Great Reset à Davos : la prise de judo de la Chine et la Russie

jeudi 28 janvier 2021

Chronique stratégique du 28 janvier 2021 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Alors que le complexe militaro-financier revient en force à Washington, les présidents Xi Jinping et Vladimir Poutine ont utilisé leur tribune au Forum de Davos pour mettre en garde contre les conséquences d’une « nouvelle guerre froide ». Et, signe que les vents changent, même Angela Merkel a abondé dans leur sens…

Le Forum économique mondial de Davos (WEF) se tient virtuellement du 25 au 29 janvier, sur le thème du « Great Reset » — c’est-à-dire la « grande réinitialisation ». Et, alors que les intérêts financiers crapuleux de Wall Street et de la City de Londres espèrent s’y refaire une virginité en mettant au « vert » l’économie (sous contrôle monétaire des banques centrales et sous contrôle social des GAFAM), les présidents chinois et russe ont opéré une véritable prise de judo et ramené un principe de réalité. Evoquant la faillite du modèle néolibéral, le danger de conflit qui en découle, ils ont tous deux souligné la nécessité d’apaiser les tensions et de se retrouver autour d’une même table pour faire face ensemble aux grands défis actuels.

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Xi Jinping rejette la mentalité de nouvelle guerre froide

Lors de son discours d’ouverture du WEF, Xi Jinping a répondu directement aux appels du nouveau président américain en faveur de la création d’un « sommet de la démocratie », idée consistant à regrouper les pays s’opposant aux « régimes autoritaires » (suivez mon regard vers la Russie et la Chine), à laquelle le Premier ministre britannique Boris Johnson a fait écho en évoquant un « club D10 » incluant la Corée du Sud, l’Australie et l’Inde au groupe du G7.

« Construire de petits cercles ou lancer une nouvelle guerre froide ; rejeter, menacer ou intimider les autres, imposer délibérément le découplage, la rupture d’approvisionnement ou des sanctions, créer l’isolement ou l’éloignement, ne fera qu’entraîner le monde dans la division et même la confrontation », a déclaré le président chinois lors de son discours d’ouverture au WEF. « L’histoire et la réalité ont montré clairement, à maintes reprises, que l’approche erronée de l’antagonisme et de la confrontation – qu’elle prenne la forme d’une guerre froide, d’une guerre chaude, d’une guerre commerciale ou d’une guerre technologique – finira par nuire aux intérêts de tous les pays et par miner le bien-être de chacun ».

L’idéologie du jeu à somme nulle ou du gagnant raflant la mise n’est pas la philosophie du peuple chinois, a poursuivi Xi Jinping. En tant qu’ardente défenseuse d’une politique de paix internationale, la Chine s’efforce de surmonter les différences par le dialogue et de résoudre les conflits par la négociation, et de nouer des relations d’amitié et de coopération avec les autres pays sur la base du respect mutuel, de l’équité et du progrès. (…) En tant que membre loyal des pays en développement, la Chine va renforcer la coopération Sud-Sud et contribuer aux efforts pour éradiquer la pauvreté, alléger la dette et réaliser une croissance plus grande.

Démontrant que derrière les discours enthousiastes des médias européens sur la fin de la parenthèse Trump et l’arrivée de démocrates « raisonnables » aux manettes, l’on s’inquiète en réalité du retour des va-t-en-guerre à Washington et du danger d’escalade militaire entre l’OTAN (à laquelle Biden vient de prêter allégeance) et la Russie et la Chine, la chancelière allemande Angela Merkel a explicitement exprimé son soutien aux propos de Xi Jinping, affirmant :

Le président chinois a parlé hier, et je suis totalement d’accord avec lui ; nous avons besoin de multilatéralisme, et j’espère que nous allons éviter de recréer une politique de blocs. Je pense qu’aucun pays n’a intérêt à devoir choisir entre les Etats-Unis et la Chine, et à entrer dans une logique de confrontation.

Si Merkel n’est évidemment pas une Jeanne d’Arc en guerre contre l’empire anglo-américain (on se souvient de son silence à propos des écoutes de la NSA sur son propre smartphone), son intervention apparaît comme un cailloux dans la chaussure de Joe Biden, qui passait pour un « ami » de l’Europe. D’autant plus après le pied de nez de l’accord sur les investissements conclu le 30 décembre dernier entre l’UE et la Chine… « La Chancelière allemande a rejeté mardi les appels voulant que l’Europe choisisse son camp entre les Etats-Unis et la Chine, faisant référence au discours de Xi Jinping le jour précédent, constate Politico Europe. Tandis que l’administration du président Joe Biden cherche à regrouper les démocraties pour contenir la Chine, Merkel s’est montrée prudente quant à la formation de factions ».

Poutine : sortir d’un scénario de dystopie

Pour le président russe, qui est intervenu mercredi au WEF, la crise que nous traversons aujourd’hui n’a aucun parallèle direct dans l’histoire :

Cependant, certains experts (…) comparent la situation actuelle à celle des années 1930. (…) Comme on le sait, l’incapacité et le manque de volonté de résoudre en substance de tels problèmes au XXe siècle ont conduit à la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, un tel conflit mondial ’brûlant’ est désormais, je l’espère, impossible, en principe. Je l’espère vraiment. Cela signifierait la fin de la civilisation. Mais, là encore, la situation peut évoluer de manière imprévisible et incontrôlable. Si, bien sûr, rien n’est fait pour l’empêcher. (…) Notre responsabilité commune aujourd’hui est d’éviter une telle perspective, semblable à une sinistre dystopie, pour assurer un développement sur une trajectoire différente, positive, harmonieuse et créative.

Dans un langage que l’on aimerait entendre dans la bouche d’un dirigeant occidental, le président russe a identifié trois grands défis auxquels la communauté internationale est confrontée :

  • Premièrement, les terribles inégalités qui gangrènent le monde, y compris les Etats-Unis où le nombre de personnes vivant avec moins de 5,5 dollars par jour est passé de 3,6 à 5,6 millions entre 2000 et 2016, tandis que les 1% les plus riches et les plus introduits dans la mondialisation financière raflent la mise. « Ces distorsions du développement socio-économique mondial sont le résultat direct des politiques menées dans les années 1980, souvent de manière grossière et dogmatique, a souligné Poutine. Ces politiques étaient basées sur le soi-disant ‘consensus de Washington’. Avec ses règles non écrites, donnant la priorité à une croissance économique basée sur la dette privée avec une déréglementation et des impôts peu élevés sur les riches et les entreprises ».
  • Deuxièmement, Poutine s’est attaqué à la question prégnante de la dérive totalitaire des géants de la technologie, qui vient de se manifester en pleine lumière à travers la censure de Donald Trump. « Dans certains domaines, ils sont en concurrence de facto avec les États, a-t-il affirmé. Leur audience se chiffre en milliards d’utilisateurs qui passent une partie importante de leur vie au sein de ces écosystèmes ». La question se pose :

    Où se situe la limite entre le succès des entreprises mondiales, les services et les prestations demandés, la consolidation des données personnelles et les tentatives de gérer grossièrement, à sa guise, la société, de se substituer aux institutions démocratiques légitimes, en fait, d’usurper ou de limiter le droit naturel des gens à décider eux-mêmes comment vivre, quoi choisir, quelle position exprimer librement ?

  • Enfin, abondant dans le sens de Xi Jinping, le président russe a évoqué le problème des relations internationales. Les gouvernements occidentaux, confrontés à la révolte croissante de leurs populations contre les effets destructeurs du modèle néolibéral, ont de plus en plus recours à des images d’ennemis, tant au niveau domestique qu’à l’étranger. « Après tout, les problèmes socio-économiques intérieurs non résolus et croissants peuvent nous inciter à chercher un responsable pour tous les problèmes et à rediriger l’irritation et le mécontentement de nos citoyens. Nous pouvons nous attendre à ce que la nature des actions concrètes devienne plus agressive, y compris la pression sur les pays qui ne sont pas d’accord avec le rôle de satellites obéissants et dirigés, l’utilisation de barrières commerciales, les sanctions illégitimes et les restrictions dans les sphères financières, technologiques et de l’information. Ce jeu sans règles augmente de manière critique les risques d’utilisation unilatérale de la force militaire – c’est-à-dire le danger du recours à la force sous n’importe quel prétexte farfelu. Il multiplie la probabilité de nouveaux ‘points chauds’ sur notre planète. C’est un tout qui ne peut que nous inquiéter ».

Plus que jamais, deux mondes se font face : la mondialisation financière – qui n’est qu’un euphémisme désignant l’empire financier de Wall Street, la City, les GAFAM et leurs services de renseignement – et la civilisation composée des Etats-nations résolus à défendre leur souveraineté, leur droit au développement et à la coopération économique et culturelle. A vous de déterminer auquel vous appartenez…

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