Beethoven

La musique, c’est la dynamique de la vie

mercredi 27 janvier 2021, par Christine Bierre

Dans le troisième des sept entretiens sur la musique de Wilhelm Furtwängler [1] avec Walter Abendroth [2], publiés dans le livre Musique et verbe, le grand chef d’orchestre insiste longuement sur la dimension spirituelle de l’art de Beethoven. Nous en reproduisons ici les extraits publiés dans le numéro de février 2020 de notre journal Nouvelle Solidarité, dans le cadre de l’année Beethoven.

Sur la notion de musique ancienne et moderne

Abendroth : Si je vous ai bien compris, vous êtes d’avis que les musiques modernes sont faciles à interpréter et les classiques difficiles.

Furtwängler : On ne peut pas généraliser à ce point. Je voudrais faire observer à cet égard que ce n’est pas en tant que telle que j’admire la musique dite classique. Je suis un musicien moderne et cette musique « classique » ne m’intéresse que pour autant qu’elle nous dit encore quelque chose à nous, hommes d’aujourd’hui – donc dans la mesure où elle est, en somme, de la « musique moderne ». L’art évanoui d’une époque jamais abolie m’a toujours semblé n’avoir qu’un intérêt limité. Raison de plus pour s’intéresser aux musiques que l’on appelle « classiques » mais qui, pratiquement, doivent être considérées comme la cheville ouvrière de notre vie musicale d’aujourd’hui. Il est indéniable que ces musiques sont aujourd’hui en danger ; et ainsi toute notre vie musicale est menacée. En fait, jusqu’à présent, nous avons à peine pris conscience de ce danger, et il me semble d’autant plus urgent d’y porter notre attention. Et je voudrais pour cela poser la question de l’interprétation un peu différemment.

Qu’est-ce qui fait de l’activité de l’interprète une vraie tâche artistique – et une tâche point facile apparemment, puisqu’elle est si rarement bien remplie ? C’est malaisé à déterminer, car les qualités qui doivent entrer en jeu sont en définitive d’ordre spirituel plutôt que technique. Il n’y a plus guère, aujourd’hui, de difficultés techniques – témoin l’évolution de la technique des instrumentistes. Là n’est pas le problème. En revanche, des problèmes ont fait leur apparition là où autrefois on ne soupçonnait pas qu’il pût y en avoir. Il faut se rendre compte que ce que jadis on admirait naïvement comme « technique » ne rassemblait nullement à ce qu’aujourd’hui on entend par ce terme. Ce n’est pas la technique d’un Mozart ou d’un Beethoven (ou plus tard celle d’un Paganini ou Liszt), qui frappait leurs contemporains. C’était, à chaque fois, la personnalité qui s’exprimait au moyen de la technique qui leur était indispensable, qui collait exactement à leur message. Mais depuis, la technique est devenue une habilité sans lien organique avec l’ensemble de la personnalité de celui qui s’en sert – quelque chose qui s’acquiert à volonté par un entraînement approprié. Et c’est cette émancipation de la technique qui a posé le problème de l’interprétation. Et alors il ne s’agit plus de points de technique, mais des points de rencontre entre la technique musicale et l’esprit de la musique.

De la technique à l’esprit

Jusqu’où peut-on développer des éléments de technique ? Où finit la technique qui sert à exprimer l’âge et l’esprit ? Où commence la technicité arbitraire ? Voilà la question ; et avant d’y répondre, on ne peut que dire une fois de plus que, lorsqu’il s’agit de l’expression et de l’esprit, même le plus facile devient difficile ; et que, inversement ce qui tout d’abord semble techniquement très difficile devient facile lorsqu’on peut se dispenser d’aller au fond et de rechercher la nécessité et l’âme d’une musique. Mais en outre – et c’est ce qui rend particulièrement difficile l’interprétation des grandes œuvres du passé – il se trouve que chez les différents maîtres, l’esprit et la matière de la musique ont des façons très différentes de se rejoindre : que les mêmes moyens d’expression ont souvent chez l’un une tout autre signification que chez l’autre. Chez Bach, par exemple, chaque note a une fonction à la fois harmonique et mélodique ; mais le rythme n’y fait jamais figure de facteur indépendant. L’ensemble se déroule sans encombre, sans heurt. Jamais le moindre fléchissement : puissance calme et continue de ces ensembles de lignes et d’accords qui tiennent à la fois du fleuve et de l’Etre – c’est une sorte de réconciliation idéale entre immutabilité et devenir. (…)

Mais chez Mozart déjà – pour ne nommer que les étapes-sommets d’une évolution – cet état d’équilibre n’existe plus, et le devenir l’emporte sur l’immutabilité. Car Mozart a introduit des contrastes rythmiques que Bach ignore ou écarte. Cependant dans le style de Mozart, l’ensemble se déroule encore (comme chez Bach) sans nœuds ni à coups. Si Mozart n’a plus la tranquillité épique de Bach, il n’a pas encore la dramatique agitation de Beethoven – ou plutôt il réunit, de façon unique, le calme et le frémissement. Ce qu’il fait, il le fait tel un escrimeur accompli, avec la plus grande aisance, dans la plus grande maîtrise ; il se tire des entreprises les plus vastes et ardues avec une parfaite urbanité, et sans ombre de fatigue ou d’hésitation. C’est pourquoi il est le rêve des théoriciens et des gens de Conservatoire.

Ludwig van Beethoven (1770-1827), buste de Hugo Hagen, Musée de Bonn.

Mais c’est Haydn, le véritable père de la Sonate, qui le premier et soudainement, a introduit dans la musique, avec la liberté de la vie rythmique, les à-coups, les barrages, les brusques arrêts. Avec lui apparaissent les problèmes qui plus tard ont préoccupé Beethoven. Mozart était plus élégant, plus gentilhomme pourrait-on dire ; Haydn était plutôt plébéien. Mozart a plus de noblesse, de charme et d’aménité. Haydn est au fond plus tendrement lyrique et plus exubérant. Qui oserait dire que l’un l’emporte sur l’autre ? Les quatuors et les symphonies d’Haydn, c’est de la joie de vivre en grappes, en touffes. Chez lui la musique est jeune comme chez nul autre, ni avant ni après. (…)

Mais Haydn est le premier chez qui un grand avantage de l’époque de Bach – et qui s’était prolongé dans la musique heureuse de Mozart – commença de se perdre. Jusque-là la totalité et la cohérence de l’œuvre musicale allaient pour ainsi dire de soi. Dorénavant il faudra conquérir cette unité : la musique moderne commence. Chez Haydn, et plus encore ensuite chez Beethoven, on passe de l’Etre de Bach et du devenir-déroulement (Geschehen) de Mozart, au devenir-développement (Werden). Un accord final chez Bach ne marque que la fin d’un morceau de musique ; chez Haydn et chez Beethoven, cet accord marque la fin d’une composition – l’achèvement d’un effort de compositeur. Une nouvelle époque s’ouvre, qui impose au compositeur d’accorder logique musicale et logique tout court et d’accorder par là ce qui naguère s’accordait tout naturellement : le mouvement de la musique et l’émotion de l’âme.

De Bach à Beethoven : de l’épopée au drame

Certains aujourd’hui ne cessent d’opposer Bach à Beethoven : Beethoven, à les entendre, serait le romantique, le « subjectiviste » qui pervertit l’ordre naturel des choses et dont il nous faudrait contrebattre et surmonter l’influence. Cette vue résulte d’un profond malentendu – que l’interprétation courante de ses œuvres, il faut l’avouer, n’est pas faite pour dissiper. Mais opposer Bach à Beethoven – autant opposer un chêne à un lion, ou, si vous préférez des termes abstraits, opposer des vertus végétales à des énergies animales.

Ce n’est qu’à partir de Beethoven que la musique sera à même d’exprimer dans l’ordre de l’art ce qui dans l’ordre de la nature prend forme de catastrophe. Non moins organique que la lente évolution, la catastrophe n’est qu’une autre forme d’expression de la nature. En correspondance, la musique, jusque-là de caractère épique, accède maintenant au dramatique. Ainsi, en Grèce, Homère vint avant les Tragiques. Ce n’est pas là un hasard. L’épopée correspond à un âge plus naïf que le drame ; lequel présuppose déjà la possibilité d’isoler le destin, le caractère, les fatales initiatives des personnages. Le style épique est antérieur parce que, pour affronter la réalité, l’art recourt d’abord à la description. C’est seulement lorsque cette réalité est captée et apprivoisée par la description, que l’artiste peut tenter ce qu’il faut d’abstraction pour camper des personnages qui semblent agir spontanément. A ce stade, les personnages se détachent de leur auteur, qui devient le témoin de leur paradoxale indépendance.

Certes les couleurs et accents « tragiques » furent à la portée de Bach – pensez aux Passions. Et pourtant Bach est essentiellement épique. Un thème de Bach est par essence immuable. Ce thème pourra se transformer en cours de route : il aura toujours l’air de se ployer, jamais de « subir un destin ». Alors que le fait nouveau (et de portée décisive) que la musique de Haydn annonce, et que celle de Beethoven réalise pleinement, c’est le thème qui dans le courant d’un morceau connaît une évolution comparable à l’évolution d’un caractère de Shakespeare dans le courant d’un drame. Chez Bach, tout le morceau, développements compris, est implicitement contenu dans son thème ; au fond Bach ne s’écarte jamais de ce qui lui dicte son thème principal, même lorsque – dans une fugue, par exemple – il lui oppose un ou plusieurs contre-sujets : le style reste essentiellement mono-thématique [3]. Fugue ou aria, quelle que soit la forme de la musique de Bach, elle avance toujours à la façon d’un large et irrésistible fleuve ; rien ne l’écartera de sa route prédestinée.

Chez Beethoven, si la nécessité intérieure du déroulement n’est pas moins rigoureuse, la route n’est cependant pas prédéterminée comme chez Bach : c’est que chez Beethoven tout ne dépend pas du seul premier thème. Il en met plusieurs en scène, et c’est de leur opposition et interpénétration que dépend le développement. Chacun de ces thèmes vit en présence des autres, et souvent en fonction des autres. Ils ont un destin collectif, et ce n’est que ce destin – ce développement – qui apporte l’unité à des éléments divers et dont certains souvent sont très contrastés en eux-mêmes. Dans toute l’histoire de la musique il n’est guère d’autre œuvre aussi clairement et fortement marquée par ce genre de dynamisme que celle de Beethoven.

Quand la musique prend vie

Il y eut naguère dans la presse un assez long débat – Hans Pfitzner lui-même y prit part – sur les idées musicales de Beethoven. Ses idées, disait-on, ne sont pas si belles que cela. C’est par leur élaboration que Beethoven leur donne accent et portée. Et les uns – dont Pfitzner – de dire avec raison que même dans des musiques qui comme celles de Beethoven sont « très travaillées », c’est toujours l’intuition qui doit l’emporter ; et les autres – étant le plus souvent quelque peu rationalistes, et enclins à minimiser implicitement le rôle de l’intuition – de présenter Beethoven comme le prototype de l’artiste qui obtient tout par le travail.
En fait, certains thèmes de Beethoven (par exemple, ceux qui ouvrent l’Héroïque et la Cinquième) peuvent difficilement passer pour de grandes inspirations. Mais l’originalité de Beethoven, c’est, d’abord, de donner à chaque thème son cadre approprié, son climat particulier ; et puis – et c’est là l’essentiel – quel que soit le thème choisi, Beethoven lui trouve toujours le ou les partenaires qui vont permettre à ce thème de se développer et d’évoluer jusqu’à la limite. De savoir ainsi tirer de ce qui semble être la même atmosphère (et donc la même source d’inspiration) plusieurs thèmes (différents de profil et de contenu musical), si bien que ces thèmes ne deviennent tout à fait eux-mêmes que par la vie qui naît de leurs rencontres et conflits, et par l’unité supérieure qui, telle une voûte, les surplombe et comprend tous – voilà ce qui fait le génie souverain et incomparable de Beethoven.

Dossier à commander, 60 pages, 10 euros.

Chez Beethoven, les géniales trouvailles particulières dans l’invention de thèmes et de détails ne manquent certes pas. Pourtant ce n’est pas cela qui caractérise son génie – et ceux qui voient chez lui surtout le « travail » n’ont pas tout à fait tort. Mais son intuition va beaucoup plus loin, et c’est ce qui lui permet, dans ses meilleures œuvres, de trouver un ensemble de thèmes faits pour se rejoindre et se compléter en vertu d’on ne sait quelle fatalité ou loi : afin que leur « concert » impartisse à l’œuvre sa plénitude, toute sa vitalité authentiquement beethovénienne.

J’appelle essentiellement « dramatique » cette méthode de composition. Les thèmes de Beethoven s’affrontent comme les personnages d’un drame ; et chaque œuvre de Beethoven, voire chaque mouvement de Beethoven, signifie musicalement l’accomplissement d’une fatalité.

Dans la Nuit de Walpurgis, classique du second Faust, deux philosophes ioniens opposent ainsi leurs vues : Thalès explique l’origine de l’univers par l’eau, c’est-à-dire l’évolution et la continuité ; Anaxagore l’explique par le feu, c’est-à-dire par la catastrophe. Il s’agit là de deux conceptions opposées, de deux archétypes de l’interprétation de la nature. Et en effet le devenir organique se manifeste de façon diverse : la continuité, l’évolution – forme féminine du devenir ; le saut, la catastrophe – principe mâle. Mais la discontinuité, la catastrophe, est, elle aussi, naturelle et organique – contrairement à ce qui ne relève que de l’intellect et de la mécanique, qui appartiennent à un tout autre plan.

Beethoven dans le texte

  • « L’union parfaite de plusieurs voix empêche, somme toute, le progrès de l’une vers l’autre. » (Carnets Intimes, n°9)
  • « J’ai toujours une image à l’esprit quand je compose, et je travaille pour aller vers elle. » (Correspondance entre Beethoven et Marie Erdödy)
  • « Les poésies de Goethe exercent sur moi une grande influence, non seulement par leur contenu mais par leur rythme. Je suis disposé et excité à composer pour cette langue qui (…) porte déjà en elle le secret des harmonies. Alors du foyer brillant de l’enthousiasme, je dois me décharger de la mélodie, elle s’échappe dans tous les sens. Je la poursuis, je l’étreins de nouveau avec passion ; elle fuit et se perd dans le chaos des impressions ; bientôt je la ressaisis avec une passion renouvelée, je ne peux m’en détacher, il me faut la multiplier dans un spasme d’extase, dans toutes les modulations ; et au dernier moment, je triomphe d’elle, je la possède, celle que je poursuivais, la première pensée ! Et voyez, c’est une symphonie. Oui, la musique est vraiment la médiatrice entre la vie des sens et la vie de l’esprit. Je voudrais en parler avec Goethe. (…) La mélodie, c’est la vie sensuelle de la poésie. N’est-ce pas par la mélodie que le contenu spirituel d’une poésie s’infiltre dans nos sens ? (…) Et cette impression ressentie n’excite-t-elle pas l’esprit à de nouveaux enfantements ? » (Source : idem)
  • « L’esprit s’étend jusqu’à une généralité sans limites, il se forme toute une couche de sentiments suscités par la simple pensée musicale qui autrement s’éteindraient sans laisser de traces. C’est là l’harmonie. Voilà ce qui se trouve exprimé dans mes symphonies : mélanges de formes multiples qui, se fondant et s’amalgamant en un tout, se dirigent ensemble vers le même but. Alors vraiment la présence de quelque chose d’éternel, d’infini, d’insaisissable se fait sentir, et bien que pénétré, à chacune de mes œuvres, du sentiment de réussite, pourtant, au moment où le dernier coup des timbales impose à mes auditeurs ma conviction et ma jouissance, j’éprouve, comme un enfant, l’éternel besoin de recommencer ce qui me paraît achevé. » (Source : idem)
  • « Le monde n’a pas été formé par la réunion fortuite d’atomes : des forces et des lois établies ayant leur source dans l’intelligence la plus sensée, ont été l’origine de cet ordre immuable et ont pu, nécessairement, et non pas fortuitement, découler de ces atomes ; l’ordre et la beauté que reflète l’organisation de l’univers nous démontre l’existence de Dieu. Cependant la thèse contraire n’en est pas moins fondée : si cette harmonie a pu émaner des lois organiques générales, alors la nature entière est forcément un produit de la Sagesse suprême. » (Carnets intimes, n° 90)
  • « Voudrais-tu savourer le miel sans souffrir des piqûres de l’abeille ? Désirerais-tu te parer des couronnes de la victoire sans affronter le danger de la bataille ? Le plongeur pourra-t-il ramener la perle du fond de la mer si la terreur du crocodile le retient sur la rive ? Ainsi, ose ! Ce que Dieu t’a réservé, personne ne te le ravira. Mais il te l’a réservé à toi, homme courageux. » (Carnets intimes, n° 49)

[1Chef d’orchestre allemand, 1886-1954

[2Compositeur allemand (1896-1973).

[3L’art de la Fugue en est un cas d’école. Voir également Maëlle Mercier, Découverte d’une fugue de Bach - L’art, notre arme politique.