Pr Schreiber : gouvernance mondiale ? La réponse de la Chine et de la Russie

mardi 25 mai 2021, par Tribune Libre

Intervention à la visioconférence du 8 mai 2021 de l’Institut Schiller, du Professeur Wilfried Schreiber, directeur de recherche, World Trends Institute for International Politics, Potsdam, Allemagne.

Gouvernance mondiale, la réponse de la Chine et de la Russie

Chère Mme Zepp-LaRouche, Mesdames et Messieurs,

Le Professeur Wilfried Schreiber, directeur de recherche, World Trends Institute for International Politics, Potsdam, Allemagne.

Merci beaucoup de m’avoir permis de m’adresser à vous, particulièrement en ce jour. Car le 8 mai reste pour moi une date particulière, et ce depuis mon enfance. Pour les habitants d’Allemagne de l’Est, le 8 mai a été une fête nationale pendant plus de 45 ans, en tant que jour de la reddition et de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, et jour de la libération de la barbarie nazie. Pour cela, tous les citoyens allemands adressent leurs sincères remerciements aux puissances victorieuses alliées. C’était la condition sine qua non d’un nouveau départ démocratique, à l’Ouest comme à l’Est.

Surtout, il ne faut pas oublier que c’est l’Union soviétique, envahie par l’Allemagne, qui a dû payer la majeure partie du bilan humain de cette victoire et de cette libération. 20 à 25 millions de citoyens de ce pays ont donné leur vie pour cela, sans parler de l’énorme dévastation de leur propre pays. Sur la route vers la capitale allemande et dans la seule bataille de Berlin, quelque 170 000 soldats soviétiques ont perdu la vie au cours des deux dernières semaines du conflit. Ils ont joué un rôle majeur pour sauver l’Allemagne des premières bombes atomiques américaines, qui étaient alors destinées à Berlin et à Dresde. C’est le plus grand acte « culturel » pour lequel nous devons remercier l’Union soviétique.

Aujourd’hui, 76 ans plus tard, la Russie est à nouveau présentée comme l’ennemi des citoyens de ce pays. Jour après jour, les grands médias déversent des flots de haine, de méchanceté et de calomnies sur ce pays et ses représentants. Les expériences du passé sont dissimulées ou déformées.

Aujourd’hui, 76 ans après la fin de la guerre, force est de constater que l’affrontement entre les grandes puissances a pris une dimension plus dangereuse que celle de la Guerre froide, compte tenu des progrès technologiques des 30 dernières années.

En particulier, depuis le début de la présidence de Joe Biden, il y a environ 100 jours, la rivalité entre les États-Unis et l’Union européenne, d’une part, et la Russie et la Chine, de l’autre, s’est intensifiée de façon spectaculaire. Il ne fait aucun doute que le début de ce processus remonte au moins à la présidence d’Obama. Les Russes et les Chinois ne sont pas non plus totalement irréprochables à cet égard.

Mais nous ne devons pas rester paralysés face aux vraies contradictions du monde actuel, nous devons aussi identifier les signaux indiquant de possibles solutions. La déclaration conjointe publiée le 24 mars par les ministres des Affaires étrangères russe et chinois à Guilin (ville chinoise), en est un exemple. C’est la première fois que la Chine et la Russie signent une déclaration politique commune de principes, adressée à l’Occident transatlantique, mais elle a à peine été remarquée par les gouvernements occidentaux.

Cette déclaration envoie deux signaux au monde occidental :

Premièrement, la Chine et la Russie remettent en question les règles du jeu géopolitiques de l’Occident, en particulier l’interprétation occidentale de la démocratie et des droits de l’homme.

Sous le slogan d’un « ordre fondé sur des règles », les modèles d’interprétation occidentaux de la démocratie et des droits de l’homme deviennent la référence du développement mondial. Cette vision se fonde sur l’image que l’Occident transatlantique se donne comme étant le summum de la civilisation humaine, auquel toutes les autres cultures, un ensemble où coexistent près de 200 nations de ce monde, doivent se subordonner.

Il faut se souvenir du politologue américain Samuel P. Huntington, qui, déjà au milieu des années 1990, dans son livre Le choc des Civilisations, qualifiait la croyance en l’universalité du monde occidental de « fausse, immorale et dangereuse ». Dans une politique de l’Occident « ne tenant pas compte des différentes valeurs culturelles », Huntington reconnut la racine des conflits entre nations de cultures différentes. C’est précisément ce qui ressort des récentes guerres dans les Balkans, le Caucase, au Moyen et au Proche-Orient.

De fait, l’absolutisation des valeurs occidentales en politique étrangère revêt un caractère missionnaire assorti d’une prétention néocolonialiste. Ce modèle de civilisation correspond à l’image de la vie de « l’homme blanc », qui a constamment exercé sa revendication mondiale au pouvoir depuis le début du XVIe siècle et tente de subjuguer le monde non européen depuis que Christophe Colomb a découvert l’Amérique. C’est, en fin de compte, du racisme structurel.

Avec la déclaration conjointe de leurs ministres des Affaires étrangères, le 24 mars 2021, la Chine et la Russie ont envoyé le signal que le temps du colonialisme et du néocolonialisme est enfin révolu. La revendication d’universalité des valeurs occidentales a été rejetée.

Cela m’amène au deuxième signal émanant de cette déclaration : l’unité du monde se reflète dans sa diversité. Et cette diversité exige une coopération et un dialogue entre les différents intérêts, au-delà des contradictions. C’est le cœur de cette déclaration, que le monde occidental ne veut pas percevoir.

Ce deuxième signal montre la solution du conflit et constitue à cet égard également une offre, une main tendue à « l’Occident ». La déclaration commune appelle

à mettre de côté les différences, en développant la compréhension mutuelle et la coopération dans l’intérêt de la sécurité commune et de la stabilité géopolitique.

Ce faisant, elle met l’accent sur « la préservation commune du système juridique international », dans lequel les Nations unies se voient attribuer le rôle central. L’engagement envers l’ONU est la quintessence de la position russo-chinoise. Il s’agit en particulier de renforcer la Charte des Nations unies, ainsi que les principes et objectifs qui y sont inscrits, à savoir l’égalité et la souveraineté de tous les peuples et États et la prise en compte de leurs caractéristiques nationales, au lieu de l’absolutisation des valeurs occidentales.

Ce ne sont pas la suprématie et le droit du plus fort qui doivent dominer l’ordre mondial, mais la responsabilité commune de toutes les nations. La déclaration fait donc référence aux membres permanents du Conseil de sécurité, qui doivent « prendre l’initiative de protéger le droit international et l’ordre mondial fondé sur celui-ci ». C’est pourquoi un sommet des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (P5) est également proposé.

La Russie et la Chine ne mettent nullement l’accent sur les valeurs de leurs propres culture et nation, mais veulent simplement « mener un dialogue dans ces domaines pour le bénéfice des peuples de tous les pays sur la base de l’égalité et du respect mutuel ». À la fin de la déclaration, « le dialogue en tant qu’instrument central de la politique internationale » est à nouveau explicitement souligné, « visant à unir tous les pays du monde, au lieu de servir l’affrontement ».

Nous avons besoin d’un dialogue, non pas en dépit de l’affrontement mais à cause de lui. La nécessité du moment n’est pas l’abolition de l’ONU, mais son renforcement. Malgré toutes les lacunes réelles de cette institution unique et les nombreuses tentatives pour en abuser ou la déstabiliser pour des intérêts hégémoniques, la vérité est la suivante : il n’y a aucune alternative à cette institution de la communauté internationale des nations. Et elle a également le pouvoir d’assumer ses responsabilités.

La mise en œuvre du Traité des Nations unies sur l’interdiction des armes nucléaires en témoigne : la position des États non dotés d’armes nucléaires a prévalu. Ce traité est un droit international valide depuis le 22 janvier de cette année – cependant, juridiquement valable uniquement pour les 86 États signataires. C’est un début sur lequel il faut bâtir.

Le dialogue est l’instrument central pour réduire le risque d’affrontement et construire un monde réellement multipolaire. Et l’Organisation des Nations unies est le pont que nous devons consolider pour y parvenir.

Merci.

Visionner toute la viséoconférence sur le site de l’Institut Schiller.