Derrière la trahison australienne, Global Britain et le parti de la guerre

samedi 18 septembre 2021

Mercredi, le Président américain Joe Biden, le Premier ministre britannique Boris Johnson et son homologue australien Scott Morrison ont annoncé, lors d’une conférence de presse virtuelle conjointe, la création d’AUKUS (Australia-UK-USA), un « nouveau partenariat de sécurité » pour l’Indo-Pacifique.

Si l’accord ne mentionne pas explicitement la Chine, selon l’agence Bloomberg, « les États-Unis et leurs alliés cherchent des moyens de repousser la puissance et l’influence croissantes de la Chine, notamment son renforcement militaire, sa pression sur Taïwan et ses déploiements dans la mer de Chine méridionale contestée ».

« Nous reconnaissons tous l’impératif d’assurer la paix et la stabilité à long terme dans l’Indo-Pacifique », a déclaré M. Biden. « Nous devons être en mesure d’aborder à la fois l’environnement stratégique actuel de la région et la manière dont il pourrait évoluer, car l’avenir de chacune de nos nations et même du monde dépend de la pérennité et de l’épanouissement d’un Indo-Pacifique libre et ouvert dans les décennies à venir. »

Boris Johnson, le grand gagnant dans l’affaire, a souligné pour sa part : « Maintenant que nous avons créé l’AUKUS, nous comptons accélérer le développement d’autres systèmes de défense avancés, notamment dans les domaines de la cybernétique, de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique et des capacités sous-marines. »

Le premier coup porté par AUKUS consiste à équiper l’Australie en sous-marins américains à propulsion nucléaire, cassant ainsi l’accord négocié depuis 2014 et confirmé en 2016 par Canberra avec la France pour la construction de 12 sous-marins. Après cinq longues années d’intenses négociations, le contrat devait être finalisé avant la fin septembre. Une centaine d’Australiens étaient déjà à l’œuvre sur les chantiers de Naval Group (ex-DCNS) en France, en vue de la commande.

Un coup dans le dos

Le gouvernement australien, sous pression, a abandonné le choix qu’il avait fait en 2016 d’une version à propulsion conventionnelle des nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) français. Sans aucun signe avant-coureur de la part du Premier ministre australien Scott Morrison, la France est restée sur le carreau après cinq ans de travail acharné sur ce projet industriel majeur, couplé à deux accords intergouvernementaux de coopération et de sécurité entre les deux pays.

Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères, a estimé sur Franceinfo que « c’est vraiment un coup dans le dos. Nous avions établi avec l’Australie une relation de confiance et cette confiance est trahie ». « Je suis aujourd’hui très en colère. Ça ne se fait pas entre alliés », a dénoncé le chef de la diplomatie française. Et de rappeler que la négociation avait commencé en 2014 pour s’achever en 2016 par un contrat, « établi après une analyse géostratégique de la situation de l’Australie », qui tenait donc compte de la proximité géographie de la Chine.

Furieuses, les autorités françaises ont annulé une soirée de gala prévue vendredi 17 septembre à Washington. Cette réception, à la résidence de l’ambassadeur de France à Washington, était censée célébrer l’anniversaire d’une bataille navale décisive de la Guerre d’indépendance des Etats-Unis, conclue par une victoire de la flotte française sur la flotte britannique, le 5 septembre 1781. La bataille de la baie de Chesapeake, aussi connue sous le nom de bataille des caps de Virginie, opposant la flotte de l’amiral britannique Thomas Graves à celle du lieutenant-général des armées navales François Joseph Paul de Grasse, a été jugée cruciale pour la victoire finale des armées coalisées de George Washington, Rochambeau et La Fayette.

Enfin, hier soir, le 17 septembre, Jean-Yves Le Drian, dans un communiqué du Quai d’Orsay, sans piper mot sur Londres, précisait :

A la demande du Président de la République, j’ai décidé du rappel immédiat à Paris pour consultations de nos deux ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie. Cette décision exceptionnelle est justifiée par la gravité exceptionnelle des annonces effectuées le 15 septembre par l’Australie et les Etats-Unis. L’abandon du projet de sous-marins de classe océanique qui liait l’Australie à la France depuis 2016, et l’annonce d’un nouveau partenariat avec les Etats-Unis visant à lancer des études sur une possible future coopération sur des sous-marins à propulsion nucléaire, constituent des comportements inacceptables entre alliés et partenaires, dont les conséquences touchent à la conception même que nous nous faisons de nos alliances, de nos partenariats et de l’importance de l’Indopacifique pour l’Europe.

Pour le site web français Mer et Marine, proche de la Marine nationale, il s’agit d’« une humiliation pour Paris, d’autant plus cuisante que si l’on savait le dossier des sous-marins australiens sur le fil du rasoir ces dernières semaines, personne ne semble avoir vu venir AUKUS. Les Français ont apparemment été mis hier devant le fait accompli. Ce qui pose au passage la question de l’efficacité des réseaux d’information français, d’autant que ce n’est pas la première fois que la France se laisse surprendre ces derniers temps. »

Comble de l’ironie, poursuit le site, Canberra opte maintenant pour des Sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), bien que le pays ne dispose d’aucune filière ou compétence nucléaire, raison pour laquelle il avait fallu proposer une motorisation classique des Barracuda français, la propulsion nucléaire étant exclue de la compétition internationale remportée en 2016 par Naval Group. C’était sans compter avec le pouvoir de persuasion des Etats-Unis, qui ne savent plus construire de sous-marins à propulsion conventionnelle et infligent un nouveau camouflet à la France et son industrie après leur interférence dans plusieurs dossiers européens. Il faut dire qu’après la présidence Trump, dont la politique de repli avait généré des opportunités, l’administration Biden fait depuis son arrivée à la Maison Blanche preuve d’un activisme commercial notable pour rattraper cinq années plutôt mornes pour le complexe militaro-industriel américain.

Sous-marins :
l’affront qui nous est fait est une occasion de nous ressaisir

Dans sa déclaration, Jacques Cheminade, le président de Solidarité & Progrès, a immédiatement réagi :

Si l’on ne réagit pas à un affront en saisissant l’occasion de se révolter, on se condamne à une soumission indigne. La France doit donc réagir en changeant l’orientation de sa politique face à l’intervention des Etats-Unis et du Royaume-Uni pour casser notre « contrat du siècle » avec l’Australie. Non seulement ces trois pays ont trahi notre confiance, mais ils l’ont fait sans nous en avoir officiellement avertis. Ainsi le Président américain, Joe Biden, le Premier ministre britannique, Boris Johnson, et son homologue australien, Scott Morrison, sont apparus ensemble au cours d’une visioconférence pour annoncer leur forfait, avec le sourire satisfait de ceux qui croient s’en prendre à plus faible qu’eux. C’est une belle occasion de leur donner tort, en allant au fond des choses. Leur forfaiture se situe dans le contexte de ce qu’ils appellent l’AUKUS, la création d’un partenariat stratégique et nucléaire contre la Chine dans la zone indo-pacifique. Comme si les pays anglo-saxons n’avaient rien compris, malgré leurs Cinq Yeux (Five Eyes), après la débâcle de l’OTAN en Afghanistan.

Comme s’ils n’avaient pas compris que continuer une politique d’affrontement permanent et de guerre froide, au détriment de leurs ennemis, de leurs alliés et en fin de compte d’eux-mêmes, c’est-à-dire de leurs peuples, ne peut conduire qu’à un désastre bien pire : la destruction des capacités économiques de tous et, avec la prolifération d’armes nucléaires, le risque d’un conflit dans lequel l’humanité s’anéantirait elle-même dans de monstrueuses destructions.

Lire la suite de la déclaration de Jacques Cheminade sur son site.

Le triomphe de Global Britain

Interrogé par la chaîne arabe Asharq News, à propos d’une éventuelle réaction européenne, Karel Vereycken, vice-président de Solidarité & Progrès, a déclaré qu’il s’agit avant tout d’une victoire du « parti de la guerre » et d’une défaite du camp de la paix.

N’attendons rien de l’UE, car c’est une non-puissance, a déclaré Vereycken. Jusqu’à présent, Merkel et Macron ont refusé de se laisser ‘embarquer’ dans une logique de blocs, tout en continuant à raisonner en termes de géopolitique et en envoyant leurs propres navires militaires espionner devant les côtes chinoises.

Maintenant, lorsqu’on regarde qui gagne et qui perd, on constate qu’à part Londres, tout le monde est perdant. Pour les Britanniques, isolés après le Brexit et incertain sur l’avenir de leur ‘relation spéciale’ avec Washington après le retrait américain d’Afghanistan, AUKUS porte sur les fonts baptismaux ce fameux ‘Global Britain’ dont rêve Boris Johnson.

Bien que les Australiens parlent d’une ‘décision souveraine’, la présence d’Antony Blinken à Canberra mercredi a été décisive. En réalité, la construction par les États-Unis de sous-marins à propulsion nucléaire pour l’Australie, un pays sans centrales nucléaires et sans la moindre expertise dans ce domaine, les rend complètement dépendants de leurs protecteurs. Cette soumission tue dans l’œuf toute velléité australienne de développer une politique étrangère souveraine ou contraire aux souhaits du Commonwealth.

Il faut également noter que sur le plan technologique et militaire, les sous-marins à propulsion nucléaire permettent des missions bien plus longues et plus discrètes. Lorsque l’Australie sera chargée d’aller patrouiller en mer de Chine méridionale pour défendre la ‘liberté de navigation’ et ‘sécuriser’ Taïwan, le monde se rapprochera un peu plus de l’extinction nucléaire...

La France a été quadruplement trahie, a déclaré Vereycken :

  • par l’Australie, qui a abandonné ses engagements sous la pression ;
  • par Boris Johnson, qui veut se la jouer global ;
  • par Biden, qui a prétendu que contrairement à Trump, il consulterait ses « alliés » et a trahi ses propres engagements, prétendant ne pas chercher de conflit avec la Chine,
  • et surtout par l’OTAN, une alliance dirigée en pratique par les Anglo-Américains et dont la France fait partie. Or, par la création ad hoc d’un nouveau « pacte de sécurité », les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui vampirisent la direction de l’Alliance, reconnaissent de facto que l’OTAN est inapte à les défendre. En prenant acte de leur constat, la dissolution de l’OTAN, dont la raison d’être a d’ailleurs disparu depuis 1991, s’impose. Pour ouvrir le bal, la France et bien d’autres pays membres pourraient donner l’exemple, en quittant le commandement intégré tout en restant membre de l’Alliance atlantique, comme l’avait fait De Gaulle en 1966.