Un « moment Bhutto » ? — Le Pakistan vent debout pour son indépendance

mardi 5 avril 2022

Chronique stratégique du 5 avril 2021 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Dimanche 3 avril, le Premier ministre pakistanais Imran Khan a dissous le Parlement et convoqué des élections anticipées, court-circuitant ainsi le vote de défiance qui devait se tenir dans la journée. La veille, dans une adresse au peuple pakistanais, il a invoqué l’ancien Premier ministre Zulfikar Ali Bhutto, une figure majeure du mouvement des pays non-alignés, et a appelé la jeunesse à se lever pour empêcher une opération de déstabilisation orchestrée par « une puissance étrangère ». La bataille du Pakistan pour son indépendance est engagée.

Crise politique sur fond de guerre en Ukraine

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Suite à l’annonce de la dissolution du Parlement, l’opposition a saisi la Cour suprême en mettant en cause la constitutionnalité de cette décision. Et, alors que le Premier ministre s’est adressé aux dirigeants de son parti plus tard dans la journée, certains d’entre eux ont publiquement désigné les membres de l’opposition comme les « amis de l’Amérique » et « traîtres à leur pays ».

S’exprimant lors d’un meeting à Islamabad, Imran Khan a affirmé que le secrétaire d’État adjoint aux affaires d’Asie centrale et du Sud, Donald Lu, était impliqué dans la « conspiration étrangère » visant à renverser son gouvernement. Imran Khan a affirmé que Donald Lu avait averti l’ambassadeur du Pakistan aux États-Unis, Asad Majeed, la veille du jour où l’opposition a déposé sa motion de défiance, que si le Premier ministre pakistanais survivait à ce vote, cela aurait des conséquences.

Il s’agissait d’un câble diplomatique officiel envoyé par les États-Unis au Pakistan, qui indiquait :

Si le vote de défiance aboutit, nous vous pardonnerons. S’il ne réussit pas, et qu’Imran Khan reste le premier ministre, alors le Pakistan sera dans une situation difficile.

Les médias américains et britanniques se sont particulièrement emportés contre la décision d’Imran Khan, parlant d’une « crise constitutionnelle sans précédent », selon l’expression du Centre pakistanais d’excellence en journalisme, lui-même lié au Département d’État américain. Soulignons néanmoins que dans un système parlementaire, la dissolution du parlement, en vue de nouvelles élections, est une mesure assez courante pour un premier ministre qui a perdu la majorité parlementaire avec laquelle il gouvernait.

En tous cas, la crise politique est ouverte ; le 1er avril, le général Qamar Javed Bajwa, chef d’État-major des armées, s’est publiquement prononcé en faveur de l’opposition et a dénoncé l’ « agression » de la Russie contre l’Ukraine, tout en louant la « longue et excellente relation stratégique du Pakistan avec les États-Unis » — une position remettant en cause la politique de « neutralité » du gouvernement et les appels d’Imran Khan en faveur d’une solution à la crise alimentaire frappant des millions d’Afghans et d’un rôle de médiateur de la Chine dans le conflit Russo-Ukrainien, que nous avions rapporté dans notre livraison du 23 mars.

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Les « faux pas » d’Imran Khan ?

Sur le site MidEast Discours, le journaliste américano-syrien Steven Sahiounie dresse la liste des « faux pas » présumés du Premier ministres pakistanais aux yeux de Washington :

« Les États-Unis souhaitent le départ de Khan parce qu’il avait mené une politique étrangère indépendante et qu’il rendait visite au président russe Vladimir Poutine le jour où celui-ci a lancé l’attaque contre l’Ukraine. Par la suite, le Pakistan s’est abstenu de participer à un vote du Conseil de sécurité des Nations unies sur une résolution dénonçant l’agression russe contre l’Ukraine. Khan a réprimandé les 22 envoyés de l’ONU pour avoir exhorté le Pakistan à dénoncer la Russie, et aurait demandé aux envoyés : ‘Sommes-nous des esclaves et agissons-nous selon vos souhaits ?’

« Khan a assisté le 4 février à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de 2022 à Pékin, alors que les États-Unis ont boycotté la cérémonie. La Chine est le premier investisseur du Pakistan, avec plus de 60 milliards de dollars de projets dans le cadre du corridor économique Chine-Pakistan. À la suite d’une réunion des ministres des affaires étrangères des deux pays à Islamabad, le ministère chinois des affaires étrangères a déclaré que les deux pays s’inquiétaient des retombées des sanctions unilatérales imposées à la Russie parce qu’elle a envahi l’Ukraine.

« En octobre 2021, l’administration Biden a adressé un message froid au Pakistan lorsque la secrétaire d’État adjointe américaine, Wendy Sherman, a rencontré le ministre pakistanais des affaires étrangères, Shah Mahmood Qureshi, à Islamabad. Elle a clairement fait comprendre au Pakistan que l’administration Biden avait dévalorisé les relations bilatérales. Mme Sherman a déclaré : ‘Nous ne nous voyons pas construire une relation élargie avec le Pakistan’

« De hauts responsables du gouvernement pakistanais ont déclaré après la visite de Sherman qu’il y avait des tensions diplomatiques entre les deux pays qui devaient être résolues et que Khan était furieux de n’avoir toujours pas reçu d’appel téléphonique de Joe Biden. Dans son discours marquant l’achèvement du retrait militaire d’Afghanistan le 31 août, Joe Biden a déclaré que l’accent serait désormais mis sur la diplomatie régionale. La décision de ne pas appeler Khan est un signe du mécontentement de Washington face à l’attitude de Khan en Afghanistan.

« Khan a décrit la prise de pouvoir par les talibans comme ‘la rupture des chaînes de l’esclavage’. Les États-Unis souhaitent que le Pakistan maintienne la solidarité internationale en refusant de reconnaître les talibans tout en faisant pression en faveur des droits des femmes et d’autres principes démocratiques. Depuis le 11 septembre, les États-Unis considèrent que le Pakistan fait partie du problème afghan ».

Un « moment Bhutto » ?

Pour l’instant, les espoirs du parti de la guerre de voir Imran Khan démissionner sous la pression semblent avoir été douchés. Lors d’une séance de questions-réponses diffusée samedi en direct à la télévision, à la radio et sur les médias numériques, le Premier ministre a pointé du doigt ceux qui se nourrissent des illusions sur la protection américaine, qualifiant les partisans du vote de défiance de « Mir Sadiqs » et « Mir Jafars » modernes, en référence à deux des plus célèbres traîtres de l’histoire de l’Inde, qui avaient aidé l’Empire britannique à conquérir le sous-continent indien.

S’adressant aux nationalistes au sein de l’armée, Khan a affirmé fermement que personne ne devrait s’attaquer à l’armée pakistanaise, qu’il a qualifiée d’essentielle à la défense du pays, en particulier à la lumière des attaques contre les nations musulmanes comme celles subies par l’Irak, la Libye et l’Afghanistan.

Le Pakistan se trouve actuellement à un point décisif, a-t-il dit. Il s’agit d’une guerre pour l’avenir du pays. (…) La politique pakistanaise a atteint un point où la nation doit décider de l’orientation qu’elle veut donner au pays aujourd’hui. (…) Il y a une conspiration contre le gouvernement en ce moment et il a été prouvé que les politiciens sont achetés comme des chèvres pour renverser le gouvernement.

Le Premier ministre a également fait référence à Zulfikar Ali Bhutto, le seul Premier ministre sous lequel le Pakistan a eu une politique étrangère indépendante. « Et là encore, des Mir Jaffer comme Fazlur Rehman [chef d’un parti d’opposition formé contre Imran Khan] et [l’ancien Premier ministre] Nawaz Sharif l’ont fait tuer en conspirant avec des puissances étrangères ».

Couverture du magazine EIR (Executive Intelligence Review) de septembre 1979

Rappelons qu’Ali Bhutto fut une figure majeure du mouvement des pays non-alignés. Avec Indira Ghandi, il militait pour un « Nouvel Ordre Economique Mondial » plus juste et réclamait des transferts de technologie, y compris des technologies de retraitement de combustible nucléaire, vers les les pays du Sud. Benazir Bhutto, sa fille, a affirmé à plusieurs reprises qu’en septembre 1976, le secrétaire d’État américain d’alors, Henry Kissinger, avait fait comprendre que l’administration américaine, qu’elle soit républicaine ou démocrate, ferait de Bhutto « un exemple horrible » pour le reste du monde.

Le magazine américain Executive Intelligence Review (EIR), fondé par Lyndon LaRouche, fut le seul à publier les mémoires que Bhutto avait pu écrire et faire sortir en secret de prison. Emprisonné à son tour sous des prétextes fallacieux, Lyndon LaRouche avait comme avocat l’ancien ministre de la Justice américain Ramsey Clark, l’auteur de la charte des Droits civiques américain, et qui fut lui-même l’un des avocats d’Ali Bhutto.

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Dans son discours de la semaine dernière, Khan a exhorté la jeunesse de la nation à se joindre à la lutte pour l’indépendance en descendant pacifiquement dans la rue. « Vous ne devez pas rester silencieux (...). Je veux que vous protestiez et dénonciez cette conspiration — pas pour moi mais pour votre avenir ».

Comme nous l’avons montré dans notre chronique du 1er avril sur l’Indonésie, plusieurs pays « émergents » expriment leur volonté de ne pas être pris en otage par une logique de blocs et surtout de ne plus se laisser dicter leur politique par Washington et Londres.

Il est plus que temps d’organiser une grande conférence mondiale visant à établir une nouvelle architecture de sécurité et de développement, proposition qui sera développée en détail par l’Institut Schiller au cours de la visioconférence du 9 avril (s’inscrire ICI). Il s’agit ni plus ni moins de poser, dans l’esprit de la Paix de Westphalie qui mit fin à la guerre de Trente Ans, les bases d’un nouveau paradigme de coopération et de développement entre États-nations souverains, écartant du pouvoir un système militaro-financier anglo-américain devenu une menace pour la paix mondiale.

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