L’éducation des capacités créatrices, fondement de l’économie réelle

vendredi 22 janvier 2021, par Christophe Lavernhe

Pour beaucoup d’entre nous, l’école de la tendre enfance a été un temps heureux de jeu et de découverte. Avec le passage de la maternelle au primaire, puis au secondaire, les activités ludiques cèdent la place à un apprentissage plus structuré. Si cet apprentissage poursuit la découverte du monde, le pari est relevé.

Les enfants ont une curiosité illimitée et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde » nous dit Jean Jaurès [1]. « Il faut leur montrer la grandeur de la pensée (…) en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre force.

Cela n’est pas toujours le cas hélas, l’élève – même réputé « bon » – ne percevant pas toujours le fil directeur des enseignements, que souvent il subit. Les multiples expérimentations éducatives et les tentatives d’ajuster les programmes à la baisse relèvent de la quadrature du cercle. Qui plus est, garder l’attention d’un auditoire en permanence sollicité et distrait par les écrans est un combat permanent, souvent à contre-courant des modes pédagogiques.

Dans ce contexte difficile, Jean Jaurès nous invite, dans son fameux texte aux instituteurs, à réfléchir à ce que l’enseignant doit transmettre :

Il faut que le maître lui-même soit pénétré de tout ce qu’il enseigne. Il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain (…). Alors, et alors seulement, lorsque par la lecture solitaire et la méditation il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants la lumière et l’émotion de son esprit. Ah, vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous [2].

Comment, en ce premier quart du XXIème siècle, chacun d’entre nous, et tout particulièrement les enseignants, pouvons-nous contribuer à répandre la lumière évoquée par Jaurès ? Marie Curie, à propos de l’enseignement scientifique, nous en donne une clé :

Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre, dit-elle. Sans la curiosité de l’esprit, que serions-nous ? Telle est la beauté et la noblesse de la science : un désir sans fin de repousser les frontières du savoir, de traquer les secrets de la matière et de la vie sans idée préconçue des conséquences éventuelles.

Qui découvre, si ce n’est d’abord l’enfant en expérimentant le milieu et les êtres où et avec qui il vit ? Les chercheurs en culotte courte cherchent en jouant, mais aussi les grands enfants, tel Pierre Joliot, qui va avoir 89 ans cette année. « La science est avant tout un plaisir et la recherche est un métier créatif » affirme le chercheur en biologie et petit-fils de Marie Curie.

L’esprit de mêler le plaisir, le jeu et le sérieux, et de mettre les dernières avancées de la science à la portée du plus grand nombre (sans pour autant en rabattre sur les contenus !) a guidé les concepteurs du Palais de la Découverte à Paris, notamment Jean Perrin [3]. On y côtoie la science en train de se faire, on y expérimente à l’aide de médiateurs, souvent des étudiants enthousiastes. Plus récente, l’initiative remarquable de « La Main à la pâte » [4] s’adresse aux jeunes enfants, dans la lignée des expériences que Marie Curie réalisait avec ses enfants et leurs amis [5]. Dans les deux cas, le succès n’a jamais été démenti. Mais pour autant, « la Main à la pâte » ne touche encore qu’une petite partie de nos enfants faute de décision politique. Quant au Palais de la Découverte, il est en cours de réaménagement depuis l’automne 2020 pour quatre années à l’issue desquelles les deux tiers des expérimentations auront disparues. « Un véritable vandalisme au regard de l’esprit de notre établissement qui a toujours offert à son jeune public l’initiation la plus complète aux concepts fondamentaux des différentes disciplines scientifiques ainsi que des approfondissements exigeants et conséquents pour son public averti » s’indignent les auteurs de la pétition signée, entre autres, par sept prix Nobel et des centaines de chercheurs.

A l’inverse de cette idéologie nauséabonde qui ne trouve pas d’intérêt commercial à élever la jeunesse, il nous faut sortir de l’expérimentation et étendre ces lieux à tout le pays. Il est bon de rappeler ici des vérités premières exprimées par Solidarité et Progrès depuis de nombreuses années sous l’impulsion de Lyndon LaRouche et de Jacques Cheminade. Le lecteur constatera à quel point ces conceptions relèvent d’un courant éducateur qu’il nous faut à tout prix sauver et étendre.

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Dans toute la mesure du possible, nos écoles ont vocation à devenir un lieu d’expérimentation joyeuse, et pour autant qu’elles solliciteront les capacités créatrices de tous les élèves, sans exception. On touchera les cœurs en s’abreuvant d’emblée à la source vive de la connaissance, là où la science rejoint la poésie et la métaphysique.

Les défis auxquels ont été confrontés les grandes figures du passé seront revécus par chacun, l’élève étant amené à refaire le chemin de la découverte dans les mêmes conditions que ses illustres ancêtres. Une série de situations concrètes mettant en évidence un paradoxe non explicable selon les théories courantes sera l’occasion d’émettre des hypothèses, une à une réfutées, jusqu’à l’expérience décisive qui se voit confirmée. Les connaissances apparaîtront ainsi comme une réponse – toujours provisoire – au questionnement d’une époque, plutôt qu’une liste de théorèmes descendus du ciel, à savoir par cœur. Mis devant une situation qui appelle une résolution, l’élève aura développé son instinct créateur. « Eh quoi ! Tout cela à des enfants ! Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler » [6].

Questions innocentes (mais pas tant que ça) :

  • Pourquoi, lorsqu’on souffle sur un petit bâtonnet trempé dans l’eau savonneuse (dont l’extrémité peut être ronde ou carrée), le film de savon prend-t-il la forme sphérique d’une bulle ? Ou alors, ce qui revient au même, pourquoi la Terre est-elle ronde ? Réfléchissez-y…
  • Tant qu’on y est, comment Ératosthène a-t-il pu prouver, au IIIème siècle avant J.C. que la Terre est ronde ?
  • Pourquoi ne peut-on inscrire dans une sphère que cinq polyèdres réguliers ?

Il en sera de même en histoire, littérature ou philosophie. Le temps d’un cours, les élèves se mettront à la place du dirigeant politique appelé à décider en son âme et conscience, de ce héros romanesque confronté à un choix existentiel, du sage philosophe prêt à mourir pour ses idées. « Qu’aurais-je fait à sa place ? pourquoi ? comment ? », se diront-ils.

Friedrich List, l’économiste allemand, en est un autre qui, « tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement », a suivi le fil rouge de la pensée humaine aux prises avec la réalité du monde :

L’état actuel des peuples est le résultat de l’accumulation des découvertes, des inventions, des améliorations, des perfectionnements, des efforts de toutes les générations qui nous ont précédés ; c’est là ce qui constitue le capital intellectuel de l’humanité vivante, et chaque nation n’est productive que dans la mesure où elle a su s’assimiler cette conquête des générations antérieures et l’accroître par ses acquisitions particulières [7].

Suivant List, le thème fédérateur des différents enseignements au collège et au lycée pourrait être l’histoire des inventions et des progrès qu’elles diffusent. Comment, en effet, ne pas faire le lien entre l’évolution des outils et le « tempo » des sciences « dures » — physique, chimie, mécanique, sciences naturelles —, ou « molles » — préhistoire, histoire, linguistique, sociologie, économie… — dont les découvertes sont intimement liées aux techniques.

On s’intéressera particulièrement à la façon dont les hommes se sont appropriés deux principes fondamentaux, à l’œuvre dans la nature, qui sous-tendent l’émergence de la civilisation et doivent pareillement sous-tendre les enseignements :

  • La moindre action tout d’abord (ou loi du moindre effort) selon laquelle la nature tend à accomplir l’action maximum avec un effort minimum. Fondatrice de la géométrie, mesurée en physique, la moindre action a toujours guidé les créateurs d’outils, elle reflète l’action de l’univers sur lui-même.Elle est bien mise en évidence par l’auteur du Bulletin de la société d’encouragement pour l’industrie nationale, qui écrit en mars 1808 :

    Je crois avoir mis hors de doute que la force est une chose précieuse qu’il faut économiser. Quant au principe principal d’une construction et celui d’entretien d’une machine, il est évident que le moindre est le meilleur ; ainsi le principe de la meilleure machine consiste réellement à trouver celle qui remplira le but qu’on se propose avec la moindre action, c’est-à-dire avec la moindre mise capitale, soit en force, soit en argent.

  • « Rien n’est permanent, sauf le changement », pour le philosophe grec Héraclite, voilà le deuxième grand principe soumis à notre jeunesse, que le poète anglais Percy Shelley exprime dans ses vers : « Nought may endure but mutability » (rien ne dure sinon la mutabilité), suggérant que l’univers EST changement…
    Pâle reflet des changements titanesques à l’œuvre au sein des milliards de galaxies, le mouvement des masses telluriques de notre globe nous donne les premiers signes, sous nos pieds, de cette perpétuelle transformation qui affecte aussi notre globe.
    Que dire de la transformation du milieu terrestre par la vie sous forme végétale, puis animale : émergente dans les masses océaniques, ensuite sur terre, la vie a accéléré considérablement les échanges de matière. Manifestant l’existence d’une vie cette fois douée de conscience, les outils ont encore décuplé cette action de l’univers sur lui-même.

Ce récit peut se conjuguer au gré des multiples séances de cours (géométrie, physique, chimie, astronomie, biologie, sciences de la vie et de la terre, technologie, philosophie, histoire, géographie, etc). Les enseignements se renvoient ainsi les uns aux autres, permettant aux élèves de faire des liens et de développer leur intelligence du monde. A l’inverse, une connaissance spécifique coupée d’un contexte qui apporte le sens est plus difficile à appréhender.

Comme l’exprime Guillaume Von Humboldt, le professeur facilite la découverte en permettant à l’élève

d’absorber une grande quantité d’éléments qui lui sont présentés par le monde qui l’entoure, ainsi que par son existence propre, en utilisant toutes ses facultés de réception. Qu’il doit ensuite retraiter avec toute l’énergie dont il peut faire preuve, et se les approprier de façon à établir une interaction entre lui-même et la nature selon la forme la plus large, la plus active et la plus harmonieuse (Guillaume Von Humboldt) [8].

Pour Paul Langevin, les élèves

doivent être amenés à sentir l’importance de ce développement de l’esprit, et que, indépendamment des forces que la physique et la chimie nous font découvrir, il en est d’autres constituées par l’activité spirituelle qui fait elle aussi partie de la réalité et peut contribuer à transformer le monde (…). Nous pouvons espérer que les forces physiques et les forces spirituelles nous apparaîtront plus tard unifiées dans une synthèse plus haute, qui fera apparaître l’esprit comme l’un des aspect des forces de l’univers (Paul Langevin) [9].

Observatrice attentive de la transformation sans fin que nous offre la nature, la pensée créative à laquelle nous appelons notre jeunesse prolonge en quelque sorte le travail de l’univers sur lui-même comme le souligne également le biochimiste Vladimir Vernadski [10] quand il parle de la noosphère (conçue comme la biosphère à laquelle s’ajoute l’intelligence humaine).

Elle s’exprime dans le travail humain qui est une autre façon pour l’univers de se développer à travers les effets néguentropiques [11]de la vie. « Notre liberté, dans nos rapports avec la terre, consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence » affirme Élisée Reclus [12]. Avec Vladimir Vernadski, Reclus a démontré à quel point la vie humaine se distingue de la vie végétale ou animale par sa conscience. « C’est aux hommes de compléter l’œuvre de la nature en imitant dans leurs travaux quelques-uns des moyens qu’elle emploie (…). L’homme, c’est la nature prenant conscience d’elle-même » dit-il en évoquant « l’harmonie secrète » qui s’établit « entre la terre et le peuple qu’elle nourrit » [13]. À ce sujet, Reclus préfère parler de « milieu » plutôt que d’« environnement », cette dernière notion apparaissant extérieure à l’homme.

Dans le prolongement des travaux des géographes du XIXème siècle et de Friedrich List, l’économiste contemporain se doit d’étudier comment l’homme interagit avec son milieu : on parlera d’économie réelle ou bien d’économie physique. La science économique remonte ainsi aux premiers outils voilà plus de 3 millions d’années. Autant de chapitres à rajouter aux cours d’économie…

Le travail humain auquel l’élève se prépare est donc fondamentalement une création de l’esprit aux prises avec la réalité matérielle et spirituelle. Elle se fait en découvrant des principes physiques nouveaux et en haussant la compréhension de chacun à la hauteur des défis posés par l’évolution de la société et de son milieu naturel. Le président américain Abraham Lincoln, pour qui « l’ensemble du monde créé est une mine, et l’homme un mineur » l’exprime à sa façon :

l’ensemble de la Terre et tout ce qu’elle contient, tout ce qui la recouvre et l’entoure, y compris l’homme lui-même, dans sa nature physique, morale et intellectuelle, de même que ses susceptibilités, sont autant de chemins infinis par lesquels celui-ci, depuis le premier d’entre eux, allait tracer sa destinée [14].

Dans un contexte où l’industrie du divertissement interpose entre les enfants et la réalité une panoplie d’écrans qui les enferment, l’approche que nous revendiquons vise à les faire grandir en se confrontant à la réalité du monde. Sans rejeter bien-sûr l’intérêt indéniable des écrans quand ils sont utilisés à bon escient !

Tout cela afin de répondre au défi qui nous concerne tous : comment rendre le monde meilleur en devenant nous-mêmes meilleurs ?

Guillaume Von Humboldt le décrit ainsi :

Le but ultime de notre existence consiste à donner au concept d’humanité, grâce à notre propre personnalité, aussi bien au cours de notre vie qu’après celle-ci par les traces que nous laisserons de notre action vivante, le plus grand contenu possible ; cette fin ne se réalise que par la connexion de notre moi au monde afin qu’ils exercent réciproquement l’un sur l’autre une action générale, fructueuse et libre [15].

C’est une pédagogie de l’éveil de l’âme au contact de la vérité disait Simone Weil, qui souligne à quel point « le désir d’apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare » [16]. Or seule la vérité éduque [17].

L’école vise à transmettre cette flamme.

CONCLUSION

Une connaissance très haute de l’histoire de l’espèce humaine et de la structure du monde :

Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée, très générale, il est vrai, mais très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble. De ce que l’on sait de l’homme primitif à l’homme d’aujourd’hui, quelle prodigieuse transformation ! Et comme il est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée humaine ! […] Je dis donc aux maîtres, pour me résumer : lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque d’autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront. Lettre de Jean Jaurès aux instituteurs et aux institutrice, publiée dans La Dépêche, journal de la démocratie du midi le 15 janvier 1888.

COMPLÉMENT

Transmettre la flamme : de l’école à l’atelier

La joie créative à l’école, il n’est pas question de la perdre au travail. En voici trois témoignages :

Christine Ferber, créatrice « haute confiture »

Christine Ferber est une pâtissière et chocolatière française qui est co-propriétaire de La Maison Ferber en Alsace. Elle a transformé l’épicerie familiale alsacienne en une maison renommée dans le monde entier. Au-delà des spécialités locales qu’elle décline, cette pâtissière est devenue la reine des confitures. Elle vend plus de 200 000 pots de confiture par an à travers le monde.

Intervention à l’Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Art, Janvier 2019, extraits :

Tous les fruits et légumes que je travaille me résistent, c’est pourquoi j’ai choisi de le faire tout en douceur. Cependant, j’ai du mal à faire gélifier un fruit comme le litchi. Quand il ne veut pas, je n’insiste pas. La recette est une chose, la faire en est une autre. Mon père m’obligeait à chercher par moi-même.

Si on veut de beaux produits, il ne faut pas bousculer la matière, il faut vraiment la respecter. Un fruit, une matière, on la bat, on la frappe, on la coupe, quelque part on lui fait du mal et ce mal il faut le lui faire avec beaucoup de douceur. Il faut avoir des pensées douces quand on réalise son travail de préparation, et les matières vous le rendent.

Une matière donc, tu ne la domines pas, tu ne la maîtrises pas, tu arrives tout juste à l’apprivoiser. Elle reste maîtresse. Il faut que tu rentres en elle, il faut comprendre comment elle va suivant ce que tu lui imposes. Il faut que tu restes très humble pour en sortir le meilleur et en faire quelque chose de très bon.

Dans tout mon travail, il y a une réflexion pour arriver à un produit qui soit très bon, très beau, qui a de belles couleurs, une belle texture. Quand je travaille, je pense toujours à ceux qui vont goûter. Avoir des pensées douces, penser à de bonnes et belles choses, penser à bien faire. Pouvoir ne pas avoir à compter mon temps, avoir du temps pour l’imagination, la créativité, pour la transformation de la matière. Le secret d’un bon produit : savoir donner du temps, ne pas compter, ne pas rentabiliser dès le départ.

Créer, c’est d’abord être généreux. C’est prendre le temps pour développer un produit parfait et ensuite réfléchir du point de vue du travail pour le rendre plus efficace et rentabiliser la production. Ma vie dans ma cuisine est passionnante, chaque jour est un autre jour.

Christophe Dejours, médecin psychiatre : l’accomplissement au travail

Christophe Dejours est un spécialiste en psychodynamique du travail et en psychosomatique.

Intervention au Cercle Bourbonnais de Bourg-en-Bresse, Bresse TV, mars 2016, extraits 
 :

(…) Il faut trouver par soi-même. Travailler c’est continuer à chercher, recommencer et puis trouver la solution. Ces solutions arrivent on ne sait pas comment mais ça vient certainement de la confrontation à l’échec et de l’obstination. Il y a un décalage entre la tâche, ce qu’il faut faire, et ce que les gens font vraiment. Décalage entre le prescrit et l’effectif, et ce qu’il y a entre les deux, c’est le travail réel. Le travail vivant est la capacité de rajouter de soi-même au travail prescrit pour que ça marche. Ce travail vivant, c’est ce qui ne pourra jamais être remplacé par une machine.

Le travail oblige celui qui travaille à se transformer soi-même. Dans le meilleur des cas il lui permet de s’améliorer, de progresser, voire de s’accomplir. Par exemple à force de travailler le bois, celui qui est constamment devant de nouvelles essences, il sent dans le bois des choses que vous ne sentez pas. Il arrive devant le meuble, il ne peut pas s’empêcher de passer la main dessus, il caresse le bois, il sent des choses que vous ne sentez pas, il a acquis un nouveau registre de sensibilité qui n’était pas là avant : il devient plus capable de partager avec les autres. A force de travailler vote piano, de vous casser le nez dessus, et de recommencer, alors un jour vous y arrivez, alors vous entendez chez l’autre pianiste des sonorités, une vélocité que vous n’entendiez pas auparavant. Grâce au travail naissent en vous de nouveaux registres de sensibilité. Vous vous accroissez vous-même, vous devenez plus sensible, plus capable de partager avec les autres, d’aimer davantage. C’est une première approche du plaisir au travail. Tout cela ne peut pas se voir.

Les réactions affectives à la résistance du réel et à l’échec ne se voient pas. L’irritation, le découragement, le doute ne se voient pas. Les insomnies ne se voient pas. Les effets de ma mauvaise humeur sur mon conjoint, sur mes enfants, ne se voient pas et pourtant ça fait partie du travail. Il n’y a pas un d’entre vous qui travaillez bien sans que cela ait des conséquences beaucoup plus sérieuses, beaucoup plus profondes que vous le croyez, sur votre conjoint, sur vos enfants. Sur le développement de vos enfants. Le développement psychique de vos enfants dépend de ce rapport que vous avez vous avec votre travail. C’est pourquoi si votre rapport au travail se dégrade, vos enfants le manifestent aussi avec des formes psycho-pathologiques. Ils deviennent agités à l’école, ils ne veulent plus apprendre, c’est le résultat direct d’une déstabilisation de votre rapport au travail et de la perte du plaisir au travail. Cela a des conséquences sur le conjoint, les enfants.

La souffrance n’appartient pas au monde visible. Tout ce qui relève de la subjectivité n’appartient pas au monde visible.

Jürgen Lingl-Rebetez, sculpteur : « j’adore créer »

Le sculpteur aborde ici un thème récurrent dans le débat sur l’art : art abstrait qui serait le privilège des artistes contemporains ou bien art figuratif, vestige d’une époque plus ou moins révolue. Le premier étant plus ancré dans l’imaginaire, le second dans le réel. C’est l’occasion pour lui d’insister sur l’importance du « métier » dans son rapport physique avec la matière, le « matériau » que l’artiste – ou l’artisan — va transformer.

Jürgen Lingl-Rebetez, extrait d’une interview-portrait :

On est confronté à des artistes qui disent, « c’est vieux ce que tu fais, on voit tout de suite ce que c’est, il n’y a plus aucune liberté pour l’esprit du spectateur ». Des fois on est discriminé, il m’est arrivé d’être insulté lors d’une exposition. La personne m’a dit « comment pouvez-vous travailler comme ça en tant que sculpteur contemporain ». Je crois qu’on n’a pas besoin de se justifier, on peut très bien faire ce que je fais, moi je l’ai fait. Aujourd’hui l’idée que le savoir-faire est lié à l’art, autrement dit que tout art part d’un savoir-faire disparaît. Ce n’est plus une base nécessaire pour faire l’art. Il est important de maîtriser son métier parce que même si je suis un sculpteur qui travaille « abstrait », si j’ai de grandes idées et que mes mains ne font pas ce que je veux, je ne peux pas m’exprimer, c’est un handicap.

Il faut que mes mains soient tellement entraînées, qu’il n’y ait aucune résistance entre mon cerveau et mes mains. (…) La base d’un bon artiste, c’est la maîtrise du métier, que ce soit pour un sculpteur, un peintre ou un musicien. Le chanteur qui ne sait pas chanter ne peut pas interpréter.

Quelque fois j’entends aussi, tu n’es pas un artiste, tu es un artisan. Pourquoi font-ils maintenant cette différence entre artisan et artiste ? A l’époque ça n’existait pas, je crois que même le mot artiste n’existait pas. On était sculpteur, on était peintre, c’était un métier comme cuisiner, boucher, ou boulanger. On essaie de faire actuellement une différence pour ce qui concerne l’artiste, il aurait quelque chose de spécial, on ne comprend pas nécessairement ce qu’il fait, il a un certain look. Parfois les gens me disent, surpris, « mais vous êtes tout à fait normal ! », je leur dis oui, pourquoi ? (rires). Une œuvre doit parler d’elle-même, sans explication. Moi je sculpte, je ne vais pas dans la nature chercher un morceau de bois et me dire : « tiens, ça ressemble à un serpent ». J’ai plutôt une idée dans la tête que je veux réaliser et je cherche le bois qui va bien. C’est ma méthode, c’est moi le maître et j’utilise le bois comme matériau. Je sculpte le bois ou la pierre, je fais aussi du modelage, mais c’est toujours un matériau à travailler. Je ne jette pas un morceau de plâtre par terre pour ensuite l’exposer afin d’exprimer la violence ou je ne sais quoi, ça ne m’intéresse pas.

Ce que j’adore dans mon métier, c’est de créer quelque chose, être presque comme Dieu pour ainsi dire. Une chose qui n’a jamais existé avant, que je crée et qui va exister pour l’éternité. Il n’y a rien à faire, on ne pourra plus l’effacer, même si on la détruit elle aura existé. Il faut beaucoup travailler, il faut sculpter et sculpter encore, il ne faut pas avoir peur de rater, ni écouter les autres vous dire de faire comme ci ou comme ça. Naturellement c’est bien d’avoir un bon maître. Aujourd’hui il est indispensable que ces métiers continuent à exister, parce que déjà à l’école et dans l’enseignement ça disparaît progressivement, on n’a plus de musique, on n’a plus d’art et on ne peut pas vivre sans art. Les gens croient qu’ils peuvent vivre sans l’art, mais ce n’est pas vrai. Si quelqu’un sent qu’il aime bien faire ceci ou cela, qu’il le fasse. Ce n’est pas toujours facile d’en vivre, mais être sculpteur ou peintre c’est être complètement immergé dans le réel, ça a toujours existé et ça va continuer. C’est un super métier.


[1Jean Jaurès, La Dépêche, journal de la Démocratie du Midi, 15 janvier 1888.

[2Ibid.

[3Jean Perrin (1870-1942), physicien franc ?ais, prix Nobel de Physique en 1926 pour ses travaux sur l’atome

[4La Main à la pâte a mis au point une pédagogie d’investigation permettant de stimuler chez les élèves leur compréhension du monde et leur capacité d’expression. Son objectif vise à faire découvrir aux élèves une science vivante et accessible, qui contribue à la formation de leur intelligence et de leur sensibilité, au développement de leur personnalité et de leurs talents, à la qualité de leurs relations sociales, à la préparation de leur avenir (site : https://www.fondation-lamap.org)

[5En 1907, doutant des capacités de l’Éducation Nationale de bien instruire sa fille Irène, âgée de 10 ans, Marie Curie crée une coopérative d’enseignement avec des collègues de la Sorbonne, dont Jean Perrin et Paul Langevin. Elle imagine et assure ces cours élémentaires de physique-chimie qui reposent sur l’expérimentation et le questionnement. Les notes d’Isabelle Chavannes, une de ses élèves, sont les seules traces qu’il nous reste de ces leçons. (Leçons de Marie Curie, EAN : 9782868836359 EDP SCIENCES)

[6Jean Jaurès, Ibid.

[8Guillaume Von Humboldt, Traité sur la « Théorie humaine de l’éducation », 1793.

[9extrait de Paul Langevin, « Contribution de l’enseignement des sciences physiques à la culture générale », Conférence faite le 11 juin 1931 au Musée pédagogique, sous les auspices de la Société française de pédagogie, in Paul Langevin, la pensée et l’action, Les Éditeurs français réunis, 1950.

[10Vladimir Ivanovitch Vernadski (1863-1945) est un minéralogiste et chimiste russe et ukrainien. Il définit la notion de biosphère dans une optique bio-géologique et écologique, posant comme hypothèse que la vie est une force géologique qui transforme la Terre. Voir http://www.larecherchedubonheur.com/article-vladimir-i-vernadsky-la-biosphere-et-la-noosphere-1945-60310198.html.

[11La néguentropie est l’entropie négative. Elle se définit par conséquent comme un facteur d’organisation des systèmes physiques, biologiques et éventuellement sociaux et humains, qui s’oppose à la tendance naturelle à la désorganisation (entropie).

[12Géographe, citoyen du monde avant l’heure, précurseur de la géographie sociale, de la géopolitique, de la géo-histoire et de l’écologie, Élisée Reclus (1830-1905) vécut de ses livres et publia également près de 200 articles géographiques, 40 articles sur des thèmes divers, et 80 articles politiques dans des périodiques anarchistes. https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2015-4-page-338.html .

[13Dans L’Homme et la Terre, encyclopédie géohistorique d’Élisée Reclus en six volumes, publiée de façon posthume entre 1905 et 1908.

[14Discours d’Abraham Lincoln, prononcé en 1860, voir : http://www.larecherchedubonheur.com/article-6054894.html.

[15Guillaume Von Humboldt, Ibid.

[16L’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Simone Weil, 1943.

[17Voir le blog de diotime : [Simone Weil, une pensée de l’éducation ?http://presencephilosophiqueaupuy.over-blog.com/article-simone-weil-une-pensee-de-l-education-60666788.html].