Beethoven

Une vie et une œuvre révolutionnaire

mercredi 27 janvier 2021, par Bruno Abrial

Voici le discours de Bruno Abrial, prononcé lors de la visioconférence du 16 décembre 2020 « Beethoven : le souffle créateur pour révolutionner notre temps », organisée en l’honneur du 250e anniversaire de Beethoven.

Les autres discours de la conférence :

Ce qui est frappant avec Beethoven, c’est l’unité que forment sa vie, son œuvre et son temps. Ce doit être une source d’inspiration aujourd’hui, pour nous qui vivons dans une société où les individus sont dans la contradiction permanente entre ce qu’ils pensent, ce qu’ils disent et ce qu’ils font – comme si les jambes se mettaient à courir, tandis que le cœur battait comme ça lui chante et que le cerveau n’en faisait qu’à sa tête…

Notre civilisation est devenue moribonde à force de ruser avec ses principes, pour reprendre les mots du poète Aimé Césaire. Et le poisson pourrissant toujours par la tête, ce sont avant tout les classes supérieures qui trichent avec les valeurs de « liberté », de « démocratie » et de « droits de l’homme », afin de protéger leurs privilèges au sein d’un ordre de pillage financier en faillite.

De même, en son temps, Beethoven fut confronté à une génération qui, après s’être enflammée pour les idéaux républicains de la Révolution, s’est laissée entraîner dans une dérive destructrice, dans laquelle on a déployé à l’intérieur la guillotine, puis à l’extérieur les armées révolutionnaires devenues impériales – toujours au nom de « la liberté, l’égalité et la fraternité ».

Dans un environnement de plus en plus délétère, dominé par l’esprit de capitulation et de soumission face à l’Empire napoléonien, puis dans le contexte du contrôle social et de la censure mise en place après le Congrès de Vienne, Beethoven mena durant toute sa vie un combat héroïque pour ne jamais sombrer lui-même – « saisir le Destin à la gueule, pour ne pas le laisser me courber tout à fait », comme il le disait – et créer une œuvre qui allait transformer l’humanité à travers les générations.

Un langage pour des âmes libres

Voilà donc 250 ans, Ludwig van Beethoven naissait à Bonn, au sein d’une famille de condition misérable. Son père Johann est musicien de la cour de l’Électeur de Cologne, et ses maigres revenus sont les seuls moyens de subsistance du foyer. Aussi, espérant trouver en son fils aîné une source supplémentaire de revenus, il le force à apprendre la musique, avec une sévérité qu’il ne s’applique pas à lui-même, notamment en ce qui concerne sa consommation d’alcool.

Malgré cela, Ludwig se découvre un amour passionné pour la musique, qui lui offre un univers et un langage par lesquels il peut explorer et exprimer ses émotions et ses idées les plus intimes, lui apportant ainsi une source d’espoir sur la nature humaine. Le voyant progresser très rapidement, son père se prend à rêver d’en faire un « enfant prodige », comme un certain Léopold Mozart vingt ans auparavant, et d’en tirer une moisson de profits. Il n’hésite pas pour cela à rajeunir Ludwig de deux ans, ce que ce dernier ne découvrira qu’à ses 40 ans.

Dans sa douzième année, par l’enseignement de Christian-Gottleib Neefe et sa rencontre avec la famille Breuning de Bonn, Beethoven accède à la littérature allemande, en particulier à la poésie et au théâtre de Schiller, mais aussi de Shakespeare. Neefe lui met entre les mains le Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach, pratiquement tombé dans l’oubli à l’époque.

Beethoven en 1783, alors qu’il a treize ans.

Bien qu’insuffisant sur le plan technique, l’enseignement musical de Neefe est essentiel pour le jeune Beethoven du point de vue de l’éducation du sentiment musical et ne peut qu’entrer en résonance avec sa propre relation à la musique. En effet, elle ne consiste pas en un catéchisme systématique fait de codes et de règles, mais s’appuie sur une théorie voulant que les lois et les phénomènes de la musique se rattachent à la vie psychologique de l’homme.

En mai 1789, Beethoven, alors âgé de 18 ans, s’inscrit à l’Université de Bonn pour y suivre des cours de littérature allemande. Créée trois ans plus tôt par le nouveau Prince Électeur, Maximilien-Franz, le frère du « despote éclairé » Joseph II, cette université est particulièrement ouverte aux idées de la Révolution qui couvait de l’autre côté du Rhin.

Beethoven suit alors les cours d’Euloge Schneider, un prêtre défroqué devenu professeur de littérature allemande, et dont on sait qu’il prononça devant ses élèves un éloge enflammé de la Révolution le jour de la prise de la Bastille : « Les chaînes du despotisme sont brisées... Heureux peuple ! … Le Français est un homme libre ! »

L’année suivante, le même Schneider publie un recueil de poèmes révolutionnaires, dont Beethoven et la famille Breuning font partie des souscripteurs, et dans lequel on peut lire : « Mépriser le fanatisme, briser le sceptre de la stupidité, combattre pour les droits de l’humanité, … Ah ! Cela, nul valet des princes ne le peut. Il faut des âmes libres, qui aiment mieux la mort que la flatterie, la pauvreté que la servitude... Et sache que, de telles âmes, la mienne ne sera pas la dernière ! »

Évoquer les esprits des profondeurs jusqu’aux cimes

A l’initiative de Joseph Haydn, Beethoven se rend à Vienne en 1792 pour y suivre son enseignement. Le contraste est énorme entre le ferment intellectuel à Bonn, où s’unissent les influences de l’« Aufklärung », les lumières allemandes, et de la Révolution française, et l’atmosphère de Vienne, ville dépourvue de culture industrielle, scientifique et littéraire (hormis la musique) et où la police pouvait compter sur 5000 mouchards, pour une population de 200 000 habitants. De ce côté-là, Beethoven n’attend pas de miracle : il déclara un jour qu’il n’y aurait pas de révolution en Autriche « tant que les Autrichiens auront de la bière et des saucisses ».

Mais Vienne est alors la capitale mondiale de la musique. En novembre 1792, La Flûte enchantée de Mozart, mort l’année précédente, atteint sa centième représentation. Et le public aristocratique, parfois composé de véritables mélomanes comme Lichnovsky, Razumovsky, Lobkowitz ou le baron von Sweiten, offre à Beethoven un marchepied pour développer et faire connaître son art. En quelques années, ses improvisations et ses compositions remportent un grand succès, elles transportent et bouleversent le public. Sa renommée s’étend à toute l’Allemagne ; sa musique électrise une jeunesse déjà exaltée par l’esprit de libération politique qui parcourt le monde ; on le voit comme le magicien dans La Tempête de Shakespeare, qui « évoque les esprits des profondeurs jusqu’aux cimes », comme le dit le compositeur Johann Reichardt.

Beethoven en 1800, alors qu’il a trente ans.

Dans le même temps, l’arrivée des armées françaises dans la province de Cologne fait de Bonn la sous-préfecture d’un département français, et Beethoven devient alors de fait le premier compositeur allemand affranchi de son statut de domestique – dont les musiciens étaient affublés depuis des siècles, y compris Bach, Haydn et Mozart.

Il faut dire qu’à ce moment-là, malgré le fait qu’en France la Révolution a basculé dans la Terreur, les armées françaises sont encore perçues comme libératrices par les populations rhénanes. Dans son Hermann et Dorothée, Goethe évoque ce sentiment d’espoir qui précéda la désillusion :

Les Français arrivaient, mais ils ne semblaient apporter que l’amitié, et réellement ils l’apportaient ; ils avaient tous l’âme exaltée ; ils plantaient allègrement les joyeux arbres de la liberté. Ils promettaient à chacun ses droits et son gouvernement propres... L’espérance flottait devant nos yeux autour de l’avenir, et attirait nos regards vers les voies nouvellement ouvertes.

L’organe et la faculté

Cependant, en 1796, une maladie se déclare, d’abord vraisemblablement aux entrailles, puis aux oreilles, et Beethoven perd progressivement son ouïe. Mais l’évolution est si lente que pendant un temps, il n’y voit qu’un problème passager et garde l’espoir de guérir, et ce n’est qu’en 1801-1802 qu’il comprend que le mal est irrémédiable. Il sombre alors dans une terrible souffrance morale à l’idée de devenir sourd, d’autant qu’il n’en a encore parlé à personne.

A la fin de l’été 1802, alors qu’il se trouve dans la ville thermale d’Heiligenstadt, sur les conseils de son médecin, au seuil du désespoir il écrit à l’intention de ses deux frères, une lettre qu’il n’enverra jamais et que l’on appelle le « Testament d’Heiligenstadt » :

Il s’en fallait de peu que je mette fin moi-même à ma vie. C’est l’art, et lui seul, qui m’a retenu. Ah ! Il me paraissait impossible de quitter le monde avant d’avoir donné tout ce que je sentais germer en moi, et ainsi j’ai prolongé cette vie misérable.

On imagine bien que ce qui terrorise Beethoven, ce sont les conséquences de la surdité sur sa vie sociale, qui s’en voit en grande partie anéantie, mais pas sa création musicale, qui est non seulement prolifique dans cette période, mais semble engagée dans un processus de transformation consciente qui ne fera que se confirmer par la suite. Écoutons à ce sujet les mots de Victor Hugo :

L’infirmité de Beethoven ressemble à une trahison ; elle l’avait pris à l’endroit même où il semble qu’elle pouvait tuer son génie, et, chose admirable, elle avait vaincu l’organe sans atteindre la faculté.

Beethoven revient à Vienne, « déboutonné », comme il le disait souvent. Il a en tête les premières mesures de sa 3e symphonie – l’« Héroïque » – et on sait qu’il ébauche deux autres symphonies, qui ne verront finalement pas le jour, et dont l’une devait se nommer « Lustiga sinfonia », c’est-à-dire la « symphonie farceuse », titre qui suffit à témoigner, moins d’un an après la tentation du suicide, de sa victoire remportée sur le Destin.

Il n’y a qu’un Beethoven

Beethoven a réussi là où la Révolution française a échoué. En 1804, lorsqu’il apprend que Napoléon a l’intention de s’autoproclamer empereur, il déchire la dédicace qui lui était réservée, et la renomme « Grande Symphonie – Eroïca – pour célébrer le souvenir d’un grand homme ». Après avoir considéré un temps le général Bonaparte comme l’incarnation du héros antique arrivant à temps pour sauver la République, Beethoven ne peut supporter de le voir usurper cet idéal pour devenir un chef qui impose sa volonté par la force. Il s’exclame alors, furieux : « Ce n’est donc rien de plus qu’un homme ordinaire ! Maintenant, il va fouler aux pieds tous les droits humains, il n’obéira plus qu’à son ambition ; il voudra s’élever au-dessus de tous les autres, il deviendra un tyran ! »

Et pour ceux qui y verraient une prise de conscience un peu trop tardive, citons de nouveau Beethoven trois ans plus tôt, au moment où le Consul Bonaparte établit le Concordat, quand on lui demande de composer une sonate en son honneur : « Est-ce que donc le diable qui vous chevauche tous ensemble, messieurs ? Me proposer une telle sonate ? Au temps révolutionnaire, oui, à la bonne heure, cela aurait pu se faire, mais maintenant, quand tous cherchent à se couler de nouveau dans les vieilles ornières, que Buonaparte a conclu un concordat avec le Pape... Une telle sonate ? »

Quelques années plus tard, lorsque le prince Lichnovsky, l’un de ses principaux mécènes, veut le forcer à jouer du piano devant les officiers français, il entre dans une terrible colère, quitte le château avec fracas, rentre chez lui à Vienne et brise en morceaux le buste de Lichnovsky, prenant soin entretemps de lui faire parvenir le message suivant : « Prince, ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un Beethoven. »

Création et contre-révolution

Dans la décennie qui suit son séjour à Heiligenstadt, résolu à consacrer chaque minute et chaque seconde à sa mission artistique, Beethoven met au jour une quantité incroyable de chefs d’œuvre, dont les 3e, 5e, 6e et 7e symphonies, les sonates pour piano La Tempête, Waldstein et l’Appassionata, les 4e et 5e concertos pour piano, le concerto pour violon, les quatuors à cordes Razumovsky, etc. Paradoxalement, dans cette période, il se trouve de plus en plus isolé. Au point que, lorsque le compositeur Reichardt veut lui rendre visite en 1808, personne ne peut lui indiquer où il habite.

Il y a à cela des raisons objectives, dont la guerre et la dévaluation, qui ruinent l’aristocratie, y compris les mécènes de Beethoven, les obligeant à quitter la capitale autrichienne. Si bien que pour la première de son opéra Fidelio, le public sera clairsemé et composé surtout de soldats français, peu disposés à recevoir les idées révolutionnaires de Beethoven. De plus, une cabale s’organise, centrée sur le Théâtre de Vienne, pour saboter son opéra. On lui taille une réputation de misanthrope, d’ours mal léché, colérique, orgueilleux, insociable et même alcoolique, une légende qui persistera toute sa vie, et après sa mort, relayée jusqu’à nos jours par bon nombre de ses biographes.

Mais il y a surtout des raisons subjectives, qui sont liées à l’affaissement des caractères, à la mollesse qui gagne alors les esprits et pousse les individus dans les bras d’une musique faite pour divertir, sans but ni transcendance.

Malgré cela, jamais Beethoven ne reniera son amour pour l’humanité, ni sa foi dans le progrès technique et moral de la civilisation. Il se passionne pour les nouvelles découvertes scientifiques et suit de près les événements politiques, consacrant deux heures par jour à lire les journaux.

Faire passer la raison par le cœur

En quoi l’œuvre de Beethoven est-elle révolutionnaire ? D’abord, si elle l’est, il faut préciser que ce n’est pas dans le sens où nous l’entendons, nous autres Français, et qui nous porte à croire que tout changement politique ne peut s’obtenir que par la violence – un pessimisme qui rend incapable de défendre des idées sans vouloir les imposer de force à autrui.

Et preuve que ce problème n’est pas spécifiquement français, en pleine Révolution russe, après avoir écouté l’Appassionata de Beethoven, Lénine déclara que c’était la plus belle chose qu’il connût, une « musique sublime, surhumaine », qui le rendait même fier des merveilles que les êtres humains sont capables de créer.

Mais je ne peux écouter de la musique souvent, avait-il ajouté avec un petit rire amer. Cela m’énerve, j’ai envie de dire des bêtises charmantes, de câliner les gens qui, tout en vivant dans l’enfer abominable, peuvent créer une telle beauté. Cependant, aujourd’hui on ne peut plus câliner personne : ils vont vous mordre la main. Il faut les frapper sans pitié sur la tête, bien que dans l’idéal, nous soyons contre toute violence envers les hommes.

Dossier à commander, 60 pages, 10 euros.

Plus que l’esprit révolutionnaire, Beethoven veut insuffler l’esprit d’une nouvelle Renaissance, et tracer par son œuvre la troisième voie évoquée par Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’Homme. Une voie qui ne soit ni celle du sauvage ni celle du barbare. Manquant cruellement d’une éducation intellectuelle et morale, le sauvage n’a que la rage à opposer à l’injustice, alors que le barbare, pétri d’un intellectualisme ne passant pas par le cœur, impose ses principes par la force, comme Lénine nous en donne un parfait exemple.

Les thèmes musicaux de Beethoven sont beaucoup plus qu’une suite formelle de notes. Ils forment des « Stimungen », des « dispositions d’esprit », comme il l’expliquait lui-même. Comme les personnages d’un drame évoluant sur la scène, dans ses compositions, Beethoven met en jeu plusieurs Stimungen bien souvent contradictoires, les engageant dans un dialogue et parfois dans un âpre combat, qui aboutit presque toujours à une résolution et à l’expression d’une joie universelle, comme dans le final de Fidelio, de la 5e symphonie et, bien sûr, de la 9e, pour ne citer que ces exemples.

Pour conclure sur un contrepoint avec la conception de Lénine, écoutons le grand chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler nous apporter son éclairage sur l’intention qui animait un compositeur comme Beethoven, et qui a tellement embarrassé ses contemporains comme sa postérité :

La question de l’interprétation – de la ’Darstellung’, comme nous le disons en allemand – est à la fois simple et compliquée, comme toutes les questions où l’amour joue le rôle principal. Faire de la musique comme compositeur, ou comme interprète, est avant tout un acte d’amour. Un acte d’amour vis-à-vis de la musique qu’on porte en soi quand on compose ; quand on joue du Bach ou du Beethoven, on a affaire à l’amour qui animait Bach et Beethoven quand ils créaient leur musique. Amour de l’univers ou de l’humanité. Il y a aussi l’acte d’amour vis-à-vis de l’auditeur à qui on s’adresse et avec qui on voudrait partager l’émotion musicale. On oublie trop l’unité de tout cela. On a terriblement compartimenté la musique. On en a fait une affaire de spécialistes – des spécialistes qui ne s’aiment pas et refusent d’entrer en contact. (…) Je vous disais qu’il s’agit d’amour. Et que dirait-on d’un amoureux qui aurait établi exactement, d’avance, tout ce qu’il dira à sa belle ?