerfs et de la connaissance. (...)

« (…) Le directeur de l’ANSM et le directeur de la Haute Autorité de Santé, ce sont eux qui ont pris ces décisions (...) Et là aussi, il y a eu des conflits d’intérêts extrêmement sérieux dans la Haute Autorité de Santé (que vous pouvez regarder sur internet). Donc il y a là des réflexions de fond à avoir, encore une fois (...) Je ne dis pas qu’un ministre ne doit pas être sous influence. [Car] un ministère ne peut pas ne pas être sous influence ! Il a un cabinet qu’il n’a pas choisi, il a des directeurs qu’il n’a pas choisi, il arrive au milieu d’une crise, etc. Si les gens qui représentent la force institutionnelle n’ont pas la capacité de le protéger (et au contraire lui font croire que pour le protéger il faut qu’il interdise des choses qui vont tuer les gens), bien entendu on en arrive à des situations qui finissent par être paradoxales, où on finit par être seul au monde (…) Donc on doit avoir (…) cette réflexion et se demander : « Pourquoi les prédécesseurs ont un point de vue radicalement différent de ceux qui leur ont juste succédé et pourquoi ils l’expriment en public ? » (...)

Quels « sachants », quel financement pour la recherche ?

« (...) Le législateur avait prévu, avec la T2A, une réforme (...) que vous votez tous les ans, basée sur des critères qui pour une fois sont des critères objectifs, bibliométriques : ça s’appelle les SIGAPS. Mais quand vous votez ça, en réalité ça ne va pas du tout là où vous l’avez voté, parce qu’on a oublié de mettre un arrêté sur la non-fongibilité de ce budget. Vous donnez un budget pour faire de la recherche, mais en réalité le conseil d’administration en fait ce qu’il veut, il ne fait pas de recherche avec ! Et il ne rend pas de comptes. Il n’a pas de comptes à rendre sur l’utilisation d’un argent que vous avez voté pour faire de la recherche. Donc il n’y a pas d’argent pour faire de la recherche – sauf de faire de la recherche sauvage, dans les hôpitaux.

« La troisième source de financement, c’est celle de l’industrie pharmaceutique, qui a un budget de financement (...) égal au volume complet du budget de l’Inserm ! Vous avez une agence spécifique sur le sida et les hépatites. [Or] si vous regardez la production scientifique qui se passe, en tout et pour tout, chez les gens qui sont spécialisés en maladies infectieuses : 70 à 75 % des cas représentent le sida, les hépatites et les antibiotiques – et vous avez [seulement] 25 % pour tout le reste ! Donc pour trouver des « sachants » dans le reste de ce domaine-là, c’est extrêmement
difficile.

« Si vous n’avez pas de « sachants » et si vous n’avez pas un niveau de financement autonome de la recherche dans les hôpitaux – comme c’est prévu par la loi mais comme ça n’est pas appliqué – vous n’aurez pas la recherche que nous méritons (…)

« Donc on ne peut pas éviter d’avoir des conflits entre nous quand les choses vont mal, parce qu’elles vont mal. Le fait qu’on se dispute est le témoin du fait que les choses ne vont pas bien (…) Le problème n’est pas résolu, donc le problème reviendra.

« Si vous refaites un groupe en disant : « Pour faire de la recherche médicale, on va prendre les gens de l’Inserm et puis les gens de Pasteur, et puis ils vont se partager la manière de réfléchir, et c’est eux qui vont gérer les problèmes des hôpitaux (...) – plus deux ou trois personnes qui travaillent avec l’industrie pharmaceutique et exclusivement », je vous le dis : vous retomberez dans la même crise. (...) »

Micro-biologie : on est en train de découvrir le monde ! Pourvu que nous changions notre manière de penser...

A l’une des questions de Valérie Rabault (députée PS du Tarn-et-Garonne) en fin d’audition, le docteur Raoult a répondu de manière très enthousiasmante sur l’avenir de la science (et sur la nécessité de révolutionner nos méthodes en France). Puisqu’à S&P nous défendons le rôle de la créativité, nous ne résistons pas à l’envie de vous en faire profiter.

Question de Valérie Rabault : (…) Vous m’avez déprimée sur la recherche scientifique, parce que j’aime beaucoup les sciences et vous aviez écrit dans une tribune en 2018 que vous regrettiez que la science soit instrumentalisée au service des idéologies et du commerce. Comment peut-on casser cela (…) ? En tout cas, la description que vous en avez faite tout à l’heure, je l’ai trouvée un peu angoissante (...)

« Je pense qu’il y a une véritable réflexion à mener sur la recherche médicale, sur son orientation, et en particulier sur la créativité.

« Je suis extraordinairement heureux de faire mon métier (…) parce que notre période est merveilleuse. Je trouve que notre pays et l’ensemble de l’Europe passent à côté, alors que l’Extrême-Orient trouve. On est dans un monde dans lequel l’enjeu est [celui] des découvertes technologiques : c’est ce que nous on appelle les « omics » [par exemple, « genomics » en anglais, ndlr], et qui ont commencé avec le génome – où déjà la France avait pris un retard colossal. On était les seuls à faire du génome. L’Institut Pasteur disait que c’était des bêtises, que ça ne servait à rien, donc nous on s’est mis à faire les fous avec le génome : on n’a pas arrêté, et maintenant on fait des séquences en permanence ! Tous les jours on décide de faire le génome d’une bactérie, parce qu’il y a un effet atypique et on essaie de comprendre pourquoi.

« (..) Maintenant il y a : 1) les génomes (c’est comme ça qu’on découvre les virus) ; 2) les protéines ; 3) la morphologie ; 4) les cultures tous azimuts. Pour répondre à la question qui s’est posée sur le vaccin et la rougeole, on a isolé 100 souches de virus de rougeole qu’on est en train de séquencer toutes, pour regarder s’il y a de la variabilité (...)

« Donc je trouve que cette époque est un miracle pour quelqu’un qui fait de la biologie et de la micro-biologie : c’est merveilleux. Mais ce n’est pas là-dedans que l’on va [en Europe]. Les derniers arrivants – vous savez c’est souvent comme ça – se sont mis juste à faire ce qui arrivait, ce sur quoi ils n’avaient aucun retard. Donc ils ont commencé un sur-équipement massif. C’est ce qu’on a vu en Chine, en Corée : une technologie de pointe extraordinaire, qui va nous fournir et qui a un développement industriel hallucinant. Il y a une révolution quotidienne actuellement sur ça, qui est enthousiasmante, qui est merveilleuse !

« Je vous assure qu’on s’amuse beaucoup, c’est excessivement intéressant ! Les gens trouvent qu’on publie beaucoup mais il y a encore 150 nouvelles espèces bactériennes qu’on a isolées chez l’homme et qu’on n’a pas le temps de décrire, tellement on a de choses qui sortent ! Donc c’est merveilleux comme temps... Je regrette [en revanche] que cette mutation de la science et de la recherche médicale ne soit pas adoptée plus généralement : c’est ça que je regrette.

« Honnêtement, les essais thérapeutiques en maladies infectieuses, ça représente un intérêt qui est extrêmement modeste : on a besoin de très très peu de choses. Et qui plus est, il faut changer les modèles de pensée, du moins c’est ce que je crois. C’est ce que nous, nous avions fait : les modèles thérapeutiques, ce n’est pas faire des essais randomisés. Si vous voulez savoir s’il y a un médicament qui marche pour l’hépatite C ou pour le sida, vous faites une charge virale, et puis vous savez, voilà ! Vous regardez si les virus disparaissent, s’ils disparaissent, les gens ne sont plus malades au bout de quelque temps. Cela aurait pu entraîner des baisses considérables du coût du traitement de l’hépatite C, si on avait décidé qu’après trois tests où la charge virale est devenue négative, on arrêtait le traitement (et puis on les surveille, et si ça recommence, on les retraite). Tandis que là, on a imposé une durée de traitement. Or comme il y a une variabilité considérable d’un patient à l’autre, tout ça ce n’est pas de la médecine, tout ça c’est des recettes.

« Je serais heureux que les gens se saisissent de cette opportunité extraordinaire. Moi je dis qu’en micro-biologie (c’est pour cela qu’il faut faire moins de théorie), on est exactement comme au XVIe siècle en géographie : on est en train de découvrir le monde ! On est en train de découvrir le micro-biote, on est en train de découvrir que tout ça change complètement...

« Vous savez quel est le médicament le plus révolutionnaire qu’on ait eu dans le XXIe siècle pour les maladies infectieuses (en dehors du traitement de l’hépatite C) ? La greffe fécale ! C’est-à-dire que l’on sauve des gens (…) en leur faisant des greffes fécales : vous voyez où on va trouver l’innovation ? C’est une espèce de miracle, la greffe fécale ! Alors ça irrite tout le monde, car il y a des gens qui voudraient le commercialiser (mais vous vous rendez compte, c’est quelque chose qui ne peut pas rapporter d’argent, qu’on ne peut pas contrôler !) (…)

« Il y a des choses extraordinaires à faire. Avec le micro-biote, on découvre un monde, on ne sait pas ce que ça va donner. C’est ça qui fait les changements d’éco-systèmes : est-ce qu’ils sont médiés par les microbes ? Est-ce que c’est l’effet du froid sur les muqueuses nasales qui nous rendraient plus vulnérables ? On est dans un monde de découverte qui est génial ! (…)

« Ce que je regrette c’est que la course, ce ne soit pas nous [la France], qui la fassions en tête. Nous oui [à Marseille] on est compétitif avec les Chinois : mais au prix d’un équipement massif, d’une stratégie d’usage des outils actuels, de ce qui est en train de sortir maintenant, tout le temps.

« Il est sorti un [nouvel] appareil qui fait les PCR en 20 minutes  : 20 minutes après, vous avez les résultats (alors qu’aujourd’hui il nous faut 2 heures 40). Ce sera un truc de cabinet, donc vous [les députés], vous aurez besoin de réfléchir sur les docteurs test : est-ce qu’on pourra faire ça au cabinet ? Ça va changer complètement la prise en charge, le temps, etc. Comment tout cela va s’harmoniser avec la loi actuelle, avec la place des biologistes, etc. ?

« Si on accepte de regarder ce qui est en train de se passer dans le monde, la vitesse à laquelle ça se développe, demain vous aurez des génomes humains entiers pour peut-être 100 dollars ! C’est un autre monde, un monde fou de vitesse, de technique : c’est intéressant !

« Alors si on utilise des vieux médicaments, vous savez, ce n’est pas très grave ! (...) »