Roland Dumas : l’Occident avait promis que l’OTAN ne s’étendrait pas aux portes de la Russie

mardi 15 février 2022, par Tribune Libre

Roland Dumas dénonce « la promesse non-tenue » de l’OTAN

Dans le cadre de son enquête très complète sur l’expansion de l’OTAN, pour le site les-crises.fr, Olivier Berruyer s’est entretenu avec Roland Dumas, ancien ministre français des Affaires étrangères (1984-1986 et 1988-1993).

VERBATIM

Olivier Berruyer : Vous avez été ministre des Affaires étrangères entre 1984 et 1986 et entre 1988 et 1993, donc au moment de la chute du Mur et des différentes négociations qui ont eu lieu par la suite. Actuellement, il y a des débats assez passionnés à propos des promesses orales qui auraient été faites à l’URSS, pendant les négociations de réunification de l’Allemagne, de ne pas étendre l’OTAN au-delà de l’Allemagne pour qu’elle accepte que l’Allemagne réunifiée soit bien dans l’OTAN.

Les Russes ont tendance à dire que ces promesses ont été faites de façon extrêmement claire. Les Américains ne démentent pas forcément, mais disent qu’il n’y a rien d’écrit dans les traités et donc que ce n’était pas une obligation.

D’après vos souvenirs, vous qui avez fait partie des discussions du 2+4 (Les deux Allemagnes et les quatre grands vainqueurs : Etats-Unis, Russie, France et Royaume Uni), qu’en a-t-il été ? Qu’a-t-il été promis à Chevardnadze, à Gorbatchev, à ce moment-là ? Quelle promesse, vous-même, peut-être, avez-vous faite ?

Roland Dumas : Il faut réfléchir un peu à la chronologie, sinon ce n’est pas logique, cela arriverait comme un cheveu sur la soupe. En réalité, nous avons fait le constat, Gorbatchev, moi et le président Mitterrand à l’époque, qu’il n’y avait pas eu, pour mettre fin à la guerre avec l’Allemagne, de traité de paix et qu’il fallait donc régler cette situation bancale. C’est la raison pour laquelle nous avons imaginé, avec Hans Dietrich Genscher, le ministre allemand des Affaires étrangères, qu’il y ait des discussions sur chaque manque, puisqu’il n’y avait pas eu de traité de paix. C’est ainsi que nous avons organisé une série de rencontres dans les différentes capitales, pour négocier tout ce qui ne l’avait pas été. Nous avons eu des réunions à Londres, des réunions à Paris, et puis la dernière, qui devait consacrer l’accord global, à Moscou, en présence de Gorbatchev.

A chaque fois, une partie de ce qui manquait avait été négociée et acceptée. Par exemple, on a organisé des discussions autour du réarmement, et c’est là que va prendre place le point particulier que vous venez de signaler sur les forces de l’OTAN. On avait organisé des discussions sur bien d’autres sujets. Par exemple, l’Allemagne n’avait pas été restaurée complètement dans sa souveraineté. Il y avait eu un arrêt des hostilités, mais il n’y avait pas été mis fin par un traité en bonne et due forme. Et enfin, une dernière réunion avait été organisée pour restituer à l’Allemagne sa plénitude dans le droit international. C’était la réunion de Moscou, qui s’est tenue tout à la fin, une réunion complète, générale, avec tous les grands chefs de la diplomatie à l’époque,

Tout cela s’est mis en place, et tout de suite après, les discussions ont commencé. Cela a commencé assez sérieusement à Moscou, le jour de la signature, lorsque nous sommes intervenus les uns après les autres. C’est là que va prendre place la fameuse initiative dont nous avons parlé très brièvement, à savoir ce qu’on allait faire des troupes de l’OTAN. Et l’on a répondu d’une façon dont je me souviens formellement. Je ne suis pas le seul, il y a en a encore quelques-uns maintenant. Et on a signé.

La controverse a commencé tout de suite après. Mais elle n’a pas pris place tout de suite sur ces sujets, elle a pris place dans les discussions sur le transfert des troupes, et surtout sur le réarmement de ces dispositions.

Je me souviens très, très bien que dans les mois qui ont suivi, il y a eu une déclaration très révoltée de Poutine, quand les troupes de l’OTAN ont décidé de réarmer les provinces baltes. A ce moment-là, tout le monde était intervenu en disant que c’était un scandale de réarmer quelque chose qui devait être désarmé.

Puis les complications sont venues, notamment sur le transfert des armes dans d’anciennes régions de l’OTAN. Parce qu’il ne faut pas perdre de vue parce que la perspective, avec Gorbatchev, c’était le désarmement, c’est-à-dire que l’on désarmait petit à petit. On a commencé par les armements conventionnels, ensuite les armements atomiques, mais par petites tranches, les armes de moyenne portée, etc., et cela présumait le désarmement plus vaste.

Mais la première querelle a consisté en une brouille sur les armements conventionnels. La discussion a eu lieu toute la matinée. On a commencé à 8 ou 9 heures, on avait attendu l’arrivée du secrétaire d’Etat américain qui était en retard. (Il y a une consigne dans la diplomatie américaine, c’est que les diplomates américains ne doivent pas prendre part à une discussion sérieuse le jour de leur arrivée sur le lieu où elle a lieu, on attend 24 heures.) On a donc attendu 24 heures pour que M. Baker soit prêt.

La discussion a démarré de la façon suivante : c’est la diplomatie russe, par Gorbatchev, mais aussi le ministre des Affaires étrangères Chevardnadze, qui a demandé la parole et qui a dit : « Nous voulons savoir, nous, délégation russe, ce que vont devenir les armements de l’OTAN dans le cadre du désarmement. Et nous exigeons – je me rappelle très bien, il était formel – que les troupes alliées observent deux obligations. La première – c’était très sentimental – est celle relative à l’entretien, dans tous les pays soviétiques, des monuments à la gloire de l’Armée russe. La deuxième, qu’il y ait un engagement des troupes du Pacte de Varsovie et de l’OTAN qu’il n’y ait pas de déplacement des troupes de l’OTAN dans les régions du pacte soviétique qui vont être désarmées. »

C’est ce qui a provoqué la première réaction, le premier discours de Poutine a été là-dessous, quand il est arrivé et qu’il y a eu la décision de réarmer toutes ces régions.

Le discours de Poutine était très clair : « Si vous réarmez, nous allons entamer une nouvelle période qui sera préparatoire à la guerre froide. » C’était très clair. Donc, voilà le schéma.

Que s’est-t-il passé exactement ? La discussion s’est ouverte, comme je vous l’ai dit. On a attendu que soit prêt le secrétaire d’Etat américain, qui a pris la parole le premier, je crois, et puis tous les autres sont intervenus. Gorbatchev est intervenu, Chevardnadze est intervenu, je suis intervenu, et j’ai repris l’idée que les troupes ne pouvaient pas se déplacer dans les anciennes régions démilitarisées.

Si l’on veut bien y réfléchir, parce que l’argument qui va être utilisé, c’est que « vous n’avez pas demandé que ce soit inscrit dans le traité ». Ce qui est assez vrai, j’ai vérifié. Mais le propos a été tenu. J’ai demandé que l’on recherche dans les archives de l’OTAN, cela n’a pas été mentionné. C’est-à-dire que des gens aussi précautionneux que les Américains, et les gens de l’Alliance atlantique – nous – n’avons pas demandé que ce soit inscrit. C’est possible, mais par rapport au caractère de la discussion générale, c’est-à-dire une tentative de désarmement pour mettre fin au risque de guerre (parce que c’était cela qui comptait) et de préparer une autre période, dans le contexte de l’époque, qui était le désarmement, c’est logique. Cette discussion a donc eu lieu. D’abord parce que les Russes l’ont demandée, et parce que nous l’avons soutenue, moi le premier, et les Américains aussi. Et les Allemands, évidemment.

Genscher, à qui j’avais demandé, avant qu’il meure, s’il se souvenait de cette discussion, m’a dit : « Parfaitement. Je me souviens parfaitement que c’est toi qui as soulevé le premier le problème, après les Russes. Je me souviens très bien, et je suis prêt à le dire. » Je crois qu’il l’a dit, une fois ou deux, dans les écrits qu’il a laissés.

C’est pour cela que j’ai fait ce préambule un peu long, pour que l’on comprenne bien pourquoi cette question a été soulevée. Elle a été soulevée parce que c’était une conclusion sur le problème général du désarmement et du retour à la paix. Ce n’était pas une fantaisie. On était dans une période heureuse de désarmement et chacun posait ses problèmes. Ce n’est pas par hasard que le Russe – c’est lui qui était directement intéressé – a soulevé le problème des monuments à la gloire de l’Armée soviétique, alors qu’ils allaient retirer leurs troupes, et qu’ils ont demandé que ces monuments soient entretenus convenablement.

Si l’on veut bien se rappeler ce détail, et je le dis volontairement car la mémoire a toujours quelque chose de défaillant, mais dans ce phénomène de mémoire, il ne faut pas perdre de vue que très souvent, un détail existe, qui est vérifié et qui amène une discussion sur d’autres choses et rafraîchit ces mémoires.

Kohl parlant à Gorbatchev, le 10 février 1990.

Deuxième élément important : toutes les délégations (française, allemande, anglaise, etc.), quand elles sont rentrées dans leur capitale, ont toutes fait un compte-rendu. Même si ce n’est pas dans le traité, comme le prétendent les membres de l’OTAN – admettons-le – tous ont fait un compte-rendu, qui existe. Si je vous dis qu’il existe, c’est que j’ai fait les vérifications. La plupart des grandes délégations, les Anglais, les Allemands, la France, etc. ont fait un compte-rendu, disant que la discussion sur les armes et le désarmement est intervenue au cours du temps et qu’elle a été résolue de cette façon. Il suffit de se reporter aux travaux relatés par chaque délégation quand elle revient dans son pays. Vous avez, notamment en Amérique, une très bonne déclaration du secrétaire d’Etat qui confirme ce que je vous dis.

Voilà le détail des choses telles qu’elles se sont passées.

Et à ce moment de la signature du traité de Moscou, où vous vous rappelez avoir vous-même donné cette garantie que l’OTAN ne s’étendrait pas, y a-t-il eu de grosses négociations sur ce point ou a-t-il été accepté assez rapidement ?

Ça a été accepté. Tout le monde a crié à l’évidence. Si on en parle aujourd’hui dans l’atmosphère de crise actuelle, c’est anachronique, mais à l’époque, c’était un climat autre, tout le monde applaudissait à la paix, était heureux de la victoire. Et cela allait dans le sens que les délégations souhaitaient. C’était quand même la fin de la guerre. C’est pour cela que j’ai fait ce long préambule, parce que c’est l’explication de ce qui va suivre.

Justement, quel regard portez-vous sur ce qui a suivi ?

Discours de Manfred Wörner, le 17 mai 1990.

Je regrette que les mémoires soient courtes dans certains esprits, parce qu’elles sont très longues dans d’autres esprits très clairs, qui n’ont pas démérité. Il serait bon qu’il y ait de nouveau une réunion au niveau technique, peut-être des chefs, des ministres des Affaires étrangères, pour qu’on rassemble ce qui est arrivé, ceux qui l’ont reconnu (je ne suis pas le seul à le dire) et les délégations internes. Beaucoup de gens sont morts, malheureusement, c’est toujours triste la mort, mais avec les comptes-rendus qui ont été faits dans les pays, on trouvera la trace que la discussion a eu lieu. Et je le répète, c’est appuyé sur des considérations générales : on voulait mettre fin à la guerre froide, et surtout éviter son retour. Tout le reste consacre un retour à la guerre froide plutôt qu’un pas vers la paix.

Par le traité de Moscou, vous avez signé le traité qui a mis fin à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre froide, à un moment où les gens criaient à la fin de l’Histoire et à une vision de paix perpétuelle. On voit qu’actuellement est en train de se recréer une atmosphère de deuxième guerre froide. Comment, en trente ans, a-t-on basculé, d’après vous, d’une vision de paix à cette vision, de nouveau, de tension et de guerre froide ?

Je crois qu’il n’y a pas de fatalité dans l’histoire diplomatique. Il y a des prises de position, et des prises de position contraires, mais il n’y a pas de fatalité. Si cette situation s’est produite, c’est parce qu’il y a eu, à ce moment-là, un état d’esprit tel qu’il voulait qu’elle se reproduise plus tard.

Ce n’est pas par hasard que, bien qu’on l’ait dit, cela n’ait pas été noté dans les archives de l’OTAN. Je veux bien l’admettre, mais je fais observer que c’est contraire à l’état d’esprit de l’époque. C’était dans les années 1950-60, c’était un climat de détente, et surtout les accords de désarmement avaient été décidés par toutes les grandes puissances qui parlaient de désarmer. On a parlé de désarmement, on en a même fixé le détail. D’abord les armements conventionnels, ensuite les armements atomiques à courte portée, et puis les autres à plus longue portée. Cela avait été décidé et cela ne doit pas surprendre dans le climat qui était celui de l’après-guerre. Car je le répète, il n’y avait pas eu de traité de paix avec les puissances nazies.

S’il n’y a pas de fatalité, pourquoi se retrouve-t-on aujourd’hui dans ce qui est plutôt un climat de confrontation ?

Je ne veux faire de procès à personne. C’est, à mon avis, assez clair. Si l’on regarde bien, ceux qui ont mis fin à la négociation, quels sont-ils ? Ce sont les Américains qui ont rompu en disant : maintenant ça ne nous va plus, et qui ont notamment refusé de poursuivre les négociations sur les armes atomiques à courte portée, d’un seul coup. On n’en parle plus depuis quelques années déjà, les délégations ne se réunissent plus. Après, il y a tout le reste, les armements conventionnels et atomiques.

On a vu que les Américains, il y a assez peu de temps, avec le président Trump, parlaient même de développer des armes nucléaires tactiques pour être utilisées sur le champ de bataille, quelque chose qui met fin à une théorie, depuis 70 ans, de non utilisation des armes nucléaires. Vous qui avez participé à cette atmosphère de désarmement, comment voyez-vous cette modification de l’état d’esprit américain ?

Je pense que ce sont les forces américaines de surarmement, qui existent vraiment en Amérique, ce n’est pas un secret de révéler cela, qui ont amené l’abandon des négociations. Ce qui a entraîné ensuite des démarches de surarmement, de reprise des armements, au lieu de continuer le désarmement pour la paix. C’est aussi simple que cela. Vous savez, il n’y a pas de mystère dans les négociations diplomatiques. Il y a des écrits, il y a des déclarations. Il faut bien les analyser, c’est très intéressant, et on s’aperçoit très vite que tout est dit.

Savez-vous comment a démarré l’histoire du désarmement et la discussion sur l’OTAN ?

C’est au cours d’une réunion banale, de routine, à Bruxelles, de l’OTAN. Bush était là, je me souviens très bien. Mitterrand était là et j’étais à côté de lui. A la fin de la réunion, c’étaient les problèmes habituels, c’est-à-dire : quels sont les armements ? Que pourrons-nous faire ? etc., la routine. Et à un moment, Bush père dit : « Je voudrais demander à mes collègues de bien vouloir m’autoriser à faire une déclaration sur l’avenir de l’OTAN. »

Je me souviens très bien, Mitterrand était en train de faire du courrier personnel, je l’ai tapé du coude et je lui ai dit : « Ecoute, et puis on va voir. » Tout le discours de Bush, qui n’était pas un va-t-en guerre, qui était plutôt quelqu’un qui réfléchissait un peu, et qui discutait en tout cas, c’était : « L’Alliance atlantique aujourd’hui a réussi, on a mis fin au nazisme, on a mis fin aux différents conflits, le moment n’est-il pas venu – c’était le thème du discours, je ne déforme pas du tout l’esprit – de demander de transformer l’OTAN pour réfléchir à ce que pourrait être une défense pour l’ensemble des dangers du monde ? »

Ça n’avait pas l’air de manger de pain mais ça voulait dire quelque chose de très lourd. Je me souviens, j’ai pris la parole – et on se souvient toujours de ce qu’on a dit.

Mitterrand, qui avait repris le fil du discours, est intervenu après, en disant : « Mais, voyons voir, je ne comprends pas. » Notre vision était la même. L’OTAN, c’était le traité de l’Atlantique Nord, donc avec une compétence géographique bien limitée. « Si vous voulez en changer, il faut faire une nouvelle réunion, une grande conférence, et on en rediscutera. Mais nous ne voulons pas vous donner notre assentiment aujourd’hui, comme ça, à la sauvette. Vous allez nous faire aujourd’hui… », je rappelle l’expression qui a été reprise très amplement par tout le monde : « Vous voulez refaire la Sainte Alliance. » Cette alliance qui avait été faite contre Napoléon, vous vous en souvenez.

Si vous voulez modifier le Traité, faisons une conférence de la paix, si vous voulez, nous y sommes disposés. Mais aujourd’hui, dans l’état actuel des choses, c’est quelque chose qui n’a pas été discuté, ce serait trop apparaître comme la résurgence de la guerre froide. Nous n’allons pas, par respect pour le président des Etats-Unis, voter contre, nous allons nous abstenir.

Nous avons donc fait inscrire au procès-verbal que la France s’abstenait, compte tenu de la proposition du président Bush, « qui ne correspond pas du tout à ce qu’était le traité que nous avons signé ensemble. Et nous proposons qu’il y ait une autre conférence ».

C’était botter en touche comme on dit vulgairement au football, mais c’était quand même l’état d’esprit de la discussion qui avait lieu. On a un traité, c’est vrai, il a servi à quelque chose mais n’en faisons pas n’importe quoi. Si vous voulez faire un traité mondial, réunissons-nous et faisons une discussion pour ça. Ce qui, évidemment, restait à déclencher. Et j’ajouterai qu’à la suite de cela, il n’y a pas eu de réunion. L’OTAN reste l’OTAN. Le Pacte de Varsovie a été dissous, ce qui était prévu dès le début de la paix. Mais l’OTAN n’est pas dissous et on le réarme, au contraire.

Donc, la chose est en l’état. La discussion des armements, d’abord, a coupé court. Je rappelle quand même que c’est à l’initiative des Anglo-saxons que cet ajournement a eu lieu. Cela entraînait évidemment l’ajournement des autres.

Et puis, il n’y a pas eu de conférence de nouveau traité. Mais les choses ont été dites, notamment par la délégation de la France. C’est cela qui gêne un peu nos alliés américains, c’est qu’on a une position logique. Nous étions dans une conférence pour le désarmement, on la transforme en surarmement. Alors nous disons : non, vous ne pouvez pas simplement bricoler quelque chose aujourd’hui, mais si vous voulez, réunissons-nous pour faire un nouveau traité. Ce qui n’a pas eu lieu.

Au milieu des années 90, George Kennan, qui était très âgé à l’époque, avait, dans une interview, pris très fortement position contre la proposition d’étendre l’OTAN à l’est (puisque c’était le moment où l’OTAN s’étendait), en disant, voyez : l’OTAN, il faudrait le dissoudre. C’était un instrument de la guerre froide, or il n’y a plus la guerre froide. Si au contraire on l’étend, ça risque de générer des tensions à terme, et la guerre un jour. Quel regard aviez-vous à ce moment-là sur le devenir de l’OTAN ?

Ça allait plutôt dans le sens que nous souhaitions. Ça allait même plus loin, puisque nous ne voulions pas voter positivement sur la proposition du président des Etats-Unis, pour ne pas être désobligeants – c’était notre allié – mais on était prêts à discuter d’un nouveau traité. Cette discussion n’a jamais eu lieu parce que la discussion s’est envenimée.

Finalement, au moment de la signature du Traité de Moscou – enfin, dans les négociations ce jour-là – la France a clairement dit qu’elle s’engageait à ce que l’OTAN ne s’étende pas à l’Est. C’était bien une proposition française ?

C’était une discussion générale avec toutes les délégations. Tout le monde intervenait successivement, je suis intervenu de la même façon et Mitterrand ensuite, pour mettre les choses au point très clairement.

C’était Chevarnadze qui avait demandé ça. On n’avait pas de raison de lui refuser. Il ne voulait pas que nous envoyions nos avions là où ils ne devaient pas être, si on faisait la paix. Et d’autre part, il n’y avait pas de raison pour qu’on refuse aux pays en question d’entretenir les monuments à la gloire de l’Armée russe. Ils avaient quand même aidé pendant la guerre, il ne faudrait pas l’oublier complètement…

Donc, la position de la France a bien été, oui, on est contre l’extension de l’OTAN et il n’y aura pas d’extension de l’OTAN dans le futur.

Baker à Helmut Kohl, relatant sa rencontre avec Gorbatchev, le 10 février 1990.

Oui, absolument. Et je n’ai pas été le seul, je crois que l’Américain a donné son point de vue, qui était tout à fait conforme à cela. Je me souviens très bien de la scène, ça se passait dans un grand ensemble.

Toutes les délégations étaient là, dans la grande salle, chacun prenait la parole à son tour. et Baker était sur ma droite. Il avait repris ses esprits, il s’était reposé et il est intervenu après moi en disant, « même si M. Dumas ne l’avait pas demandé, moi je l’aurais demandé ».

Conclusion : [Diapo avec citation de l’interview de George Kennan 1998]

C’est le début d’une nouvelle guerre froide. Je pense que les Russes vont progressivement réagir assez négativement [à l’expansion de l’OTAN] et que cela affectera leurs politiques. Je pense que c’est une erreur tragique. […] Nous avons signé pour protéger toute une série de pays, alors que nous n’avons ni les ressources ni l’intention de le faire sérieusement. […] Bien sûr, il y aura une mauvaise réaction de la part de la Russie, et ensuite [les partisans de l’expansion de l’OTAN] diront qu’ils vous avaient toujours dit que les Russes étaient comme ça – mais c’est tout simplement faux.