Beethoven, concrètement !

mercredi 27 janvier 2021, par Odile Mojon

Voici le discours d’Odile Mojon, prononcé en introduction de la visioconférence du 16 décembre 2020 « Beethoven : le souffle créateur pour révolutionner notre temps », organisée en l’honneur du 250e anniversaire de Beethoven.

Les autres discours de la conférence :

Nous voici donc réunis en l’honneur de Ludwig van Beethoven. Il aurait eu 250 ans aujourd’hui jour pour jour, puisqu’il est né un 16 décembre (ou le 15, on ne sait pas précisément). Mais ici, parlons au présent : Beethoven a 250 ans, car il est bien vivant et nous pensons que si son œuvre a déjà été amplement célébrée, commentée, étudiée dans ses moindres détails, elle reste un monde lointain et inabordable pour ceux à qui elle serait le plus nécessaire et précieuse.

Nous vivons aujourd’hui dans une époque tout aussi tourmentée que l’était celle de Beethoven, comme ce sera évoqué plus tard. A son époque, la grande culture était le fait d’élites cultivées, de la haute bourgeoisie, de l’aristocratie et de l’église, mais il y avait par ailleurs une culture et une pratique populaire très vivace. C’est l’une des grandes différences avec notre époque, où une culture de masse s’est imposée à toutes les composantes de la société au travers de l’industrie du divertissement, avec certes des variantes selon les publics, mais, d’une manière générale, nous assistons à une homogénéisation et un nivellement par le bas, absolument inévitable puisque cette industrie est régie par la loi du profit financier.

Concrètement, cela signifie que des millions de personnes n’ont jamais entendu une note de musique classique, sans même parler de Beethoven. Ce sont des millions de personnes privées à tout jamais de ce qui compte parmi les plus grands trésors de la pensée humaine, un trésor qui pourrait changer totalement leur vie.

Imaginons, ou plutôt constatons ce que cela implique. Une immense majorité de la population doit son éducation émotionnelle à des « produits » culturels (nous parlons bien de « produit » au sens le plus commercial et « marchandisable » du terme) qui façonnent leurs émotions, leurs pensées les plus profondes selon des critères qui sont, au mieux, celui du profit. Toutefois, lorsque l’on voit certaines productions cinématographiques, musicales ou qui se réclament de l’art, on peut se demander quels sont les véritables critères.

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Concrètement, interrogeons-nous sur le nombre de scènes de violence, de crimes, de viols, d’actes de tortures visionnés sur leurs écrans par les policiers qui s’en sont pris à Michel Zecler. Interrogeons-nous sur le nombre de personnes qu’ils ont potentiellement tuées, toujours par écran interposé, dans des jeux vidéos. Pour faire bonne mesure, interrogeons-nous aussi sur le nombre de productions mièvres et infantilisantes qu’ils ont regardées.

Je suis cependant très injuste, et partiale, en me concentrant sur ces policiers, car la même question vaut pour tout le monde, et bien davantage encore pour ceux qui prennent des décisions politiques ayant des répercussions sur la vie de populations entières : qu’est-ce que la culture de masse leur a mis dans la tête et dans le cœur ?

Ce qui est sûr, c’est que cette conception de la culture s’accorde merveilleusement bien avec les choix économiques et politiques qui ont été faits depuis des décennies, menant à la destruction de nos pays et, maintenant, de nos vies. Cette culture en est l’un des éléments essentiels. A la loi de l’être humain comme variable d’ajustement dans l’économie, répondent la loi du plus fort et le nihilisme de la culture de masse, comme de la culture prétendument savante, toutes deux marchant main dans la main.

Quant à la population, si elle a bien identifié ses chaînes politiques et économiques, il n’en est pas de même pour ses chaînes culturelles, qui seront les plus dures à briser. Les personnes qui manifestent aujourd’hui contre l’arbitraire du pouvoir sont pour l’essentiel celles-là mêmes dont parlait La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire et, dans la mesure où elles ont été ou se sont privées des moyens de former leur esprit et leurs émotions, bref, leur caractère, elles sont dépourvues de la force morale indispensable pour s’opposer à la dictature qui se profile.

Mais où sont les artistes, poètes, musiciens, capables de relever le défi ? A travailler pour l’industrie du divertissement et, ce faisant, ayant de facto accepté, pour nombre d’entre eux, de n’être que des amuseurs publics.

Alors, comment répondre à l’appel implicite de nos concitoyens ? Beethoven fait partie de la réponse. L’intégrité de l’homme et de l’artiste, ses convictions politiques, son génie prométhéen, son énergie et son empathie envers « l’humanité souffrante », qu’il souhaitait soulager avec sa musique, tout cela forme la substance de sa musique et c’est ce qui la rend si diverse, si riche, si émouvante et si profondément humaine.

Alors, oui, un univers musical nouveau peut intimider ; oui, certaines des compositions de Beethoven sont difficiles d’accès, tandis que d’autres parlent librement à tout un chacun car, il faut le savoir, Beethoven se montrait volontiers facétieux et « déboutonné », comme il aimait à le dire.

Tout individu qui aspire à se libérer des chaînes de l’oppression ne peut que se reconnaître et trouver une inspiration active dans Beethoven.

Ceux qui ont eu le mérite ou la chance de développer leur connaissance de la musique doivent se donner pour mission de partager leur familiarité avec l’œuvre de Beethoven et, pour les plus courageux, de s’essayer à composer – ou, sans doute, d’abord à improviser – pour retrouver aujourd’hui ce qui l’inspirait en son temps et y répondre.