LIVRES : Covid-19, la pandémie, vue du terrain

jeudi 21 octobre 2021, par Agnès Farkas

[sommaire]

Ceci est la version longue d’un article paru dans le journal Nouvelle Solidarité d’octobre 2021. Il est donc réservé aux abonnés. Pour découvrir nos publications et s’abonner, c’est ici.

 Les restrictions budgétaires imposées au cours des décennies précédentes au monde de la santé, au nom d’impératifs économiques, avaient abouti à rendre le système de santé inapte à la prise en charge d’une épidémie de cette importance. Voilà comment des contraintes économiques ayant entraîné des économies de bout de chandelles sur la santé allaient avoir maintenant un effet économique majeur : chômage partiel, faillites en série, chômage total croissant, absence d’embauche et notamment des plus jeunes, comme on le comprendra au cours des semaines qui suivirent. »

Eric Caumes, Urgence sanitaire, Robert Laffont 2020.

« Si une personne comprend que nous sommes là pour son bien, elle va souhaiter que ses amis, ses proches, qui ont été contaminés, puissent bénéficier du même accompagnement. La manière dont un dispositif de lutte contre la propagation est perçu est une des clés de son efficacité. C’est valable pour la Covid-19 comme pour le choléra, ou la maladie à virus Ebola. »

Renaud Piarroux, La vague, l’épidémie vue du terrain, CNRS éditions, 2020.

A. Introduction

En octobre 2020, le professeur Eric Caumes, chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, et le pédiatre et biologiste Renaud Piarroux, ont chacun publié un livre sur une France frappée par la tourmente de l’épidémie de Covid-19.

Ces deux livres sont sans concession par rapport aux décisions et interventions prises, dans les six premiers mois de 2020, aussi bien par le monde politique et les laboratoires que par leurs contradicteurs.

Acteurs et observateurs privilégiés, s’ils relatent l’impact néfaste des politiques sur la population et surtout sur l’hôpital public, leur expérience de terrain leur donne le recul nécessaire pour juger, mais surtout pour intervenir en première ligne et proposer des actions et des solutions à une crise sanitaire qui a débuté bien avant mars 2020.

Dans Urgence sanitaire, Eric Caumes souligne qu’« il est classique de dire que les dégâts faits par une épidémie sont plus liés à l’état de la société (…) qu’à l’agent pathogène lui-même ».

En 20 ans, 100 000 lits ont été supprimés, engendrant une pénurie aggravée de personnel hospitalier. Cette décision politique (qui n’est d’aucun bord, sinon d’être libérale) explique l’accueil catastrophique des malades du Covid-19 fin mars 2020.

Il faut une dizaine d’années pour former un médecin, trois pour un infirmier, et malgré la tension due à l’épidémie, il n’y a aucune volonté politique de rouvrir des lits, donc d’augmenter le personnel ; pire encore, la décision est d’en fermer davantage…

Dans La Vague, Renaud Piarroux, un des meilleurs spécialistes du choléra, avec une expérience forte en Haïti, défend sa stratégie face aux épidémies : travailler avec les populations pour identifier les zones de forte transmission du virus, afin de cartographier et de tracer les cas pour suivre ainsi l’évolution de l’épidémie. En parallèle, il recrute et forme des équipes mobiles de volontaires qui se rendent au sein de ces foyers de contamination afin d’apprendre à la population, et ceci sans contrainte, les moyens de lutter contre la transmission active du virus. Convaincre, rassurer et surtout, ne jamais forcer les gens. Une approche qui, selon lui, aurait pu éviter de confiner la totalité du pays. La Chine a mis au point une stratégie comparable de traçage des cas sur l’ensemble de son territoire.

Ces deux livres ont servi de base à cet article.

B. Une catastrophe annoncée

100 000 lits supprimés en 20 ans

Comme le souligne Eric Caumes :

Il est classique de dire que les dégâts faits par une épidémie sont plus liés à l’état de la société (…) qu’à l’agent pathogène lui-même. La gravité de la peste au Moyen Age était liée à la coexistence avec d’autres maladies infectieuses graves, et à l’état de dénutrition de la population européenne, appauvrie par des guerres successives.

Or, depuis le début des années 1970, les gouvernements successifs ont consciencieusement détricoté le programme de Sécurité sociale mis en place sous le gouvernement provisoire de De Gaulle et le grand projet de l’hôpital public né dans les années soixante. La force de ce programme a permis à l’exemple français de perdurer jusqu’à la fin du XXe siècle, malgré les « réajustements » au profit du privé.

Malheureusement, le début du XXIe siècle en a sonné le glas et les trois derniers gouvernements lui ont donné le coup de grâce avec le projet Hôpital 2002 et ses successeurs. La dégradation de notre système hospitalier et la disparition progressive de notre système de santé publique dans les deux dernières décennies ont contribué à la gravité du Covid-19 en France. Gouverner c’est prévoir, dit-on !

100 000 lits ont été supprimés en 20 ans, engendrant une pénurie aggravée de personnel hospitalier. Cette décision politique (qui n’est d’aucun bord, sinon d’être libérale) est la véritable cause de l’accueil catastrophique des malades du Covid-19, fin mars-début avril 2020. Il faut une dizaine d’années pour former un médecin, trois pour un infirmier et, malgré la tension due à l’épidémie, il n’y a pas de volonté politique de rouvrir des lits, donc d’augmenter le personnel ; pire encore, la décision est d’en fermer davantage.

Urgences saturées, hôpitaux délabrés

Bien avant la crise Covid, début 2019, le Collectif Inter-Hôpitaux et le Collectif Inter-Urgence alertent le gouvernement face au manque de moyens dans les services publics. C’est une mobilisation nationale suivie de grèves et de manifestations.

Le slogan « Pas de retour à l’anormal » est affiché sur les façades des hôpitaux publics et une pétition est lancée « Un référendum pour sauver l’hôpital public ! »

Une grève du codage est lancée le 14 janvier 2020 et 1200 médecins hospitaliers, dont 600 chefs de service (Eric Caumes en fait partie), s’apprêtent à démissionner. « Ils estiment ne plus pouvoir remplir leur mission et demandent des moyens pour l’hôpital public. C’est une première dans l’histoire de l’hôpital. » Leur porte- voix est le Collectif Inter-Hôpitaux (CIH).

« La tarification à l’activité (T2A), appliquée dans nos hôpitaux, et la dette hospitalière (artificiellement créée avec l’Ondam) symbolisent la dégradation de notre système de santé, ou comment l’hôpital est devenu une ‘entreprise de soins’ plutôt qu’un lieu de soins », déplore Eric Caumes.

Mais le Covid a débarqué en France !


« La crise actuelle démontre que la logique de marché ne doit pas s’appliquer à la santé qui doit être une priorité quoi qu’il en coûte. » (Discours d’Emmanuel Macron, 12 mars 2020.)

Aveu, remise en cause des politiques de destruction de la santé publique ou intermède obligé et « suspension provisoire » dans une situation de crise « imprévue » ?

Comme on le verra, à aucun moment le gouvernement ne prévoit une augmentation des lits, mais continue à démembrer l’hôpital public : « Mais rien n’a été remis en question, ou presque », déplore le cardiologue Olivier Milleron, membre du CIR : sur les 350 suppressions de lits prévues, soit 30 % du total, l’AP-HP (Assistance publique - Hôpitaux de Paris) a annoncé que 84 lits seraient maintenus, et 94 autres sous forme « flexible » : « Ça ne nous satisfait pas du tout, on est toujours très loin du compte. » (Le Monde, 28 décembre 2020.)

Prise en charge ?

Quoi qu’il en soit, en France, les premiers cas de Covid-19 n’ont pas été détectés. Le virus a circulé à bas bruit dès novembre 2019 dans le Grand Est, et dès décembre 2019 en Île-de-France. A signaler qu’après les Jeux militaires mondiaux qui se sont tenus à Wuhan du 18 au 27 octobre 2019, « il y a de nombreux témoignages de sportifs, dans toutes les disciplines olympiques et dans tous les pays, comme Elodie Clouvel, une pentathlète, tombée malade au retour des compétitions (...) De son côté, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a déclaré le 12 mars que cela ‘pourrait être l’armée américaine qui a apporté l’épidémie à Wuhan à l’occasion de ces jeux’ », rappelle Eric Caumes, qui espère que l’on connaîtra un jour la vérité.

Le premier patient Covid-19, hospitalisé le 26 janvier 2020 en région parisienne, n’est pas détecté non plus. Ce touriste chinois, décédé à 80 ans, n’est pas retenu comme cas possible car il n’avait pas tous les signes cliniques recensés par la Chine.

Le 8 février, un foyer épidémique est déclaré à Contamines-Monjoie, en Haute-Savoie. Il est parfaitement géré par les autorités locales : surveillance des cas contacts, mises en quarantaine, ce qui renforce l’idée qu’il est possible d’empêcher l’épidémie de s’installer en France.

En réalité, l’épidémie circule déjà depuis plusieurs mois et le rassemblement organisé par la « megachurch » évangélique d’une Eglise pentecôtiste à Mulhouse (17-20 février 2020), est révélateur d’une insouciance certaine. Sur les 2000 fidèles rassemblés pour cet événement, « la majorité des personnes présentes ont été contaminées » et en ont infecté d’autres dans tout le pays et hors des frontières, ainsi que le personnel soignant régional.

En ces débuts d’épidémie, il semblait important aux autorités sanitaires de ‘ne pas affoler la population’. J’avoue que c’est un exercice difficile pour moi qui pensais que la meilleure manière de ‘ne pas affoler la population’ était de lui dire la vérité ; mais cette opinion n’était pas partagée par tous. Pourtant la vérité était simple à dire : on ne savait pas !

Eric Caumes se doute alors « qu’on allait vivre une situation à l’italienne ». [situation de triage des malades]

Aussi, le 27 février 2020, dans le pavillon Laveran, infectiologues, pneumologues et réanimateurs attendent-ils de pied ferme Emmanuel Macron, qui a préféré faire sa visite présidentielle dans le bâtiment Eole fraîchement rénové de la Pitié-Salpêtrière.

Eric Caumes, chef du service des maladies infectieuses au pavillon Laveran, est pourtant l’une des personnes de première ligne qui aurait dû être consultée. Il parvient cependant à alerter Emmanuel Macron lors de sa visite sur la « gravité potentielle de ce virus », mais sans résultat probant. « Mais je m’aperçois, au même moment, que si les pays confucéens ont si bien résisté, c’est parce qu’ils étaient prêts sur le plan de la santé publique », souligne le professeur.

Le 27 février 2020, le Dr François Salachas, un des chefs de file du Mouvement en défense de l’hôpital public, n’a pas lâché la main du Président (1mn 50 secondes) en lui exposant l’état de dégradation des hôpitaux publics, dénoncé depuis plusieurs mois par les soignants regroupés au sein du Collectif Inter-Hôpitaux (CIH). Lui aussi a lancé l’alerte sans obtenir que le politique change ses intentions.

La décision de maintenir le premier tour des municipales de mars 2020, tout en annonçant le confinement, démontre de manière pitoyable qu’enjeux politiques et santé publique ne font pas bon ménage dans le bureau présidentiel. Les élections du 15 mars furent le principal amplificateur de l’épidémie : le 16 mars, on apprend que l’Assemblée nationale compte 18 députés Covid+.

« La vérité est qu’ils n’ont pas su anticiper. Eux, comme le Conseil scientifique, comme d’autres… » précise Eric Caumes.

Face au niveau alarmant des chiffres de contamination, y compris parmi les élus, le 17 mars, on confine le pays.

C. Du politique et du sanitaire

Y a-t-il un pilote dans l’avion ?

Ce même 27 février, Eric Caumes soumet une remarque : « Monsieur le président, il faut un pilote dans l’avion, un directeur de crise. » « Le pilote c’est Jérôme Salomon », le directeur général de la Santé, lui répond Emmanuel Macron. Depuis, il faut le dire, le pilotage se fait à vue.

De plus, le Conseil scientifique est composé d’amis du Pr Delfraissy, des spécialistes du sida, une maladie dite chronique sexuellement transmissible, c’est-à-dire par contact ou toucher.

Or, et c’est d’importance, le Covid-19 est une épidémie explosive d’infection transmise par voies respiratoires, c’est-à-dire lors d’une discussion, d’une toux ou d’un éternuement, en l’absence de mesures de protection comme le port du masque.

« J’aurais plutôt vu un épidémiologiste spécialiste de la santé publique (comme en Corée du Sud), ou un virologue (comme en Allemagne), ou un infectiologue (avec des compétences en épidémiologie). Nous n’aurons rien fait de tout cela », s’inquiète Eric Caumes.

Depuis, le « pilotage national du Covid a fortement dysfonctionné ». Et pour ne pas en rester là, le 1er juillet 2020, la Fédération nationale des sapeurs-pompiers publie un rapport au vitriol contre le choix politique de « qualifier cette crise de purement sanitaire et de confier son pilotage, sous l’autorité du Premier ministre, au ministre des Solidarités et de la Santé », quitte à bafouer les principes qui prévoient que l’Intérieur soit aux commandes et à la chaîne territoriale des préfets.

Pire, les Agences régionales de santé (ARS) donnent même l’ordre aux délégués territoriaux et aux directeurs d’hôpitaux de ne pas communiquer avec les préfets.

Ce dispositif « bicéphale Santé-Intérieur » a eu pour conséquences « de brouiller le lieu de décision stratégique », « de complexifier les lignes communication », avec « une verticalité marginalisant la médecine de ville et la santé publique », avec des ARS « aucunement préparées » souffrant d’un « déficit de gestion opérationnelle », « accaparées » par le nombre de lits en réanimation et sans aucune culture de santé publique.

Voici, en partie, qui explique la pagaille gestionnaire qui a épuisé le personnel soignant, pendant que les membres du gouvernement faisaient « de la com » dans un complet déni des réalités.

Les médicaments testés n’étaient probablement pas efficaces. Les Chinois nous l’avaient dit.

« Le problème des essais thérapeutiques, dans de telles circonstances, est que nous avons affaire à une infection émergente, c’est-à-dire une infection à laquelle on ne connaît rien. Comment construire un essai thérapeutique dans une maladie dont on ne sait rien ? » reconnaît, en toute modestie, Eric Caumes.

« Le personnel de santé s’est donc adapté au gré des premières informations glanées et des premières études : anti-infectieux, anti-inflammatoires, biothérapies. Certains ont donné de l’hydroxychloroquine, de l’ivermectine, de l’azythromicine ou des corticoïdes ou un immunomodulateur. Bref tous les moyens bons pour éviter le passage en réanimation, que les médicaments aient été évalués ou pas.

Puis vint le temps de l’analyse des pratiques et aussi une analyse des résultats moins biaisée. L’évaluation a été faite régulièrement par le Haut Conseil de santé publique (HCPS), avec un résultat exprimé dans le rapport des trois académies (sciences, pharmacie, médecine), publié le 29 mai 2020 et faisant la synthèse des traitements de la Covid.

Il est écrit qu’« aucun traitement n’existe aujourd’hui pour traiter spécifiquement la Covid », et plus loin : « Aucun d’entre eux n’est dénué d’effets indésirables et leur évaluation repose toujours sur l’évaluation d’un rapport bénéfice-risque. »

« La vérité scientifique ne se décrète pas à l’applaudimètre. Elle n’émerge pas du discours politique, ni des pétitions, ni des réseaux sociaux ! En science, ce n’est ni le poids majoritaire, ni l’argument d’autorité qui font foi. » (Déclaration de l’Académie nationale de médecine, communiqué de presse du 8 mai 2020.)

Les prévisions épidémiologiques

Le 27 février 2020, le Dr François Salachas interpelle Emmanuel Macron en visite à la Pitié-Salpêtrière : « L’hôpital public est en train de flamber à la même vitesse que Notre-Dame a failli flamber, ça s’est joué à rien et là, en ce moment, ça ne se joue à rien... ».

Le Président lui répond : « Je compte sur vous ! – Oui, vous pouvez compter sur moi, l’inverse reste à prouver », lui réplique alors le médecin, du tac au tac. Il ajoutera au micro de France Inter, « il se trouve que cette crise sanitaire annoncée - le coronavirus, dont on ne connaît pas encore la magnitude - met en lumière la fragilité de l’hôpital public… ».

A juste titre, la disparition de 100 000 lits d’hôpital en 20 ans a de quoi inquiéter le personnel hospitalier. C’est un plan de précarisation de l’hôpital public, né en 2002 sous le gouvernement Chirac, et appliqué point par point sous les trois présidences suivantes.

Le 12 mars, avant le premier tour des élections, Emmanuel Macron s’adresse aux Français : « J’entends aujourd’hui, dans notre pays, des voix qui vont en tous sens. Certains nous disent : ‘vous n’allez pas assez loin’ et voudraient tout fermer et s’inquiètent de tout, de manière parfois disproportionnée, et d’autres considèrent que ce risque n’est pas pour eux… »

Encore et toujours le même avertissement, Simon Cauchemez, chercheur en épidémiologie et spécialisé dans l’analyse de données épidémiques complexes, au sein de l’Institut Pasteur, présente au président de la République ses prévisions :

Les chiffres évoqués de 300 000 à 500 000 morts en cas d’absence de mesures sont infiniment supérieurs à ceux communiqués par le ministère de la Santé. Même en divisant par deux, trois ou quatre, c’est une situation très sérieuse, insiste-t-il. S’il y a une situation où je serais heureux que les modèles se trompent, c’est celle-là.

Le 15 mars, les bureaux de vote sont ouverts et deviennent l’un des gros foyers de contamination pour la propagation du virus. Négligence criminelle, calcul politique… qu’importe !

Jamais, Emmanuel Macron ne se remettra en cause : « Jusqu’alors, l’épidémie était peut-être pour certains [d’autres que lui, sans doute. Ndr] une idée lointaine, elle est devenue une réalité immédiate, pressante. » (Discours du 16 mars 2020.)

Début avril, les hôpitaux sont saturés par l’afflux de malades Covid-19. La France compte, fin août 2021, 113 000 morts et nul ne peut prévoir la date de la fin de cette pandémie mondiale.

D. Les propositions pour une sortie de crise… détournées

L’éducation sanitaire plutôt que la contrainte pour sensibiliser la population

Entre mars et juin 2020, l’État français n’a aucune donnée sur le nombre de cas Covid par région. « C’est la première fois que je me trouve confronté à une épidémie sans avoir la possibilité de cartographier les cas. Un pan entier de l’épidémiologie est en train de s’écrouler », enrage Renaud Piarroux. En effet, lors de cette crise, les patients restés en dehors de l’hôpital n’ont pas été comptés.

Depuis près de 30 ans, le travail de recherche de Renaud Piarroux consiste à améliorer la compréhension de la dynamique des épidémies. Il est connu notamment comme étant « l’un des meilleurs spécialistes des épidémies de choléra ». Sa spécialité est « l’éco-épidémiologie », qui consiste à tenter de comprendre « l’environnement dans lequel se développe une maladie », y compris sur le terrain.

Sa méthode pour éradiquer une épidémie est de « travailler » avec les populations. Tout d’abord en identifiant les zones de forte transmission du virus, afin de cartographier et de tracer les cas pour suivre l’évolution de l’épidémie.

En parallèle, il recrute et forme des équipes mobiles de volontaires qui se rendent au sein de ces foyers de contamination afin d’apprendre à la population, sans recourir à la contrainte, les moyens de lutter contre une transmission active du virus. Convaincre, rassurer et surtout, ne jamais forcer les gens.

Une approche qui, si elle avait été appliquée dès le début de l’épidémie, aurait pu éviter de confiner la totalité du pays.

La Chine a mis au point une stratégie comparable de traçage des cas sur l’ensemble de son territoire. « C’est d’ailleurs, semble-t-il, grâce à cette approche que furent rapidement maîtrisés les très nombreux foyers de transmission qui, en janvier, s’étaient allumés dans l’ensemble des provinces chinoises à la faveur des fêtes du Nouvel An », précise-t-il.

Impliquer et éduquer la population

La recherche de sujets potentiellement contagieux (contact tracking) autour d’un cas repéré, est la méthode utilisée par les épidémiologistes de terrain. C’est la base des stratégies de lutte contre les épidémies à virus comme Ebola ou bactériennes comme le choléra.

A la demande du gouvernement haïtien, en 2018, Renaud Piarroux a aidé les autorités à mettre en place un programme de lutte et a réussi à vaincre l’épidémie de choléra qui sévissait depuis 10 ans dans le pays. Il contribua, par ailleurs, à « faire reconnaître la responsabilité de casques bleus de l’ONU dans la propagation de l’épidémie ».

Fort de son expérience dans de nombreux pays, il est convaincu qu’en impliquant la population, on peut contenir l’épidémie. Il propose alors à la direction des AP-HP son idée de monter des équipes mobiles, semblables à celles déployées en Haïti. Après discussion au sein d’une cellule de crise, le 10 avril 2020, son projet est approuvé par la direction des AP-HP.

Il se lance à la recherche de volontaires et la première base du projet, qui prendra plus tard le nom de « Covisan », est installée à la Pitié-Salpêtrière. Il contacte l’un de ses amis, Jean-Sébastien Molitor, qui est formé aux métiers de l’humanitaire dans de nombreux pays : Côte d’Ivoire, Angola, Tchad, Indonésie, Congo, Turquie, Liban et Haïti.

Il lui propose de former des bénévoles qui formeront à leur tour des équipes de réponse rapide sur le terrain, dès qu’un foyer épidémique est signalé. Le lendemain, enthousiasmé, Jean-Sébastien Molitor quitte Nancy pour le rejoindre à Paris.

Il faut apprendre aux équipes à établir le contact, et en aucun cas à contraindre ou exercer la moindre pression. Il faut instaurer une relation de confiance dès le premier entretien et tenir compte de l’inquiétude du patient, même quand son état ne nécessite pas d’hospitalisation :

La solution proposée doit être la sienne. S’il pense s’isoler de sa famille, à l’hôtel par exemple [des chambres sont mises à disposition, ndr] (…) Si la relation de confiance s’instaure, la visite à domicile et le dépistage des proches ont de grandes chances d’être acceptés.

Il insiste auprès des équipes : « Vous êtes là pour aider, pas pour imposer vos vues. »

Dans ce programme, les médecins de ville, généralistes et spécialistes, ainsi que les personnels paramédicaux sont invités à s’impliquer dans ce projet d’accompagnement.

L’initiative Covisan détournée

Officialisée par le Préfet de région et le directeur général de l’ARS de Paris, l’initiative Covisan est placée sous l’égide de l’État. Fin avril, Piarroux explique au délégué du Premier ministre que « pour isoler les personnes contagieuses, il n’est pas nécessaire de recourir à l’autorité ». Le maître mot est la confiance.

Mais dans le discours du Premier ministre du 28 avril, les « équipes mobiles » sont devenues « brigades » : la connotation est différente car le mot brigade n’est déjà plus associé à « mobile », les intervenants se cantonnant à téléphoner aux patients pour tracer leurs contacts : « L’idée d’aller vers eux pour les aider, les accompagner, a bel et bien disparu. »

Les brigades elles-mêmes disparaissent, seuls « les généralistes auront les moyens de gérer la grande majorité de ces enquêtes de traçage de contact et de suivi des patients ». Si le Dr Bensoussan, porte-parole du Collège de la médecine générale, s’en réjouit, « je ne pense pas pour autant qu’il soit un spécialiste des méthodes de lutte contre les épidémies », s’esclaffe Renaud Piarroux.

Sitôt instaurée la nouvelle configuration du Covisan, intervient un changement majeur : le bénévolat (gratuit, par principe) fait place à la monétisation des traçages :
• 2 euros pour chaque cas contact avec saisie des éléments de base.
• 4 euros pour chaque cas contact avec saisie de données plus complètes.

« Ne comptez pas sur moi pour commenter (…) Mieux vaut me détendre et regarder un film. Pourquoi pas, ‘Pour une poignée de dollars de plus’ ? », ironise Renaud Piarroux.

Le dispositif Covisan n’est donc pas stoppé mais marginalisé : « C’est vraiment dommage car, avec la baisse de la transmission, nous avions une belle opportunité d’effectuer un contact tracking plus personnalisé et plus exhaustif sur l’ensemble de l’Ile-de-France et d’ajouter une couche supplémentaire au dispositif national, pour le rendre plus performant. Peut-être aurions-nous rejoint la liste des pays vertueux qui ont continué à maîtriser la propagation du virus pendant la saison estivale. Il est maintenant trop tard pour se poser la question », se désole Renaud Piarroux.

E. Conclusion

Pourtant, pourvu qu’elle soit comprise par les autorités politiques, cette approche humaine de la population est bien plus apaisante que les mesures contraignantes appliquées par un gouvernement qui a perdu toute crédibilité et qui mène le pays au chaos économique et social.

« Notre approche, basée sur la participation volontaire du patient au choix des mesures d’isolement et sur son accompagnement par des équipes mobiles, ne prévoyait pas les mesures coercitives retoquées par le conseil constitutionnel (…) La haute administration française est ainsi faite. Elle se suffit à elle-même et n’a pas l’habitude d’associer les acteurs de terrain dans son processus de décision », conclut Renaud Piarroux.