Entre Russie et Etats-Unis, la Turquie face à son destin

lundi 12 avril 2021, par Tribune Libre

Intervention de Denys Pluvinage, vice-président de l’Alliance franco-russe, lors de la visioconférence de l’Institut Schiller des 20 et 21 mars 2020 sur le thème : « Deux mois après l’investiture de Biden, le monde à la croisée du chemin. »

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Entre Russie et Etats-Unis, la Turquie face à son destin

Par Denys Pluvinage, vice-président de l’Alliance franco-russe.

Bonjour !

Je suis Denys Pluvinage, Français de nationalité, mais j’ai vécu et travaillé plus de trente ans à l’étranger, aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, Belgique, Suisse et enfin un peu plus de quinze ans en Russie. Maintenant, je suis vice-président et webmestre de l’association Alliance Franco-Russe.

Mon sujet, aujourd’hui, est le rôle de la Turquie dans les conflits du Caucase du Sud et ses relations avec la Russie. Je vais essayer de répondre à la question qui m’a été posée : « la Turquie n’est-elle qu’un pion anglo-américain dans cette région ? ».

Je commencerai par faire remarquer que l’antagonisme entre la Russie et la Turquie ne date pas des années récentes. Les relations entre ces deux pays ne sont pas un long fleuve tranquille, loin s’en faut. Du XVIe au XXe siècle, onze guerres ont opposé l’Empire russe (jusqu’en 1917) puis l’Union soviétique et l’Empire ottoman (jusqu’en 1918) puis la Turquie.

Après la signature de la Convention de Montreux en 1936, les prétentions de Staline sur des territoires à l’Ouest de la Turquie et sur le contrôle des détroits, tendent de nouveau les relations.

D’autant qu’après la deuxième guerre mondiale, la Turquie, qui a bénéficié du plan Marshall, entre au Conseil de l’Europe en 1950 et dans l’OTAN en 1952. Mais les relations se « réchaufferont » après la mort de Staline en 1953, et l’URSS apportera son aide à l’industrialisation de la Turquie à partir de 1956.

Depuis 2000, la politique étrangère de la Turquie a pour objectif l’indépendance du pays en maintenant un certain équilibre entre, d’un côté, les Etats-Unis et l’OTAN et, de l’autre, la fédération de Russie. En mer Noire, par exemple, elle organise des patrouilles maritimes « Black Sea Harmony » en 2004, opération rejointe par la Russie en 2006, puis un centre d’opérations navales conjointes entre les pays riverains (centre qui sera quitté par la Géorgie en 2008 et l’Ukraine en 2014).

Par ailleurs, elle continue à défendre la Convention de Montreux qui limite la durée de présence de navires de guerre de pays non riverains à 21 jours. D’où la rotation des navires de l’OTAN.

Mais sa position géographique la met au centre d’une zone de conflits dans lesquels elle ne peut pas ne pas prendre parti. La Turquie a des frontières, à l’Est et au Sud, avec la Géorgie, l’Arménie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, mais aussi, à l’Ouest, avec la Bulgarie et la Grèce.

Elle est un chemin de passage vers l’Europe pour les réfugiés des pays en guerre qu’elle doit bien gérer, d’une manière ou d’une autre. Par ailleurs, elle fait partie des quatre pays (Turquie, Iran, Irak et Syrie) qui abritent une large population kurde à la recherche d’une nation.

Aujourd’hui, le problème kurde est sans doute l’une des préoccupations principales de Recep Tayyip Erdogan.

En 2011, la Turquie a fait le choix de provoquer la chute de Bachar el-Assad, ce qui la mettait de nouveau sur un chemin de collision avec la fédération de Russie qui, elle, soutient le gouvernement légal de Syrie.

La Turquie soutient l’opposition syrienne. Elle soutient également les groupes qui combattent les Kurdes syriens. Mais parallèlement, son refus de s’engager dans la lutte contre l’État islamique pose la question de sa solidarité stratégique vis-à-vis de l’OTAN.

Mi-2015, la Turquie mène des raids aériens contre l’État islamique, mais en profite pour intensifier aussi les combats contre les Kurdes, qui sont soutenus par les USA.

En novembre 2015, un F-16 turc abat un Su-24 russe. Le pilote est ensuite tué au sol par des rebelles. La Russie ne réagit pas immédiatement, mais exige des excuses, ce que la Turquie refuse par deux fois, une première fois par la voix de son ministre des Affaires étrangères, puis par la voix du président.

À la fin de l’année 2015 (préciser l’année : « 2020 » ou « dernière »), la Russie impose une série de sanctions comportant un embargo sur les importations de fruits et légumes turcs, la suppression des vols charters entre la Russie et la Turquie et l’interdiction aux agences de voyages russes de vendre des séjours en Turquie. Deux mesures très pénalisantes pour l’économie turque.

Sur le plan militaire, la Russie livre des armes aux 5 000 combattants kurdes à Afrin et leur a fourni un appui aérien. Résultat, le 27 juin 2016, soit sept mois après la destruction du bombardier russe, Recep Tayyip Erdogan envoie une lettre d’excuses à Vladimir Poutine, accompagnée de condoléances pour la famille du pilote tué.

Notons à titre de comparaison que, lorsque l’armée azérie a abattu un hélicoptère russe, pendant la récente guerre du Karabakh, le président azéri Aliev a immédiatement appelé Vladimir Poutine pour lui présenter des excuses.

La politique étrangère de la Turquie est indéniablement marquée par les problèmes intérieurs d’un président contesté.

Premier ministre de 2003 à 2014 et président de la République de Turquie depuis 2014, Recep Tayyip Erdogan doit faire face à une opposition active. Nous avons parlé déjà du problème des Kurdes de Turquie. Il a aussi longtemps prôné une intégration de la Turquie au sein de l’Union européenne.

Dans un premier temps, Bruxelles a réagi favorablement, avant de changer d’avis ; ce qu’une partie de son opposition lui reproche. De plus, les relations se sont tendues avec l’Union européenne, en particulier sur le problème des migrants, dont le président turc a fait un moyen de pression, pour ne pas dire de chantage.

En 2016, Recep Tayyip Erdogan doit faire face à une tentative de coup d’état visiblement téléguidée de l’étranger. L’échec de cette tentative lui permet de renforcer sa position et conduit à des purges avec plus de 50 000 arrestations, dont des députés de l’opposition et au licenciement de plus de 100 000 employés du secteur public, ainsi qu’à la mise en place de réformes sécuritaires et à une présidentialisation du régime. Il est réélu à l’issue de l’élection présidentielle anticipée de 2018.

On notera au passage le « coup de main » russe lors de cette tentative de coup d’État. Les services de renseignement russes avaient eu vent d’une attaque du palais présidentiel visant Erdogan lui-même. La Russie a prévenu le président turc qui a pu quitter le palais avant l’attaque.

Reste que la Turquie est bien membre de l’OTAN, même si les relations dans ce cadre sont très différentes de celles des autres membres entre eux. L’achat par la Turquie d’un régiment de missiles S-400 russes en est une illustration.

Du point de vue américain, la Turquie fait partie de l’arc d’encerclement de la Russie et de la Chine.

Zbigniew Brzezinski parlait en 1997 de « pivot géopolitique ». Mais Recep Tayyip Erdogan ne le voit pas de cet œil. Son ancien ministre des Affaires étrangères (de 2009 à 2014), puis premier ministre (de 2014 à 2016), Ahmet Davutoglu non plus, dont la politique était : « pas de problèmes avec les voisins », et une diplomatie équilibrée entre le Moyen-Orient, l’Europe et le monde russe.

Contrairement à la position de pays comme la France ou l’Allemagne, le président turc se considère comme un partenaire des Etats-Unis dans l’Alliance et non comme un vassal. Les USA l’ont bien compris et ne se pressent pas, pour mettre en œuvre les sanctions, dont ils ont menacé Ankara. À l’exception, il est vrai, du programme du chasseur F-35. Ils en ont exclu la Turquie, mais est-ce vraiment une sanction ?

L’achat des S-400 pose plusieurs problèmes aux USA. Le premier est la crainte que, grâce au radar sophistiqué des batteries de S-400, les Turcs ne s’aperçoivent que le F-35 ne présente pas les performances annoncées. À vrai dire, nombreux sont ceux qui le pensent déjà, y compris dans les rangs de l’armée de l’air américaine.

Mais, de plus, si, pour les Etats-Unis, l’OTAN est certainement un outil de défense du bassin atlantique (au sens large), c’est aussi un outil commercial qui permet de vendre des armes américaines aux alliés. Ces alliés sont considérés comme des clients captifs et il n’est pas question de les laisser s’approvisionner ailleurs. D’autant que la Russie est en mesure de proposer, aujourd’hui, des armes plus performantes à des prix sensiblement inférieurs.

La livraison des S-400 qui a débuté en juin 2019 est maintenant terminée, et au début de mars 2021, Ankara a manifesté, par la voix du chef de son industrie de défense, Ismail Demir, son intérêt pour l’achat d’un deuxième régiment de S-400. La Turquie est également intéressée par le nouveau chasseur russe de cinquième génération, le Sukhoï-57.

N’oublions tout de même pas que la Turquie dispose de sa propre industrie d’armement. Dans les années 50, la Turquie bénéficiait de l’aide américaine dans ce domaine.

Elle était le troisième destinataire d’aide militaire US, après Israël et l’Égypte. Mais en 1968, après l’intervention turque à Chypre, les Etats-Unis ont déclaré un embargo sur les armes. Selon le schéma habituel, une industrie est née ou s’est développée suite à un embargo.

La Turquie a produit 240 chasseurs F-16 sous licence américaine, pour son armée. Elle faisait partie du projet F-35, dont elle devait produire des pièces. Le projet concernant le F-35 est actuellement « gelé » (peut-être définitivement ?). Elle produit également des drones, dont les exportations sont en hausse. Elle a fabriqué six sous-marins sur plans allemands, ainsi que huit frégates « Meko 400 » toujours sur plans allemands. Un programme de chars est en cours.

En 2014 et 2015, les exportations turques de matériel militaire ont été de plus de 1,6 milliard de dollars.

La Turquie a également la deuxième armée de l’OTAN par les effectifs, derrière celle des USA. Une armée fondée sur la conscription et qui compte 510 000 hommes, sans prendre en compte les forces paramilitaires (plus de 100 000 hommes) et les réserves (378 700 hommes).

Relations avec la Russie

Projets de gazoducs TurkStream et Bluestream.

Dans le domaine économique, la Turquie développe sa coopération avec la Russie. J’ai mentionné les importations de fruits et légumes et l’importance du tourisme russe qui rapporte beaucoup à la Turquie. Mais c’est dans le domaine de l’énergie que les échanges sont devenus les plus importants.

Un premier gazoduc « Blue Stream » relie la Russie et la Turquie sous la mer Noire depuis 2003. En janvier de cette année, les présidents Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine ont inauguré un second gazoduc « TurkStream » qui relie la ville d’Anapa en Russie à Kiyiköy, en Thrace, la partie européenne de la Turquie. Il comporte deux tubes, dont l’un fournira plus de 15 milliards de mètres cubes par an à la Turquie, alors que le second livrera des quantités équivalentes réparties entre la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie et la Slovaquie.

Les Etats-Unis et plusieurs pays d’Europe de l’Est ont manifesté leur opposition à ce gazoduc qui contourne l’Ukraine. Les Américains ont également parlé de sanctions comme pour « Nord Stream II ».

Les présidents Poutine et Erdogan ont officiellement lancé, cette semaine, la construction de la troisième tranche de la centrale nucléaire d’Akkuyu en Turquie.

La construction de la quatrième et dernière tranche devrait avoir lieu en 2022. Ainsi, la centrale pourrait entrer en exploitation en 2023 pour le centenaire de la République turque. Cela permettra à la Turquie d’augmenter la part d’électricité produite par des sources « propres » et de diminuer sa dépendance aux importations de charbon de pays tiers.

Rosatom est l’investisseur principal dans ce projet qui, par conséquent, ne pèse pas sur le budget du pays.

On le voit, la coopération entre la Russie et la Turquie est sur une pente ascendante quels que puissent être les différends géopolitiques.

Recep Tayyip Erdogan ne se considère pas comme l’allié inconditionnel des Etats-Unis, encore moins comme un pion anglo-américain. Il n’en reste pas moins que la Turquie occupe une position géographique clef pour l’OTAN dans la région. Mais le président turc se concentre sur ses intérêts propres. Il cherche à mener une politique indépendante et souveraine tout en donnant des gages à la Russie et à l’OTAN.

Simplement, aujourd’hui le voisin russe offre plus de garanties. La fédération de Russie n’intervient pas dans les affaires intérieures des autres pays, sauf à y avoir été invitée par le gouvernement légal, comme en Syrie. C’est un partenaire fiable, on peut signer un accord avec elle sans risquer que, trois ans après, un nouveau président ne dénonce unilatéralement cet accord.

Relations avec l’OTAN

La Turquie est en désaccord avec les Etats-Unis sur un certain nombre de points importants. Il y a une opposition de fond entre une politique de « regime change » à visée globale du côté américain et une politique régionale de maintien du statu quo du côté turc.

Du côté américain, les relations avec la nouvelle administration ne démarrent pas sous les meilleurs auspices. Antony Blinken, le secrétaire d’État américain a déclaré récemment au Sénat américain :

La Turquie est un allié qui, à bien des égards (…) n’agit pas comme un allié le devrait et c’est un défi très, très important pour nous et nous sommes très lucides à ce sujet.

Quant à Joe Biden, il a déclaré en 2015 qu’il s’attendait à voir un Kurdistan indépendant émerger de son vivant ; ce qui est absolument intolérable pour Ankara, car cela porterait atteinte à la souveraineté de la Turquie orientale.

Le ciel n’est pas pour autant totalement dégagé entre Moscou et Ankara. J’ai déjà mentionné l’Ukraine, mais l’Ukraine est avant tout un projet américain de déstabilisation de la Russie. Recep Tayyip Erdogan ne cherche certainement pas à déstabiliser son puissant voisin.

S’il a accepté de livrer des drones au régime de Volodymyr Zelensky, c’était surtout pour donner un gage aux Etats-Unis en cette période de tension entre les deux « alliés ». La modestie du prix de cession des drones est, d’ailleurs, un indice des pressions subies.

La Turquie et la Russie ont également des points de vue différents sur la situation en Lybie, où ils soutiennent deux camps opposés, mais la Lybie est un sujet périphérique pour le Kremlin, même si la Russie y a des intérêts économiques.

Quant à la Turquie, c’est le moyen qu’elle a trouvé pour revendiquer des droits de prospection en Méditerranée et ainsi concurrencer le projet EastMed de ses adversaires en Méditerranée orientale : Israël, Chypre et la Grèce.

Cette longue histoire faite de conflits et de rapprochements a donné à la Russie et à la Turquie l’expérience qui leur permet de se livrer à des marchandages faits de compromis et de compensations. Leur acceptation de la logique des sphères d’influence, l’absence de l’Europe sur les dossiers méditerranéens stratégiques et la faiblesse de l’empire américain leur fournissent une marge de manœuvre supplémentaire pour faire coexister leurs intérêts. Car, en fin de compte, ni l’un ni l’autre ne souhaite en arriver à une confrontation directe.

Comme le dit Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe à Moscou : « Poutine et Erdogan savent jusqu’où aller dans leurs désaccords ».