Beethoven

La musique qui rend libre

mercredi 27 janvier 2021, par Odile Mojon

Le récital improvisé par le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, jouant une sarabande de Bach au pied du Mur de Berlin, à la mémoire de ceux qui avaient tenté de fuir au péril de leur vie.
Voici le discours d’Odile Mojon, prononcé lors de la visioconférence du 16 décembre 2020 « Beethoven : le souffle créateur pour révolutionner notre temps », organisée en l’honneur du 250e anniversaire de Beethoven.

Les autres discours de la conférence :

Le creuset révolutionnaire

Né en 1770, Beethoven parvient à l’âge adulte au moment où débute la Révolution française. L’onde de choc qu’elle provoque est ressentie de manière particulièrement sensible à Bonn, sa ville natale, où les idéaux de 1789 trouve un terreau fertile. Le jeune Ludwig se trouve plongé dans une atmosphère favorable aux idées de Liberté et de Fraternité, ce qui jouera un rôle décisif pour faire de lui le fervent républicain et opposant à l’oligarchie qu’il a toujours été et influencera profondément son œuvre.

Or, Beethoven n’est pas le type de personne à professer des idéaux in abstracto ; il lui faut leur donner corps, une forme concrète et tangible, donc musicale.

Que l’on écoute son unique opéra Fidelio (première version en 1804, version définitive en 1814) et l’on aura une démonstration de cette recherche. Le livret, les circonstances dans lesquelles il a été écrit, le choix des personnages et la trame du sujet ne laissent aucun doute sur ce que visait Beethoven, et il aurait pu en rester là. Après tout, le chœur des prisonniers, le grand air de Leonore, entre autres, ne sont-ils pas par excellence aspiration à la liberté et expression de la bataille pour la conquérir ? Cependant, on peut faire l’hypothèse que les limitations propres à une œuvre destinée à la scène, notamment l’aspect descriptif qu’impose les péripéties de l’action, aient pu donner au compositeur le désir de trouver une expression encore plus juste et plus substantielle du sentiment de liberté.

La volonté, ou plus exactement la quête pour rendre tangible et communiquer ce sentiment de liberté et de fraternité, est le fil d’or dont est tissée sa création ; son âme : comment, à travers l’art, atteindre le cœur des gens, comment les rendre libres.

Pour Beethoven, être libre ne saurait se confondre avec le simple désir de s’affranchir de contraintes ou de troquer une sujétion pour une autre mais, comme il le dit : « Celui qui a compris une fois ma musique, celui-là doit se faire libre de toutes les misères où les autres se traînent ».

Le creuset intellectuel de Beethoven

  • Schiller

Beethoven a non seulement toujours été grand lecteur mais, poussé par son désir de comprendre, il n’hésitait pas à s’engager sur des chemins inattendus qu’illustrent, entre autres, ses références à des textes indiens ou des passages des Rig Veda. Sa démarche, il la décrit lui-même : « Je me suis évertué depuis mon enfance, à comprendre ce qu’ont mis dans leurs œuvres les meilleurs et les plus sages de toutes les époques. »

Donc, aller à l’essentiel, avec : Platon, Homère, Plutarque, Shakespeare, Schiller...

Néanmoins, dans cette galerie de personnages illustres « les meilleurs et les plus sages » avec lesquels il pouvait « s’entretenir » à loisir, Schiller, le poète de la liberté, jouit sans conteste d’un statut spécial. Non seulement Friedrich Schiller et Beethoven étaient-ils contemporains mais, depuis son plus jeune âge, il s’était familiarisé avec les œuvres du « poète de la Liberté » car le National Theater de Bonn, où Beethoven était répétiteur, programmait régulièrement ses pièces, ainsi que celles de Shakespeare.

Comme lui, Schiller, enfant des lumières allemandes, était imprégné des idéaux de liberté et de fraternité et les exprimait avec passion dans ses pièces qui avaient profondément marqué la jeunesse.

Enthousiasmé par ses œuvres, Beethoven l’était comme tous les jeunes de son époque et à vingt-deux ans, il exprima son souhait de mettre en musique le poème déjà très célèbre, l’Ode à la joie, un projet qu’il finalisera plus de trente ans plus tard, avec sa 9e Symphonie.

Mais, outre ses pièces de théâtre et ses poèmes, Schiller avait écrit divers essais portant notamment sur le rôle de l’art dans la société - dont les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme figurent doute parmi les plus connus - et sur sa conception de la dramaturgie comme son texte intitulé Du sublime, dans lequel il explore l’un des ressorts au cœur de la création artistique.

Dans cet essai, il part de la relation de l’homme à la nature, caractérisée par un rapport de force : l’homme est soumis à la domination de la nature mais étant un être de volonté, il peut y échapper par son esprit en l’apprivoisant ou en la dominant. Schiller montre qu’il y a cependant quelque chose de tout à fait spécifique à l’homme qui échappe à ce rapport de force : le sens du beau, cette faculté qui s’éveille d’elle-même devant certains objets sensibles.

Il ajoute que ce sens du beau a le pouvoir de nous rendre, jusqu’à un certain point, indépendants de la nature en tant que force, en nous libérant du rapport de domination que celle-ci exerce sur l’homme.

Le sentiment du beau est donc associé avec une conscience de liberté. Mais Schiller nous montre qu’au-delà du beau, il y a encore le sublime.

Pour faire comprendre la différence entre les deux, Schiller les présente comme deux génies nous accompagnant dans ce bas-monde. Le premier est un compagnon aimable et plein de gaieté, qui nous rend plus légères les peines du voyage. Malheureusement, sa nature terrestre ne lui permet pas de nous accompagner jusqu’aux endroits périlleux où il nous abandonne. Entre alors en scène le second génie, qui lui est grave et silencieux mais qui est capable de nous porter au-delà de « ces précipices qui nous donnaient le vertige ».

Le premier de ces génies est le sentiment du beau, le second, celui du sublime.

Le beau est déjà une expression de la liberté mais comme il est lié au monde des sens – un beau paysage, un beau visage — il reste dans les bornes de la nature. Pourtant, nous nous sentons libres, parce qu’avec lui, nos instincts sensibles se trouvent en harmonie avec les lois de la raison.

Avec le sublime, nous nous sentons également libres, mais d’une autre manière. Ici, les instincts sensibles n’ont aucune influence sur le domaine de la raison et c’est l’esprit seul qui agit en nous, comme s’il n’était soumis absolument à aucune autre loi que la sienne propre.

Un exemple typique du sublime, c’est lorsque nous sommes spectateurs d’une tempête. Elle nous procure un sentiment mixte, à la fois pénible et joyeux. Pénible, parce que face au déchaînement des forces de la nature, elle nous montre nos limites, et joyeux parce qu’en tant qu’êtres de raison, et d’imagination, nous sommes capables d’atteindre par la pensée ce que les sens ne peuvent embrasser.

Le « sublime » se réfère donc à une situation où un état de nature s’impose à l’homme. Face à cette situation dans laquelle sa volonté est impuissante, il ne retrouve sa liberté que par la force morale qui est un domaine à laquelle la nature échappe.

L’importance de cela, dans le domaine de l’art, c’est que le sublime nous fait comprendre, éprouver que l’état de notre nature spirituelle n’est pas nécessairement déterminé par l’état de notre nature sensible. Pour le dire autrement, nous ne sommes nullement soumis en esclaves à la violence des sensations.

Schiller insiste que le sublime nous rend notre liberté et, avec elle, notre dignité. Il précise un point d’une importance cruciale pour la musique de Beethoven : « Le sublime nous ouvre une issue pour franchir les bornes de ce monde sensible, où le sentiment du beau voudrait bien nous retenir à tout jamais emprisonnés. »

Ce que disait Percy Bysshe Shelley de la poésie est également vrai de la musique : "Le plus infaillible héraut, compagnon, partisan de l’éveil d’un grand peuple à l’accomplissement d’un changement bénéfique dans l’opinion ou les institutions, c’est la poésie. A de telles époques s’accumule le pouvoir de donner et de recevoir des conceptions intenses et exaltées touchant l’homme et la nature". C’est pourquoi, au moment de la chute du Mûr de Berlin, c’est bien la 9ème symphonie de Beethoven qui s’est imposée comme étant celle au "diapason" des événements, celle qui était en mesure de porter la joie de la liberté retrouvée et de célébrer la dignité retrouvée des citoyens.

Admettons que cela soit un peu abstrait et tournons-nous vers la musique de Beethoven. Elle est composée de telle manière qu’il est pratiquement impossible (surtout dans ses dernières œuvres) d’être emprisonné dans les filets d’une beauté sensuelle ou dans un quelconque autre sentiment figé (musique d’ambiance, par exemple). D’ailleurs, Beethoven ne recherche pas une beauté plastique du son, comme tant de compositeurs qui sont à la recherche d’effets sonores, mais il conçoit sa musique comme un processus auto-organisateur.

L’un de ses biographes (Maynard Solomon [1]) notait d’ailleurs à propos de la Symphonie héroïque : « Le résultat est une musique qui semble se créer elle-même, contrainte de lutter pour son existence, poursuivant un but avec une énergie et une résolution inflexibles, et non de celle dont l’essence est dans une large mesure présente dès la première exposition du thème. »

Beethoven, lecteur et connaisseur de Schiller, sait pertinemment qu’en rester au niveau d’une musique « simplement » belle implique de nous cantonner dans les limites des sensations, et donc d’en rester à un stade de la liberté qui ne nous permet pas de trouver l’humanité en nous-même.

Mais comment donner forme à cela ? Une telle conception posait nécessairement la question du langage musical en tant que tel, la grande affaire de Beethoven. Car, bien qu’ayant déjà composé des chefs d’œuvre extraordinaires, il était plus que quiconque conscient des limites existantes, qu’il fallait repousser sans cesse afin de parvenir à faire exprimer par les fibres mêmes de la musique tout ce qu’il avait à dire.

  • Homère

Comme nous l’avons vu, Beethoven aimait à s’entourer d’une galerie de grands esprits qui jouaient en quelque sorte le rôle de tuteurs.

Dans une de ses lettres, Schindler (secrétaire et premier biographe de Beethoven) écrit : « Beethoven était partisan du régime républicain, chose normale chez un homme passionnément épris de liberté et d’indépendance. Cette tendance était encore plus renforcée en lui par l’étude incessante des auteurs grecs Plutarque et Platon. »

Or, comme le souligne Maynard Solomon, « les aspirations de Beethoven qui ne pouvaient trouver un exutoire dans la sphère politique ou dans la conversation de tous les jours, étaient transmuées en une tentative de conquérir et de transformer l’univers de l’esthétique où il pouvait donner libre cours à son ambition de façonner le monde [2]. »

On peut s’étonner d’une aspiration paraissant démesurée et si peu en rapport avec le domaine d’action de la musique, mais pour comprendre ce qui motivait Beethoven, il convient de s’arrêter sur sa lecture d’Homère. Car c’est probablement avec le « poète des poètes », qui était l’un de ses auteurs favoris, que prend forme cette aspiration. On possède encore son exemplaire de l’Odyssée qui contient nombre de passages soulignés et d’annotations de sa main.

Homère, c’est le « poète immortel », celui qui avait sondé le cœur des hommes, celui qui avait la faveur des dieux et transmettait leurs paroles aux hommes, celui qui gardait la mémoire des héros et la transmettait, celui dont s’inspiraient les législateurs de la Grèce, celui qui pouvait dire tout cela dans une langue simple, puissante et allant directement à l’âme des gens.

Or, anticipant Percy Shelley qui considérait le poète comme le législateur non-reconnu de l’univers, il apparaît que : « Pour Beethoven, le poète était le premier éducateur d’une nation, parce qu’il était celui qui sait, celui qui témoigne du passé parmi les hommes. Le poète était, par conséquent, celui qui révèle les hommes à eux-mêmes parce qu’il éveille la faculté de se souvenir et fait émerger ce qui est agissant, mais caché, au plus profond du cœur de l’homme ».

Et Beethoven qui se qualifiait de Tondichter (poète des sons), ne pouvait que se considérer comme l’héritier d’Homère. Il lui fallait donc étudier, comprendre et s’approprier ce qui était au cœur de la puissance poétique, évocatrice d’Homère. Et c’est ce qu’il fait en étudiant la métrique de la poésie grecque. On sait précisément, grâce à ses carnets intimes, qu’en 1815-1816, Beethoven étudiait des hexamètres tirés de l’Iliade.

Cette date est importante, car Beethoven vient de traverser une profonde dépression suite à sa rupture avec l’Immortelle bien-aimée, crise qui venait s’ajouter au drame de sa surdité. Alors qu’il reprend progressivement goût à la vie et au travail, après deux années où il a peu composé, Beethoven renouvelle son engagement de tout sacrifier à son art, de vivre entièrement pour lui. C’est dans ce contexte que se fait l’étude approfondie d’Homère et de sa poésie.

Dossier à commander, 60 pages, 10 euros.

Les hexamètres qu’il a recopiés dans son carnet le sont de toute évidence dans le but d’en comprendre le fonctionnement et, bien sûr, de les utiliser dans ses compositions. Parallèlement, il étudie aussi la prosodie latine, les anciens modes ecclésiastiques, il s’intéresse aux formes baroques oubliées et note même, dans ses carnets intimes, le nom des notes composant les gammes indiennes. Au terme d’une longue maturation, la métamorphose de son langage musical s’accomplit tant dans la forme et la structure que dans sa substance. Ce sont les compositions, ou plutôt les joyaux, de sa dernière période, avant que la mort ne l’emporte prématurément [3].

Ce qu’a réalisé Beethoven, aucun autre compositeur ne s’en est jusqu’à présent approché. Il est certain que son intégrité absolue vis-à-vis de ses idéaux et du but qu’il s’était fixé fut déterminante.

D’abord, en faisant siennes les prescriptions de Schiller, puis en mettant ses pas dans ceux d’Homère, Beethoven dépasse en quelque sorte le sublime qu’exigeait Schiller et transmet la parole des dieux. Il rend à l’homme son humanité en lui faisant sentir ce qui est humain en lui et, ainsi, il le rend libre et digne de celle-ci.

Mais, me direz-vous, ce dont vous parlez, c’est très bien, mais ça me fait une belle jambe ! Qu’est-ce que cela peut changer pour moi, ma famille ou pour le monde ?

Rien, vraisemblablement, car l’art d’un Beethoven, d’un Schiller ou d’un Homère n’est pas utilitaire. Et encore moins, si vous ne faites pas l’effort de sortir de ce que vous connaissez déjà, car il n’existe pas de solutions aux problèmes dans les termes et selon le mode de pensée qui les ont générés. C’est en cela que l’invitation de Beethoven, citée plus haut, reste ouverte :

« Celui qui a compris une fois ma musique, celui-là doit se faire libre de toutes les misères où les autres se traînent ».

Trop loin, trop abstrait ?

Donnons la parole à Schiller qui nous éclaire sur le mode d’action de la poésie : « Elle [la poésie] agit sur la nature humaine tout entière, et ce n’est que par son influence générale sur le caractère d’un homme qu’elle peut influer sur ses actions particulières. La poésie peut être pour l’homme ce que l’amour est pour le héros. Elle ne peut ni le conseiller, ni l’assister et frapper avec lui, ni en un mot agir pour lui ; mais elle peut former en lui un héros, l’appeler aux grandes actions, et l’armer de force pour être tout ce qu’il doit être ».

Or, si un grand nombre de nos concitoyens sentent aujourd’hui que l’heure est venue des grandes actions, la force leur manque d’être ce qu’ils devraient devenir. N’est-il pas grand temps qu’ils se préoccupent, surtout les jeunes, de trouver cette force si inspiratrice et si puissante lorsqu’elle se fonde, comme Beethoven nous en donne l’exemple, sur la recherche de la vérité et le désir de « soulager l’humanité souffrante » ?


[1Beethoven, Maynard Solomon, Editions Fayard.

[2Le sacre du musicien, la référence à l’antiquité chez Beethoven, Elisabeth Brisson, CNRS Editions.

[3En septembre 1824, alors qu’il a déjà écrit parmi ses plus grands chefs d’œuvre (la Missa Solemnis, la 9ème Symphonie, etc.), et qu’il ne lui reste même pas trois ans à vivre, il écrit à son éditeur Schott : « Il me semble, en effet, n’avoir encore écrit que quelques misérables notes, je vous souhaite bon succès dans vos efforts pour l’art, ce n’est que lui et la Science qui nous montrent et nous font espérer une vie supérieure... »